Questions sans réponse

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 3 minutes.

Traiter de la crise ivoirienne sous les auspices de l’urgence et dans le cadre obligé d’un satisfecit global accordé à la politique africaine de la France est une chose ; aborder les sujets de fond, une autre. Ni l’ordre du jour, ni la volonté des participants au sommet de Ouagadougou ne s’y prêtaient, d’autant que le sentiment de répulsion qu’inspire, à tort ou à raison, Laurent Gbagbo chez la plupart de ses pairs a fini par occulter toute réflexion sereine. Le fait que le président ivoirien – absent d’une réunion aux allures de tribunal dans lequel il aurait figuré sur le banc des accusés – n’ait même plus d’avocat commis d’office pour le défendre ne doit pourtant pas faire oublier que le séisme qui vient de secouer Abidjan induit quelques questions essentielles auxquelles la France ne pourra pas éternellement échapper.

Quelle est la légitimité, plus de quarante ans après les indépendances, des bases ou de la présence militaire de l’armée française en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Tchad, au Gabon, à Djibouti, en Centrafrique, à Mayotte ? Cette interrogation, soulevée la semaine dernière dans J.A.I. par Béchir Ben Yahmed, a été reformulée comme on pose les pieds dans le plat par le colonel Kadhafi à la veille du sommet de Ouaga. La négliger ou la mettre sur le compte d’une émotion militante passagère serait un tort. Les nouvelles élites africaines et la quasi-totalité des non-francophones du continent – à commencer par le président sud-africain Thabo Mbeki – jugent ce quadrillage kaki du « pré carré » archaïque, obsolète et moralement inacceptable.

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Combien d’Ivoiriens sont-ils tombés à Abidjan mais aussi le long de la route qui relie Bouaké à la métropole ivoirienne sous le feu du contingent Licorne ? Poser cette question ne signifie en rien exonérer le régime Gbagbo de ses responsabilités – accablantes – dans la crise. Mais comment croire une seconde à une répression qui n’a pas fait de victimes ? Comment avaliser plus d’une minute la thèse selon laquelle les hélicoptères et les soldats français, chargés d’interdire aux manifestants de « reconquérir » l’aéroport ou de prendre d’assaut l’hôtel Ivoire, n’auraient tiré que des coups de semonce ou des rafales dans la lagune ? Si Licorne a tué et blessé des Ivoiriens ce qui est plus que vraisemblable -, il faut le dire, diligenter une enquête publique et en assumer toutes les conséquences au lieu de se réfugier dans une omerta digne de l’époque coloniale… ou des Américains en Irak. Certes, Abidjan n’est pas Fallouja. Mais les brûlures de Thiaroye sont encore vives.

Faut-il compatir sans réfléchir au sort des milliers de Français rapatriés de Côte d’Ivoire après avoir tout perdu ? Les violences et les saccages dont cette communauté a fait l’objet sont certes inadmissibles. Ces exactions ont dévoilé, s’il en était encore besoin, le côté voyou d’un État qui gouverne par la rue, manipule la xénophobie et se soucie comme d’une guigne d’anéantir ce qui reste du tissu économique national. Mais au-delà des images et des reportages diffusés ad nauseam sur le malheur de ces nouveaux pieds-noirs se pose le problème du gouffre qui, sur le continent, sépare chaque année un peu plus les expatriés en leurs îlots d’opulence de l’océan de misère qui les entoure. Longtemps, ce gouffre les a protégés, comme symboliquement. Puis sont venus les chiens, les sociétés de gardiennage et des murs de plus en plus haut. Protections dérisoires qui ont pour la première fois volé en éclats à Kinshasa il y a dix ans, lors des grands pillages et de l’exode des Belges. Aucune métropole où s’entrechoquent ainsi Blancs – même « petits », même RMistes – et damnés de la terre n’est à l’abri d’une telle irruption. Ceux qui, à Abidjan, pillaient les villas de Riviera et urinaient en riant dans les piscines sont ceux-là même que l’on retrouve encastrés dans le train d’atterrissage d’un Boeing d’Air France, morts congelés à l’arrivée sur la Terre promise. Du rêve inaccessible à la haine, il n’y a qu’un pas.

Jusqu’à quand, enfin, fera-t-on l’économie d’une vraie remise en cause de la relation franco-africaine ? Jusqu’à quand les chefs d’État feront-ils semblant de croire que l’ex-puissance coloniale peut, en Côte d’Ivoire ou ailleurs, être juge sans être partie, et qu’elle n’est pas, d’abord et avant tout, au service de ses propres intérêts ? Ouagadougou, hélas ! n’était pas le lieu où en débattre. Ni aucune autre capitale, ni aucun autre sommet d’ailleurs. Faute de prévenir, la France va donc continuer à subir.

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