Carlos Ghosn dans le texte

À quelques jours de l’annonce de la nouvelle stratégie de la marque au losange, le patron de Renault-Nissan trace, dans un entretien au Wall Street Journal, les grandes lignes de sa réflexion en matière de gestion.

Publié le 1 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Aujourd’hui, Carlos Ghosn est à la tête de deux importants constructeurs automobiles, Nissan et Renault. Ils sont liés par des participations croisées, mais leurs sièges sociaux respectifs sont à plus de 15 000 kilomètres de distance. Une alliance sans précédent. Ghosn voyage dans un Gulfstream G550, un jet capable de relier Paris à Tokyo sans escale, et traverse les fuseaux horaires et les cultures avec aisance.
L’homme est d’humeur loquace. À l’occasion de l’inauguration du Salon de l’automobile de Detroit (14-22 janvier), il nous a accordé un entretien privé au cours d’un dîner dans la suite de son hôtel. Il commence par des moules frites, qu’il prend soin d’assaisonner, et continue avec un filet mignon, arrosé d’un bordeaux « pas trop lourd », précise-t-il.

Il parle franchement, formule ses réponses sans hésitation. L’anglais n’est pourtant que l’une des quatre langues qu’il maîtrise. Carlos Ghosn parle également le portugais, l’arabe et le français. C’est le reflet de son histoire : né au Brésil de parents libanais, il a la nationalité française. Paradoxalement, le sauveur de Nissan ne connaît pas le japonais. La conversation coule naturellement. Ni arrogant ni autoritaire, Carlos Ghosn ne manque pas d’assurance pour autant. Il est notamment persuadé que les relations franco-américaines iront vers une amélioration, surtout lorsque les présidents Bush et Chirac ne seront plus aux commandes.
« Le lieu de votre siège social n’a aucune importance », affirme-t-il. Avant d’ajouter que l’essentiel tient dans la localisation des emplois et la destination des profits. Aucun constructeur automobile ne peut réussir sur un grand marché s’il ne dessine, conçoit, achète une partie des matériaux et assemble une portion significative de son volume de ventes sur ce marché-là, poursuit-il : 82 % des Nissan vendus aux États-Unis sont développés et construits en Amérique du Nord, y compris au Canada et au Mexique, membres de la zone de libre-échange nord-américaine. Si le siège social de Nissan est à Tokyo, son actionnariat est vraiment global, précise-t-il. Hormis les 44 % d’actions Nissan détenues par Renault, environ un tiers des participations restantes appartient à des propriétaires non japonais, fonds de pension et fonds mutuels pour la plupart.
« Détente », un mot qui ne fait apparemment pas partie de son vocabulaire. Mais l’homme s’en défend et dit « apprécier la vie de famille ». Lui et sa femme, Rita, mariés depuis 1985, ont quatre enfants : trois filles de 19, 16 et 13 ans, et un fils de 11 ans. Sa fille aînée est entrée dans une université en Californie, à l’automne dernier. Rita Ghosn est propriétaire de Mon Liban, un restaurant à Tokyo. Elle « partage beaucoup de mes passions et de mes centres d’intérêt », confie le grand patron, à savoir le tennis, les voyages et le bridge. La Chine, le Cambodge et l’Europe de l’Est font partie de leurs destinations favorites, bien que leurs escapades ne durent le plus souvent que trois ou quatre jours, quand l’emploi du temps professionnel de Monsieur le permet.
Il n’a pas plus de temps pour les tournois de bridge, mais se plaît à comparer le jeu et son travail. « Le bridge est un bon entraînement pour le management, explique-t-il, c’est vraiment un jeu global. Ce qui compte, c’est comment vous jouez contre quelqu’un qui utilise les mêmes combinaisons que vous. » Apparemment, il garde constamment son travail à l’esprit.

