Pourquoi le courant ne passe plus

Si la production d’énergie atomique dans le monde va progresser au cours des vingt prochaines années, notamment à l’Est, sa part dans l’offre énergétique globale devrait décliner.

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

L’Asie, nouvelle terre d’accueil du nucléaire ? Oui, à en croire les derniers chiffres publiés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Parmi les 27 réacteurs en cours de construction à travers le monde, 16 sont situés en Asie. D’ici à 2030, les pays asiatiques produiront 18 % de l’énergie nucléaire dans le monde, contre seulement 4 % aujourd’hui.
Dopés par une croissance effrénée, ces pays connaissent des besoins énergétiques gigantesques. La Chine, par exemple, absorbera à elle seule 25 % de l’ensemble des fonds investis dans les infrastructures de production d’électricité d’ici à 2030. Les réserves de charbon dont regorge le sous-sol chinois ne suffiront pas à répondre à la demande. Quant au pétrole, s’il reste incontournable, la flambée des cours inquiète les opérateurs, et les gisements s’épuiseront dans une cinquantaine d’années. D’où le recours à d’autres formes d’énergie. Gaz naturel, hydraulique (la mise en eau du barrage des Trois Gorges, le plus grand du monde, a déjà commencé) et nucléaire décollent. L’énergie atomique représente 2,2 % de la production d’électricité chinoise. Pékin prévoit de doubler ce chiffre d’ici à 2020, ce qui implique la construction de deux réacteurs de 1 000 mégawatts par an, soit la moitié du parc nucléaire français. Actuellement, deux réacteurs sont en cours de construction, et un appel d’offres international pour la construction de quatre autres a été lancé le 30 septembre.
L’Inde (14 réacteurs en fonctionnement, 8 en cours de construction), le Japon et la Corée du Sud (quatre réacteurs construits depuis 2000 dans ces deux pays, trois autres en construction et une vingtaine planifiées d’ici à 2020) développent également leurs capacités électronucléaires. Pour tous ces pays, signataires du protocole de Kyoto qui vise à limiter les émissions de gaz à effet de serre, déstabilisatrices pour le climat, l’énergie nucléaire présente l’avantage d’être une source « propre » : la chaîne complète de production, de l’extraction de l’uranium jusqu’au traitement des déchets, ne produit pas plus de carbone par kilowattheure que l’énergie solaire ou éolienne.
Cependant, ces succès asiatiques sont relativisés par la mauvaise santé de l’énergie atomique dans d’autres régions du monde. En Europe et en Amérique du Nord, où sont localisées la plupart des centrales (442 au total dans le monde), les perspectives sont sombres. Seuls trois pays d’Europe de l’Est, la Russie (8 réacteurs en construction), la Roumanie (5) et l’Ukraine (1), ainsi que la France et la Finlande (3 « réacteurs européen à eau sous pression » – EPR – programmés), confortent leur politique dans ce domaine. Ailleurs, le nucléaire est boudé, voire rejeté. L’Allemagne, la Belgique et la Suède ont décidé d’en sortir. L’Autriche, le Danemark et l’Italie pourraient en faire autant. Outre-Atlantique, la situation est au point mort depuis l’accident de Three Mile Island (Pennsylvanie) en 1979. La part du nucléaire dans la génération d’électricité stagne à 20 %. Seul signe positif (donné par l’administration Bush) : l’octroi à 26 centrales, sur les 104 que compte le pays, d’une prolongation de leur licence opérationnelle pour vingt ans. Dix-huit autres unités sont en liste d’attente et trois opérateurs ont déposé des demandes pour la mise en route de nouveaux sites de production.
Globalement, les perspectives sont donc mitigées : si la production d’électronucléaire dans le monde va progresser au cours des vingt prochaines années, sa part dans l’offre énergétique mondiale devrait décliner. D’ici à 2030, elle représentera, au maximum, 14 % de la production d’électricité mondiale, contre 16 % aujourd’hui (et ce depuis dix-sept ans), indique l’AIEA. Cause principale de ce recul : les risques que pose le nucléaire en termes de sécurité, au-delà même de la sûreté des centrales ou de la gestion des déchets. La question clé depuis les attentats du 11 septembre 2001 est de savoir si la progression du nucléaire civil dans le monde est compatible avec la lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
