Noirs et blancs en demi-teinte

L’écrivain sud-africain Achmat Dangor met à nu les cicatrices de l’apartheid. Sans complaisance.

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 3 minutes.

Le jour du lancement officiel de Bitter Fruit (« Fruit amer »), Nelson Mandela s’est adressé à Achmat Dangor en ces termes : « Les gens informés me disent que votre roman parle avec profondeur de la différence et du métissage. Vous connaissant et sachant la façon dont vous considérez la diversité du monde et de votre pays, je ne suis pas surpris. » Ancien président de la Fondation pour les enfants de Mandela, le romancier Achmat Dangor s’est fait connaître avec En attendant Leïla et, surtout, La Malédiction de Kafka. Dans Fruit amer, il explore l’Afrique du Sud du xxie siècle, dix ans après la fin de l’apartheid. Son regard est lucide et dépourvu de complaisance, sa prose sèche et adaptée à une réalité dont il ne cherche pas à fuir la complexité. L’intrigue principale peut se résumer en quelques lignes : dix-neuf ans auparavant, la très jeune Lydia a été violée en prison par le lieutenant blanc François Du Bois, tandis que Silas, son mari et militant antiapartheid, était sévèrement battu. De cette union violente est née Mikey, aujourd’hui beau et ténébreux jeune homme. Une rencontre inopinée entre Du Bois et Silas, dans un supermarché, va faire ressurgir un passé trop longtemps tu et entraîner l’inexorable décomposition d’un couple.
Achmat Dangor ne se contente pas d’une seule intrigue. Il multiplie à l’envi les histoires et entrecroise les destins. Fruit amer raconte aussi les difficultés de la Commission Vérité et Réconciliation au sein de laquelle travaille Silas, la dérive d’abord sexuelle, puis religieuse de Mikey, l’homosexualité hésitante de Julian et de Kate, la violence quotidienne, les penchants incestueux des uns et des autres. Aucun personnage n’est monolithique, et l’on ne saurait dire s’ils sont noirs ou blancs. L’ambiguïté est au coeur de ce roman touffu. Pour Achmat Dangor, « l’apartheid a laissé des traces, c’est pourquoi même certains intellectuels parmi les plus progressistes de l’African National Congress pensent toujours en ces termes : Africain, Indien, Métis, Blancs – toutes ces dimensions raciales que nous avons toujours combattues. Il y a des gens qui devront explorer ce que cela signifie d’être labellisé « métis » [« Coloured »]. Dans mon propre cas, je suis tellement bâtard que je ne peux que me considérer comme métis. » Et il ajoute : « L’identité telle qu’héritée de l’apartheid doit être analysée de manière à pouvoir s’en débarrasser. » Fruit amer atteint exactement cet objectif : la caricature n’y est pas de mise. Sans doute en grande partie parce que son auteur est lui-même le fruit d’une histoire extrêmement riche. Né en 1948, d’origine hollandaise et malaise, il a passé une grande partie de son enfance dans le District 6 du Cap, fréquentant l’école comme la madrassa. Interdit d’écriture de 1973 à 1979 en raison de ses activités antiapartheid au sein du groupe Black Thoughts, employé par la firme américaine Revlon Incorporated pendant treize ans, engagé dans plusieurs fondations, dont le Kagiso Trust (Fondation pour la paix), il a publié ses premiers écrits au début des années 1980. Et s’il vit aujourd’hui à New York, Fruit amer est là pour prouver que toute son attention est tournée vers la nouvelle Afrique du Sud, cette femme violée, il y a longtemps, qui danse aujourd’hui sur des débris de verre. « Elle a la peau dorée des bâtards, se dit-il, cette beauté indélébile qui nous est donnée à la naissance, à nous autres métis, et que nous trimbalons partout avec nous comme une seconde peau. »

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