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L’annonce de la nouvelle stratégie de Renault, le 9 février, est la prochaine étape sur son calendrier surchargé. Maintenir Renault à sa vitesse de croisière devrait être plus facile que de sauver Nissan. L’entreprise française est bénéficiaire, faiblement endettée et pénètre des marchés émergents importants : Inde, Iran, Corée du Sud et Europe de l’Est. Mais Carlos Ghosn est prudent. Chez Nissan, « le besoin de rompre avec le passé et d’adopter des solutions radicales » allait de soi pour tous. Chez Renault, la tâche est plus subtile : il s’agit de pousser une entreprise globalement en bonne santé au maximum de ses capacités. « En France, j’ai le choix, dit-il. Au Japon, je ne l’avais pas. Il faut faire avec les pour et les contre, c’est donc plus difficile. »
Comme pour éviter la résistance au changement chez Renault, et pas seulement celle des syndicats français, Carlos Ghosn lance déjà des signaux d’urgence. « Il n’y a de place chez Renault ni pour la demi-mesure ni pour la complaisance, a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse, au début de janvier, à Detroit. Si vous mollissez, vous êtes fichu. »
Parallèlement, le PDG de Renault travaille encore pour Nissan : il dirige directement les opérations en Amérique du Nord. Le prochain virage est le renforcement du siège à Nashville, à proximité du principal complexe d’usines du groupe aux États-Unis. Ce qui implique de transférer plus de 1 300 emplois dans le Tennessee depuis la Californie du Sud, où sont basés les ventes, le marketing et le design.
Pour trancher l’intense débat en cours en interne sur le déménagement, Carlos Ghosn a pesé le pour et le contre. Le pour : l’efficacité, du fait de la réunion de toutes les fonctions sur le même lieu ; les bas coûts opérationnels dans le Tennessee ; et les incitations des gouvernements fédéral et local. Carlos Ghosn dit ne pas avoir le choix, même s’il reconnaît ne pas être indifférent au dilemme des employés de Nissan et de leur famille : déménager ou trouver un autre emploi.
Et si l’alliance Renault-Nissan accueillait un jour un troisième partenaire ? « Pourquoi pas ? Nous pourrions appliquer les mêmes principes avec plus de joueurs. » Les règles sont au nombre de trois : respect de l’autonomie de chaque entreprise, participations croisées pour créer des intérêts communs, absence de confusion entre les marques. Il ne s’avancera pas sur l’identité de l’éventuel troisième partenaire, ajoutant que les événements peuvent être inattendus. « Personne chez Renault n’imaginait un mariage avec Nissan », rappelle-t-il, même un an avant. En fait, Ford et Daimler-Benz (aujourd’hui DaimlerChrysler) ont tous deux envisagé l’achat ou l’alliance avec Nissan, mais les ont jugés trop risqués.
Au vu des réalisations et de la stature de Carlos Ghosn, y a-t-il quelque chose qui puisse le faire trébucher ? Hormis l’inattendu, de nombreux écueils subsistent. D’abord, Carlos Ghosn consacrant son énergie à Renault, Nissan pourrait faire un faux pas. Le numéro deux japonais de la construction automobile a connu beaucoup de hauts et de bas, et un autre cycle ne serait pas étonnant. Ensuite, Renault résistera probablement au changement, soutenu par l’opinion publique ou le gouvernement français. Les méthodes de gestion de Carlos Ghosn sont plutôt « contre-françaises ». Et si Renault et Nissan ouvrent effectivement leur alliance à un troisième partenaire, gérer les trois entreprises ferait beaucoup pour un seul homme, même s’il est devenu le super héros d’une BD au Japon et même si, aux dires de certains, il a refusé une proposition pour diriger Ford (Ghosn s’abstiendra de tout commentaire).
Dans l’immédiat, la hausse des prix de l’essence pourrait aussi le faire déraper. Nissan a pris du retard sur son ennemi juré, Toyota, du fait du scepticisme de Carlos Ghosn quant à la rentabilité des véhicules hybrides. « Nous en lancerons davantage, mais ce n’est qu’une solution parmi d’autres, soutient-il. Nissan et Renault feront plus de recherches technologiques. » Inhabituel, mais probablement plus rentable : des diesels, des flexible fuels (qui peuvent utiliser indifféremment des carburants verts) et des boîtes de vitesse automatiques. L’augmentation du coût de l’énergie « n’est pas un désastre », assure-?t-il, « mais il faut appliquer de nouvelles règles ».
Pour le « voiturier » numéro un de la planète, le tout est d’améliorer les retours sur investissement et de créer plus de valeur pour les actionnaires à partir d’un produit qui offre autonomie, liberté et mobilité. Des valeurs universelles. Car, pour Carlos Ghosn, les voitures sont de « très nobles produits ».

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