« Plus il y a de matériel nucléaire, plus les risques de prolifération sont grands, c’est un truisme », indique Alan McDonald, expert à l’Agence. Mais le risque de dérapage vers le militaire ne vient pas de l’existence de centrales électriques, car elles fonctionnent avec de l’uranium très peu enrichi, entre 3 % et 5 % (la fabrication d’une bombe nécessite un enrichissement à près de 90 %). « Aucun des pays qui possède l’arme nucléaire [États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France, Inde, Pakistan, Israël et, aux dires de Pyongyang, la Corée du Nord] n’a commencé en développant un programme exclusivement civil, souligne McDonald. Si un État veut démarrer un programme d’armement, il démarre un programme d’armement ! »
En revanche, les usines d’enrichissement, certains réacteurs de recherche (274 opérationnels dans 56 pays) et la technologie du retraitement du plutonium sont des dangers potentiels. Cette dernière, utilisée, entre autres, par la France et le Japon, permet d’extraire le plutonium fabriqué lors de la réaction nucléaire et de l’utiliser pour fabriquer un nouveau combustible, le MOX (Mixed Oxyde Fuel, mélange de plutonium et d’uranium naturel appauvri), qui alimente certaines centrales. Or 7 à 8 kg de plutonium suffisent à fabriquer une bombe. Le risque d’une attaque sur un convoi transportant du plutonium existe également. C’est pourquoi certains pays, dont les États-Unis, refusent d’utiliser du MOX.
En outre, le danger de prolifération vient de l’existence d’un réseau international de commerce illicite de matières nucléaires. Début novembre, l’AIEA indiquait avoir enregistré 630 incidents de trafic illicite de matières nucléaires depuis 1993, dont 60 en 2003. Les scandales des deux dernières années ont par ailleurs révélé les failles du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), seul cadre international légal en la matière. Entré en vigueur en 1970, il garantit que, dans la grande majorité des États qui ne disposent pas de l’arme atomique, l’énergie nucléaire n’est pas détournée à des fins militaires. Or la Corée du Nord s’en est retirée en 2003, admettant l’existence d’un programme d’enrichissement d’uranium et avouant posséder des têtes nucléaires. En octobre de la même année, un navire se dirigeant vers la Libye (signataire du TNP) et contenant du matériel militaire très sophistiqué en provenance du Pakistan (non-membre du TNP) était arraisonné. Quant à l’Iran (signataire du TNP), un rapport de l’AIEA, publié en novembre 2003, indiquait qu’il avait dissimulé aux inspecteurs de l’Agence l’existence d’un programme d’enrichissement d’uranium vieux de dix-huit ans ! Enfin, en février 2004, Abdul Qadeer Khan, père de la bombe atomique pakistanaise, reconnaissait officiellement avoir fourni du matériel nucléaire à l’Iran, à la Libye et à la Corée du Nord…
Depuis, Tripoli a abandonné son programme d’armement. Téhéran, lui, s’est engagé, le 15 novembre, à suspendre ses activités d’enrichissement en échange d’une offre de coopération européenne. Mais cet accord a été remis en question le 24 novembre, l’Iran souhaitant conserver une dizaine de centrifugeuses à des fins de recherche. Quoi qu’il en soit, comme l’a affirmé Mohamed al-Baradei au début de novembre, « la menace du terrorisme nucléaire est bien réelle ». Une coopération accrue entre États et la mise en oeuvre d’un système de « leasing » ou de « location de carburant » (il s’agit d’encourager les pays exportateurs à louer et non à vendre l’uranium, puis à récupérer le carburant utilisé), ainsi que le suggère l’AIEA, permettrait de limiter les risques. Sans jamais pour autant les supprimer.

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