« Oncle Abdullah » ou la force tranquille

On le croyait sans envergure. Erreur : le Premier ministre impose peu à peu son style. Bilan d’une année de pouvoir.

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Il l’a promis, en novembre, pour le premier anniversaire de son mandat : les réformes vont passer à la vitesse supérieure. Depuis quelques mois, en effet, le vent du changement qu’Abdullah Ahmad Badawi, le nouveau Premier ministre malaisien, avait fait souffler sur la péninsule semblait quelque peu retombé. Son combat contre la corruption et la réforme annoncée du système paraissaient même au point mort après des débuts prometteurs.
Dès son arrivée aux affaires, pourtant, celui que les Malaisiens surnomment « Pak Lah » (« Oncle Abdullah ») en raison de sa (trop grande ?) gentillesse, était parvenu, contre toute attente, à s’imposer comme le leader incontesté de la Fédération. Rapidement, il avait fait taire les mauvaises langues qui suggéraient, en coulisses, qu’il était loin d’avoir le charisme d’un homme d’État. Encore moins l’envergure de son flamboyant prédécesseur, Mahathir Mohamad, dit « Dr M », maître sans partage de la Malaisie pendant plus de deux décennies et artisan de la formidable ascension économique de ce petit État d’Asie du Sud-Est.
Lorsque, le 31 octobre 2003, le Dr M remet le destin de la Fédération entre les mains de son dauphin désigné, nombreux sont ceux qui pensent que le vieux dirigeant continuera à tirer les ficelles. À l’image de Lee Kwan Yew, ancien Premier ministre de la ville-État voisine de Singapour. Mais c’était compter sans la détermination d’Abdullah.
Issu d’une famille de dignitaires musulmans et titulaire d’un diplôme en études islamiques, Pak Lah, 64 ans, a consacré sa vie au service de l’État. Bien connu de ses compatriotes pour avoir dirigé plusieurs ministères, cet homme pieux et discret devient numéro deux du pays en 1998 après la disgrâce d’Anwar Ibrahim, soupçonné d’avoir voulu précipiter le départ de Mahathir et emprisonné, à l’issue d’un procès plus que douteux, pour « sodomie et corruption ». Attendant son heure, Abdullah reste patiemment dans l’ombre de son mentor. Pour s’en détacher dès son arrivée au pouvoir.
L’annulation, en décembre 2003, d’un chantier ferroviaire de 3,8 milliards de dollars accordé par le Dr M à l’un de ses fidèles hommes d’affaires donne le ton. Et sonne le glas des projets pharaoniques caractéristiques de l’ère Mahathir. Une « décision douloureuse », selon Abdullah, mais « malheureusement nécessaire ». Car l’importance des travaux mis en oeuvre par Mahathir – qui a doté la Malaisie d’un aéroport flambant neuf et d’une nouvelle capitale fédérale, Putrajaya – a creusé les déficits publics et provoqué le mécontentement d’une frange grandissante de la population, agacée par des dépenses jugées excessives. Abdullah, qui vient d’être désigné par la revue Marchés Émergents meilleur Ministre des Finances – un poste qu’il occupe parallèlement à ses fonctions suprêmes – du continent asiatique, a manifestement décidé de rééquilibrer les comptes pour éviter que l’économie florissante de ce tigre économique ne subisse un atterrissage douloureux.
Priorité absolue : la lutte contre la corruption, un mal devenu endémique sous le règne de Mahathir. Début 2004, « Mr Clean » lance une opération mains propres dans le secteur public. Des forces de police aux services d’immigration, tous les services font l’objet de contrôles inopinés. Parallèlement, plusieurs commissions d’enquête sont créées. Les relations opaques entre l’État et certaines entreprises privées sont passées au crible. À la surprise générale, un ministre et un homme d’affaires réputé se retrouvent bien malgré eux sous les feux de l’actualité. Accusés d’abus de biens sociaux, ils sont démis de leurs fonctions et doivent répondre de leurs actes devant la justice.
