Que prépare Gbagbo?

Pour reprendre la main après la série de revers qu’il a connus en novembre, le chef de l’État multiplie les initiatives, tant médiatiques que diplomatiques.

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 7 minutes.

Destruction de l’aviation aérienne ivoirienne en quelques heures dans l’après-midi du 6 novembre ; occupation de l’aéroport et des points stratégiques d’Abidjan par les militaires français de l’opération Licorne ; condamnation sans nuance par l’Union africaine de la décision de Laurent Gbagbo de reprendre les hostilités contre les Forces nouvelles (FN, l’ex-rébellion qui occupe le nord du pays) ; vote à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies d’un embargo sur la vente d’armes à la Côte d’Ivoire… Le pouvoir d’Abidjan n’a jamais été en aussi fâcheuse posture depuis qu’une tentative manquée de coup d’État dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002 a dégénéré en rébellion armée.
De son propre aveu, Laurent Gbagbo est « allé de choc en choc depuis qu’une caserne de l’armée française à Bouaké a été bombardée par méprise par un avion de notre force nationale ». Aujourd’hui sous la menace, comme une centaine de personnalités de son régime, d’une interdiction de voyager et d’un gel de ses avoirs, Gbagbo a les yeux rivés sur l’échéance du 15 décembre fixée par la résolution 1572 du 15 novembre 2004.
Accablé, visiblement fatigué, le numéro un ivoirien résiste, appuyé par ses partisans montant la garde jour et nuit aux portes de sa résidence de Cocody.
Dans les moments les plus chauds de l’escalade, quand des dizaines de chars de l’armée française, stationnés dans le parking de l’hôtel Ivoire, faisaient face à des colonnes de « Jeunes patriotes » à moins d’un kilomètre de sa résidence, Gbagbo réfléchissait, consultait ses proches, activait ses « réseaux » à l’étranger… Pour agir, il a mis en place des cellules de crise à la présidence, chargées chacune d’un domaine précis : défense, diplomatie, gestion interne…
Si le chef de l’État a quelque réticence à dévoiler la composition de ces cellules, la première dame s’est ostensiblement investie dans la « gestion interne ». Simone Gbagbo a sillonné les hôpitaux de la capitale pour apporter réconfort, médicaments et vivres aux victimes des événements des 6, 7 et 8 novembre, et s’est évertuée à cristalliser le sentiment de la solidarité nationale dans l’épreuve en développant le thème de « la Côte d’Ivoire debout face à l’adversité ».
Pour se remettre de l’offensive de l’armée française et de la cascade de condamnations et de sanctions internationales, Gbagbo a passé plusieurs nuits blanches dans son bureau de Cocody, à côté de sa directrice de cabinet adjointe Sarata Touré-Ottro, ne s’accordant des moments de repos que pour se détendre avec des westerns de l’acteur américain Clint Eastwood « digérables sans effort intellectuel », ou avec des chansons de Ray Charles tirées d’un coffret que lui a offert un ami.
De ces moments où il lui est arrivé d’être seul, sous les ors et lambris de l’ancienne demeure d’Houphouët, Laurent Gbagbo a tiré une première leçon : il fallait sans tarder rassurer, donner des gages à une communauté internationale braquée contre lui. Après avoir prononcé un apaisant discours à la nation, il a ainsi fait tomber des têtes (dont celle du chef d’état-major Mathias Doué) parmi les cadres des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), le 13 novembre, avant d’appeler quelques jours plus tard les chefs d’entreprise français rapatriés par la force Licorne à « revenir vivre et travailler avec leurs frères ivoiriens ».
Parallèlement a été mise en route une diplomatie secrète. Par le canal de l’ambassadeur Gildas Le Lidec, le pouvoir d’Abidjan a « repris langue » avec le ministre français des Affaires étrangères, Michel Barnier, et son homologue de la Défense, Michèle Alliot-Marie. Assoa Adou, ministre des Eaux et Forêts et cacique du parti présidentiel envoyé à Paris le 15 novembre « pour y rencontrer certaines autorités », a été discrètement rejoint dans la capitale française au cours du week-end des 20 et 21 novembre par une équipe de renfort composée de collaborateurs de Gbagbo et de membres du Cercle d’amitié franco-ivoirien.
L’offensive diplomatique d’Abidjan vis-à-vis de Paris consiste à souffler le chaud et le froid. Dans un subtil dosage, le pouvoir ivoirien manifeste des signes d’apaisement aux autorités de l’Hexagone, tout en leur faisant sentir la menace de représailles. Pendant que, dans les coulisses, les tractations tentent laborieusement de « lever les malentendus », le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly, proche parmi les proches de Gbagbo, « réclame le départ des criminels de l’opération Licorne qui ont tiré sur des Ivoiriens et leur remplacement par une force d’action rapide d’un autre pays qui n’obéirait qu’aux seuls ordres des Nations unies ».
