Bévue stratégique
Jacques Chirac menace d’utiliser l’arme nucléaire contre les pays qui soutiennent le terrorisme.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, beaucoup d’Européens sont convaincus que la campagne mondiale contre le terrorisme n’aurait jamais dû être présentée comme une guerre. C’est pourtant ce que le président Jacques Chirac a fait, le 19 janvier, en annonçant que les armes nucléaires françaises pourraient être utilisées contre les pays qui soutiennent le terrorisme – non pas pour les détruire, mais pour annihiler leur capacité à apporter ce soutien. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre qu’il pensait à l’Iran, bien que l’Élysée l’ait par la suite officiellement démenti.
Pourquoi le discours chiraquien sur la force de frappe est-il une grave erreur politique et stratégique ?
D’abord, parce qu’il affaiblit la diplomatie commune de l’Occident à l’égard de la République islamique. Menacer de frappes nucléaires des cibles iraniennes ne fera que renforcer la détermination de ce pays à poursuivre son programme nucléaire. Ses dirigeants ne manqueront pas d’en tirer la conclusion qu’il leur faut se procurer au plus tôt des armes nucléaires pour se protéger de représailles du genre de celles dont Chirac les a publiquement menacés. En outre, n’est-il pas très hypocrite de la part du gouvernement français de donner des leçons de morale, de concert avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne, tout en se vantant des terribles capacités de destruction de ses propres armes nucléaires ?
En second lieu, parce que les armes nucléaires ne sont d’aucune utilité pour combattre le terrorisme. Elles ont contribué à préserver l’équilibre mondial pendant la guerre froide, mais, à l’époque, les deux blocs étaient à peu près de force égale. En outre, ni les Américains ni les Soviétiques n’ont jamais donné de définition précise des circonstances dans lesquelles ils seraient prêts à en faire usage. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Il est, en fait, très difficile d’imaginer une menace militaire concrète à laquelle la France ou un autre pays puisse répliquer par une contre-attaque nucléaire. Si un « État voyou » aidait des terroristes à organiser un attentat, une riposte nucléaire serait jugée disproportionnée. Sauf si ledit attentat était perpétré avec des armes de destruction massive et faisait des milliers de victimes.
En troisième lieu, parce que l’annonce unilatérale de Chirac équivaut à un désaveu de la politique étrangère européenne commune. De fait, le président français n’a consulté aucun de ses collègues, pas même Angela Merkel, la chancelière allemande. La plupart des pays européens continuent de considérer la politique étrangère comme une affaire essentiellement nationale et, ce faisant, nuisent à celle de l’UE. Ce fut le cas du Britanique Tony Blair pendant la préparation de la guerre d’Irak décidée par les Américains. C’est le cas de Chirac aujourd’hui.
Cela n’empêche pas ce dernier de donner un habillage européen à sa stratégie. Mais sa promesse d’européaniser l’arsenal nucléaire de la France n’a aucun sens. Cet arsenal ne peut pas être européanisé, parce que l’UE ne dispose pas des structures qui permettraient de l’utiliser. Chirac n’est pas seulement le président de son pays, il est aussi le chef des armées, ce qui n’est pas le cas de nombreux autres dirigeants européens, à commencer par Merkel. Dans ces conditions, par qui l’ordre de déclencher le feu nucléaire pourrait-il être lancé ? Par le Parlement européen ?
La vérité est que les armes nucléaires n’ont pas leur place dans la politique étrangère commune : l’UE ne saurait qu’en faire. Ce dont elle a besoin, c’est de dirigeants politiques qui aient la volonté et la capacité de travailler ensemble et de faire avancer le processus d’intégration.
Enfin, la prise de position nucléaire de Chirac est une erreur parce qu’elle risque d’affaiblir un peu plus l’alliance franco-allemande. Elle a d’ailleurs été particulièrement mal accueillie de l’autre côté du Rhin, notamment, mais pas seulement, par les antinucléaires et les pacifistes.
On a donc quelque peine à discerner les objectifs stratégiques de ce discours. Tout juste peut-on supposer que Chirac a voulu faire savoir à ses « chers compatriotes » qu’il est bien décidé, dans les dix-huit mois qui lui restent à l’Élysée, à tenir son rang sur la scène internationale. Hélas ! il a surtout apporté la confirmation de son caractère imprévisible et changeant, qui rend si difficile d’établir avec lui une alliance durable et, plus encore, de concevoir des stratégies communes.
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