Fort de ses premiers succès, Abdullah décide, en mars, de dissoudre le Parlement et de convoquer des élections générales. À l’issue d’une campagne éclair, il conduit le Barisan Nasional (BN), la coalition au pouvoir depuis l’indépendance, à une éclatante victoire. Avec 64 % des voix et 90 % des sièges, ce dernier obtient le meilleur score de son histoire. Sous la direction de Pak Lah, l’United Malay National Organisation (Umno), formation majoritaire au sein du BN, met en déroute les fondamentalistes du Parti Islam Se Malaysia (PAS), qui, lors des législatives de 1999, avaient réussi une percée spectaculaire. Impossible, dès lors, de contester la légitimité d’Abdullah Badawi, qui sera réélu à la tête de son parti en septembre 2004 sans que nul ne songe à lui faire concurrence. Seule ombre à cet idyllique tableau : les accusations pour fraude proférées par l’opposition et immédiatement démenties par l’entourage de Mr Clean.
Quoi qu’il en soit, Pak Lah semble avoir gagné le coeur de ses concitoyens. Il est même parvenu à rallier certains leaders de l’opposition à son combat contre la corruption. Et pourtant… En dépit des promesses, le grand nettoyage annoncé n’a toujours pas eu lieu. Certains ministres de l’époque Mahathir sont toujours en poste malgré les soupçons qui pèsent sur eux. « Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il a déclaré vouloir un gouvernement propre. Il a fait de l’éradication de la corruption sa priorité. Mais où sont les gros poissons ? » s’interroge le politologue Shamsul Amri Baharuddin. Lim Kit Siang, leader de l’opposition parlementaire, souhaiterait pour sa part que le « discours d’Abdullah se traduise en actions concrètes ». L’intéressé reconnaît volontiers « qu’il reste beaucoup à faire », mais demande davantage de temps pour venir à bout de ces pratiques qui se sont enracinées jusque dans son propre parti.
Autre promesse d’Abdullah : l’instauration d’un système moins autocratique que celui de son tout-puissant prédécesseur. Chacun s’accorde à reconnaître que Pak Lah fait preuve de plus de souplesse que Mahathir. Notamment en faisant sortir Anwar Ibrahim de prison, en septembre. Lequel n’a pas manqué d’exprimer sa gratitude au nouveau Premier ministre en le remerciant de « ne pas avoir interféré dans le cours de la justice ». Inimaginable il y a un an, cette remise en liberté tourne une page tristement célèbre de l’histoire de la péninsule. Considéré comme un prisonnier politique, celui que certains n’hésitaient pas à qualifier de « Nelson Mandela asiatique » était devenu le symbole des atteintes aux droits de l’homme portées par le régime. Le retour d’Anwar Ibrahim pourrait, à terme, embarrasser Abdullah Badawi. Mais, bien qu’il soit très populaire auprès des Malais – la principale communauté de cette société multiethnique composée par ailleurs d’importantes minorités chinoise et indienne -, l’homme ne constitue pas une menace immédiate pour son libérateur : il reste frappé d’inéligibilité pour les cinq années à venir.
En matière de politique étrangère, Pak Lah rompt également avec les années Mahathir. Fini les déclarations fustigeant pêle-mêle les Occidentaux, les juifs ou les musulmans. Le nouveau dirigeant, qui n’est pas un adepte de la rhétorique, adopte un ton plus conciliant, tranchant avec les légendaires coups de gueule du Dr M. Les nostalgiques pourront se consoler en écoutant les commentaires, toujours aussi acérés, de l’ancien numéro un, qui s’en est pris début novembre à la stupidité des Américains « capables de réélire un menteur ». Conséquence positive de cette accalmie : les relations avec nombre de capitales, de Canberra à Washington, ont pris une tournure plus sereine. Reste à savoir si, avec cette approche plus consensuelle, la Malaisie, qui préside actuellement l’Organisation de la conférence islamique et le Mouvement des non-alignés, pourra continuer à faire entendre sa voix, et celle de ses pairs du monde en développement, sur la scène internationale.

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