Fallouja, au coeur de la bataille

Après une farouche résistance, les moudjahidine ont abandonné la ville aux troupes américaines. Combat fondateur ou chant du cygne ?

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 10 minutes.

Ce que les Américains appellent le « Sunniland », le pays sunnite, étant ce qu’il est en état d’insurrection larvée depuis l’invasion en mars 2003 , les marines sont déjà passés à autre chose. Laissant derrière eux les ruines fumantes de Fallouja, c’est de Mossoul, au Nord, et de Jabella, dans la province de Babylone, qu’ils s’occupent en cette fin novembre. Traquer, nettoyer, éradiquer, traquer à nouveau: dans cette guerre de Sisyphe qui leur a déjà coûté plus de 1 100 morts, les quelque 140 000 militaires américains déployés en Irak ne jouent plus depuis longtemps aux war games face à une résistance de plus en plus opérationnelle.
La bataille dont Fallouja a été le théâtre, du 8 au 20 novembre, restera à cet égard exemplaire. Combat fondateur ou chant du cygne des moudjahidine ? Il est sans doute trop
tôt pour le dire. Une chose est sûre : cet affrontement, le plus long et le plus dur depuis la chute de Saddam Hussein, a été perçu dans tout le monde arabe comme un acte de résistance héroïque et, aux États-Unis, comme une victoire digne de celle d’Iwo Jima, pendant la Seconde Guerre mondiale. À chacun son triomphe en somme, fût-il, dans un cas comme dans l’autre, surévalué. Le voile de poussière dissipé, l’odeur mêlée de la poudre et des cadavres évanouie, reste l’histoire, banale et sanglante, de David écrasé par Goliath
C’est à la mi-octobre que l’enfer commence à s’abattre sur Fallouja. Déjà frondeuse sous Saddam Hussein, cette ville de 300 000 habitants, à 56 km à l’ouest de Bagdad, célèbre pour sa centaine de mosquées aux minarets verts, est, aux yeux des Américains et du Premier ministre Iyad Allaoui, une sorte de tumeur cancérigène d’où prolifèrent, à travers tout le triangle sunnite, d’inacceptables métastases.
Dans cette république islamique en miniature règne, hors de tout contrôle, un conglomérat hétéroclite et souvent conflictuel de combattants étrangers, d’ex-baasistes, de fidèles du raïs déchu, de déserteurs de la nouvelle armée irakienne et d’islamistes locaux, le tout sous la houlette d’imams, de seigneurs de la guerre et de chefs moudjahidine communiant dans une même haine de l’envahisseur.
En avril 2004, déjà, deux mille marines avaient tenté de pénétrer dans Fallouja, avant de rebrousser chemin face aux protestations du gouvernement intérimaire irakien et de la quasi-totalité des dignitaires religieuses du pays chiites compris. Trois jours de
combat avaient fait alors six cents victimes civiles.
Cette fois, la donne a changé. Les leaders chiites ont intégré le jeu politique et le
gouvernement Allaoui est aux ordres : rien ne s’oppose plus à l’offensive finale. L’opération Phantom Fury est en marche.
Pendant quinze jours, l’aviation américaine bombarde Fallouja. Elle lance des tracts aussi, incitant la population terrorisée à fuir par le Nord-Ouest, seule voie ouverte. Plus de la moitié des habitants, peut-être les deux tiers, quittent la ville. Parmi les fuyards se cachent la plupart des chefs de l’insurrection : l’émir Abdallah al-Janabi, le leader de la « Brigade des drapeaux noirs » Omar Hadid, ainsi que, vraisemblablement, le Jordanien Abou Mousab al-Zarqaoui, l’homme dont la tête vaut 25 millions de dollars. Restent dans Fallouja cinquante mille civils terrés chez eux sans eau ni électricité, ainsi que deux à trois mille combattants volontairement pris au piège, une arrière-garde acéphale divisée en une multitude de petits groupes dont le but est de mourir après avoir tenu jusqu’au bout.
Face à ces résistants armés de kalachnikovs et de lance-roquettes RPG, de petits mortiers tout au plus, l’armée américaine a déployé toute sa démesure : 12 000 marines, trois cents blindés de toute nature, une centaine d’hélicoptères et d’avions de reconnaissance
et de bombardement. À leurs côtés, 2 500 soldats gouvernementaux irakiens dirigés par deux généraux tout droit issus de l’armée de Saddam : Abdallah al-Shahwani et Jassem Mohan. Les Américains se méfient de ces supplétifs, qu’ils jugent à la fois incompétents
et infiltrés par la résistance, depuis qu’en avril 2004 la quasi-totalité de la « brigade Fallouja » a rejoint avec armes et bagages les rangs des moudjahidine. Mais pour « irakiser » la répression et, accessoirement, « nettoyer » les mosquées où se cachent les résistants, leur présence est indispensable.