Dans le même registre, une « mission de lobbying », composée de l’avocate des victimes de la guerre Me Hamza Atéa, du vice-président de l’Assemblée nationale et député de Bandoukou Sékré Kouakou Richard, et d’un conseiller de Gbagbo, Alain Toussaint, sillonne les capitales européennes depuis la mi-novembre, et était attendue à Paris le 23. Reçue au Parlement européen dans l’après-midi du 22 novembre, la délégation a exhibé à quelques eurodéputés des photos et enregistrements sur « les exactions de l’armée française en Côte d’Ivoire ». Peut-être une façon de préparer les esprits à une future plainte de la commission juridique mise en place à la présidence ivoirienne « pour étudier la suite à donner aux événements des 6, 7 et 8 novembre », dont le bilan est évalué à Abidjan à 64 morts et plus de 1 000 blessés.
En direction de Washington, « la mécanique est en branle, confie une source proche de la présidence. Sarata Touré-Ottro, qui entretient des liaisons téléphoniques suivies avec la nouvelle secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice, et le pasteur Moïse Koré, introduit dans les milieux ecclésiastiques proches de l’administration Bush, ont été chargés d’activer les réseaux ».
Sur un autre front, le pouvoir de Laurent Gbagbo, conscient des coups infligés à son image par la rupture du cessez-le-feu et la mort de soldats français bombardés par les Fanci, a entrepris de « lutter contre la diabolisation ». Pour ce faire, il a fait appel à un professionnel de l’information devenu député indépendant, Ben Soumahoro, pour renforcer l’équipe de communication du palais.
Après avoir accordé des interviews tous azimuts aux médias français et internationaux, le chef de l’État ivoirien entend continuer à parler afin d’empêcher ses adversaires de façonner l’opinion à son détriment.
Pour prévenir tout tâtonnement, le pouvoir d’Abidjan a adopté une stratégie de communication bâtie sur quelques assertions : « La communauté internationale doit, pour assurer le respect de l’embargo par les rebelles, couper leur circuit d’approvisionnement en armes à partir du Burkina Faso » ; « L’embargo sur les armes signifie que la communauté internationale va protéger la zone loyaliste et veiller au désarmement des rebelles »…
Afin de desserrer l’étau autour du pays avant la date fatidique du 15 décembre, le pouvoir ivoirien s’est résolu à donner le maximum de gages dans l’application des accords de Marcoussis et Accra III. C’est ainsi que, sous la direction de sa présidente Simone Gbagbo, le groupe parlementaire du Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir) à l’Assemblée nationale s’est doté d’une « feuille de route » pour l’adoption des lois prévues par les accords. Y compris la modification de l’article 35 de la Constitution (relatif aux conditions d’éligibilité à la présidence de la République), principal point de discorde dans la crise ? « Sur ce point précis, confie un député, nous pourrons à la limite voter avant le 15 décembre la loi organique qui va régir le référendum de modification de l’article 35. » Cette question cruciale va donc être « avancée », mais sans être réglée.
En attendant, les collaborateurs du chef de l’État multiplient les initiatives pour convaincre la communauté internationale de leur volonté de procéder aux réformes politiques. Ils ont ainsi remis à toutes les représentations diplomatiques à Abidjan ainsi qu’à tous les acteurs internationaux impliqués dans le règlement de la crise un document daté du 10 août 2004 intitulé « Réception et examen par l’Assemblée nationale des textes de loi prévus par les accords de Linas-Marcoussis ». Lequel liste les textes déjà adoptés (la loi d’amnistie, la loi sur la Commission nationale des droits de l’homme, la loi portant modification de l’article 26 sur le foncier rural, la loi modifiant le texte n° 2002-03 relatif à l’identification des personnes et au séjour des étrangers en Côte d’Ivoire…) et décrit l’état d’avancement de ceux qui sont en cours d’examen par les députés.
À un niveau plus élevé, Gbagbo s’emploie à renouer le dialogue avec ses pairs africains. En se faisant violence, tant le numéro un ivoirien est remonté contre certains d’entre eux. « D’aucuns disent qu’ils n’ont pu me joindre dans les premiers jours de la crise. Mon téléphone n’a jamais changé, et je n’ai pas quitté mon bureau, nous a-t-il confié, se retenant pour ne pas exploser. Certains de mes collègues se prononcent en profondeur sur les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire. J’en sais moi aussi beaucoup sur ce qui se passe chez eux, mais je me défends d’en parler. »
Si Gbagbo se refuse à toute confidence, des indiscrétions dans son entourage indiquent qu’il a « repris langue » avec ses homologues Gnassingbé Eyadéma (Togo), Dos Santos (Angola), Maaouiya Ould Taya (Mauritanie), Lansana Conté (Guinée), ainsi qu’avec le président de la Commission de l’Union africaine Alpha Oumar Konaré et le secrétaire général de la Francophonie Abdou Diouf.
Dans l’espoir que ces diverses initiatives le sortiront de cette mauvaise passe, Laurent Gbagbo prie. Chaque fois qu’il passe à table, le bien-nommé monseigneur Amour, qui bénit ses repas, lui « souhaite d’avoir la force du roi Salomon pour reconquérir [son] pays et triompher de [ses] ennemis ».

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