Le 4 novembre, surlendemain de la réélection de George W. Bush sans doute n’est-ce pas tout à fait un hasard l’encerclement de Fallouja est achevé. La veille, les derniers
civils en fuite, surtout des femmes et des enfants, ont été conduits par des unités irakiennes vers des camps de réfugiés. Ces soldats se comportent parfois comme des soudards : des cas d’outrages sexuels, parfois de viols, sont signalés. Fallouja est coupée du monde. Des hélicoptères survolent en permanence l’Euphrate pour interdire toute traversée, et le bataillon britannique Black Watch appelé en renfort s’installe en deuxième ligne pour resserrer encore les mailles du filet. Le 6 novembre, Allaoui proclame l’état d’urgence pour deux mois. « La fenêtre de négociations avec les insurgés est fermée », explique-t-il, avant de se rendre aux portes de Fallouja pour galvaniser ses bataillons.
En un effort désespéré pour desserrer l’étau, la résistance tente alors de déclencher une offensive générale dans tout le triangle sunnite. À Samarra, Ramadi, Baaqouba, Tikrit, puis plus tard à Mossoul, aux marches du Kurdistan, attentats et assassinats se
multiplient. Trop tard. Ces feux du désespoir brûleront deux jours, sans rien changer au sort de Fallouja. Le dimanche 7 novembre, peu avant l’aube, une bombe américaine réduit
en cendres l’hôpital saoudien Nazzal en plein centre-ville : vingt morts, dont plusieurs médecins. Bavure ? Non. À l’instar des mosquées, les hôpitaux de la ville sont en effet considérés comme des objectifs militaires où se cachent les « terroristes ». Et comme des lieux de propagande où l’on peut à loisir gonfler le nombre des victimes. À preuve, l’attaque sur Fallouja commence, le soir du 7 novembre, par la prise de l’hôpital général situé à la périphérie ouest de la cité. Médecins et patients sont forcés de s’allonger sur le sol, face contre terre, par les éléments des Forces spéciales américaines. Bilan : cinq suspects arrêtés, dont un Syrien, quelques kalachnikovs et une
grenade saisis.
Lundi 8 novembre avant l’aube, deux détachements de marines s’emparent des deux ponts sur l’Euphrate, après avoir essuyé le feu nourri d’une cinquantaine de moudjahidine postés sur la rive gauche du fleuve. Au même moment, des colonnes de blindés percent les remblais défensifs érigés par les insurgés autour de Fallouja et pénètrent dans les quartiers de Jolan et d’Askari suivant un axe Nord-Sud. De toutes les mosquées de la ville encore debout résonnent des appels enflammés au djihad. C’est alors que les spécialistes américains de la guerre psychologique ont une idée de génie en réalité, une idée effarante, très symbolique de leur arrogance et du gouffre culturel qui sépare l’Amérique impériale du reste du monde. Montés sur des tout-terrains Humvee, d’énormes haut-parleurs vont, pendant plusieurs jours, diffuser en boucle la musique hard-rock du
groupe AC/DC, entrecoupée de messages publicitaires pour Coca-Cola et M&M’s, afin de couvrir la voie du muezzin
Mardi 9 novembre, les chars Abrams ont atteint le centre de Fallouja avec une relative facilité. Dans le ciel, les chasseurs-bombardiers F-18, les forteresses volantes AC-130 avec leurs canons de 105 mm et les drones armés tirent sur tout ce qui bouge. La disproportion des forces en présence est telle que tout paraît facile. Mais progresser à l’abri d’un blindé est une chose, venir à bout des multiples poches de résistance en est une autre.
Répartis à travers toute la ville en groupes autonomes de quinze à vingt combattants, les moudjahidine harcèlent sans relâche les marines. Certains portent des joggings et se couvrent le visage d’un keffieh, d’autres des vêtements et des bandanas noirs, d’autres encore des uniformes couleur chocolat de la Garde nationale irakienne, voire la vareuse
vert olive de l’ancienne armée baasiste. Parmi eux, environ trois cents étrangers, Saoudiens, Yéménites, Syriens, Marocains, Tchétchènes, Égyptiens, Jordaniens, Tunisiens,
Algériens issus de cette brigade internationale islamiste qu’a constituée Zarqaoui. Ils se déplacent sans cesse, prennent des risques insensés, se jettent sur les chars et combattent jusqu’à la mort. Une cinquantaine de snipers, tireurs d’élite professionnels ayant servi au sein de la Garde républicaine de Saddam Hussein, ont pris position dans des bâtiments en ruine. Ce sont eux qui tueront le plus d’Américains au total (51 marines seront abattus et 425 blessés, souvent gravement, pendant la bataille de Fallouja), eux aussi qui seront les plus difficiles à réduire. Un unique sniper parviendra ainsi à bloquer 150 marines pendant six heures : il faudra quatre bombes larguées depuis un F-18, trente-cinq obus de canon de 155 mm, dix tirs de char Abrams et trente mille balles de fusil-mitrailleur pour en venir à bout. Quant à la prise de la mosquée Al-Hadra al-Mohamedia, défendue par une trentaine de résistants, elle nécessitera seize heures de
combats acharnés.
Survivant comme ils le peuvent dans ce Stalingrad arabe, les habitants de Fallouja sont épouvantés et affamés. Il n’y a plus d’ambulances tous les véhicules, considérés par les Américains comme potentiellement piégés, ont été détruits , plus de médecins, plus d’hôpitaux, plus de nourriture, plus d’eau. Des centaines de civils, un millier si l’on en croit le Croissant-Rouge irakien, vont mourir pendant cette semaine infernale, écrasés sous les bombes ou tués par les marines qui les confondent y compris les enfants avec des résistants. Connaîtra-t-on un jour le nombre exact des victimes ? Sans doute pas : les Américains ont toujours fait savoir que ce chiffre-là ne les intéressait pas, et les organismes indépendants comme l’Iraq Body Court, qui a recensé 18 000 morts civils depuis
le début de la guerre, ont le plus grand mal à enquêter.
Le 10 novembre, les marines contrôlent 80 % de Fallouja, désormais jonchée de corps à demi dévorés par les chiens. Le 12, l’odeur des cadavres est insupportable et des cas de typhoïde sont signalés. Dans les ruelles du quartier de Jolan, au fond de boutiques
détruites, les Américains découvrent des prisons clandestines, des stocks d’armes et de munitions, des mines dans des paniers en osier, une caisse de grenades à main allemandes datant de la Seconde Guerre mondiale et même une Ford Explorer immatriculée au Texas, dont le coffre est rempli de sacs de nitrate de sodium. Aux côtés d’obus de 155 mm sont soigneusement rangées des boîtes de téléphones cellulaires : la recette de la bombe souterraine qui a fait sauter des dizaines de Humvee. Il suffit en effet de relier le portable à l’obus par un fil électrique, puis de le scotcher contre la paroi et d’enterrer le tout. L’explosion se déclenche à distance sur un simple appel
Samedi 13 novembre, six jours après le début de l’opération Phantom Fury, le commandement américain annonce que le nettoyage final de Fallouja est en cours. Si l’on en croit Kassem
Daoud, le conseiller à la sécurité d’Iyad Allaoui, 1 200 rebelles ont été abattus et 1 450 arrêtés. Seuls se battent encore quelques groupes isolés, qui résisteront dans le secteur de la zone industrielle, au sud de la ville, jusqu’au 18 novembre.
C’est ce même samedi qu’un cameraman de la chaîne NBC, Kevin Sites, filme à la dérobée l’exécution par un marine d’un moudjahidine blessé, allongé sur le sol d’une mosquée. Le
corps tressaute, le sang gicle sur les murs. L’image fera le tour du monde sans émouvoir outre mesure. Pour une scène de ce type filmée, combien d’autres dont nul ne saura jamais rien ? L’heure est désormais au tri et aux interrogatoires des survivants. Dans les locaux de la gare ferroviaire de Fallouja, qui leur sert de quartier général, les officiers de renseignements américains font défiler les hommes de la ville ou ce qu’il
en reste. Deux collaborateurs irakiens, la tête recouverte d’une cagoule, désignent du doigt les « terroristes » présumés. Les mains, les chevilles, les poignets, le cou et la chevelure de tous les suspects sont soigneusement examinés pour y détecter les traces de poudre, le frottement d’une lanière de kalachnikov ou l’impact d’une cartouchière. « Vous
comprenez, explique un marine, le seul moyen de distinguer un civil d’un terroriste c’est quand il vous tire dessus »
Qui a gagné à Fallouja ? L’armée américaine, bien sûr : il ne pouvait en être autrement. Triomphants, les gamins de l’Amérique profonde qui ont rasé la cité ont remplacé sur les pans de murs le slogan des résistants « Vive les moudjahidine » « par un « Vive les tueurs de moudjahidine » (« Muj killers ») vengeur. Mais si prendre une ville signifiait
gagner une guerre de ce type de contre-insurrection ou de contre-guérilla , alors les Français auraient remporté la guerre d’Algérie après la bataille d’Alger, les Américains celle du Vietnam après Hué et les Russes celle de Tchétchénie après Grozny.
En annonçant, le 24 novembre à Washington, que l’armée américaine allait augmenter encore ses effectifs en amont de l’élection générale du 30 janvier prochain, Donald Rumsfeld a
d’ailleurs retrouvé les accents de Robert McNamara il y a quarante ans, en plein marasme vietnamien : encore un petit effort pour le dernier quart d’heure… Un quart d’heure, comme on le sait, qui peut se prolonger indéfiniment, jusqu’à la délivrance ou jusqu’à la déroute finale.
Qui a perdu à Fallouja ? Les insurgés bien sûr : là aussi, il ne pouvait en être autrement. Zarqaoui et les chefs moudjahidine n’ont plus de refuge, plus de base arrière, plus d’émirat où faire régner leur ordre taliban. Mais ils sont en vie et en fuite, ainsi que la moitié environ des combattants de la ville des mosquées, sans doute les meilleurs,
prêts à frapper ailleurs, n’importe où, à Bagdad et dans le Triangle sunnite. Pour eux, la mort des martyrs de Fallouja n’est pas une fin, mais un acte politique d’immolation, l’aube d’une nouvelle insurrection.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires