L’opposition en quête de stratégie

Après la déception des élections présidentielle et législatives, les adversaires du président Ben Ali pourront difficilement faire l’économie d’un sérieux examen de conscience.

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Au cours des trois semaines qui ont précédé les élections présidentielle et législatives du 24 octobre, les leaders de l’opposition tunisienne se sont beaucoup exprimés dans les médias locaux et étrangers. Ceux qui ont appelé au boycottage comme ceux qui ont participé aux scrutins, et notamment les tenants de l’Initiative démocratique, qui rassemblait autour de Mohamed Ali Halouani les membres du parti Ettajdid et un groupe de personnalités indépendantes. Bien que parfaitement prévisible, pour ne pas dire programmée, la réélection du président Zine el-Abidine Ben Ali pour un quatrième mandat de cinq ans, et sur un score sans appel (94,48 % des suffrages), les a tous laissés sans voix. Du coup, le triomphe du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir, qui a raflé la totalité des 152 sièges à pourvoir à la majorité simple (80 %), ne laissant aux six partis d’opposition en lice que les 37 sièges attribués à la proportionnelle, au niveau national (20 %), paraît presque anecdotique.
Au lendemain de la proclamation des résultats, les critiques adressées quasi rituellement au régime n’ont certes pas manqué : mentalité de parti unique, verrouillage du champ politique, mainmise sur les médias, etc. Mais l’enthousiasme observé au cours de la campagne a laissé place à un sentiment d’abattement, voire de désenchantement. Un mois après, le traumatisme commence à s’estomper. Les complaintes de ceux qui estiment avoir été dépossédés d’une improbable victoire n’ont pas cessé, mais parallèlement, un autre discours, plus responsable et plus serein, est en train d’émerger. On ne se contente plus d’accuser le régime d’être la cause du retard démocratique dont souffre le pays. Les différentes composantes de l’opposition sont invitées à reconnaître leurs carences. À réviser leurs discours, leurs méthodes et leurs alliances.
« Le régime n’est pas pressé de voir les Tunisiens accéder à une démocratie pluraliste de type occidental et fera tout ce qui est en son pouvoir pour retarder l’échéance. Mais peut-on raisonnablement le lui reprocher ? Quel pouvoir accepterait de donner un coup de pouce à son opposition, au risque de précipiter sa propre chute ? Il faudrait être bien naïf pour l’espérer… » Tels sont, en substance, quelques-uns des propos échangés actuellement dans les forums de discussion sur Internet, devenus, pour les opposants tunisiens, un véritable espace de liberté. Autre échantillon : « La démocratie gagne du terrain un peu partout dans le monde, et la Tunisie, qui, dès 1981, fut l’un des premiers pays arabes à se convertir au pluripartisme, ne peut rester en marge de cette dynamique de progrès. D’autant que les puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, semblent, depuis les attentats du 11 septembre 2001, déterminées à promouvoir la liberté et la démocratie dans le monde arabo-musulman. »
Tout cela est vrai, mais mérite d’être nuancé. Car le régime de Ben Ali, en dépit des griefs que lui adressent périodiquement les organisations de défense des droits de l’homme, bénéficie de soutiens internationaux nullement négligeables. Ses quatre grandes réussites, à savoir l’éradication de l’islamisme, la stabilité politique, le progrès social et l’ouverture économique, lui valent le respect des États-Unis et de la France, ses deux alliés traditionnels, qui apprécient aussi son active participation à la guerre contre le terrorisme.
La Tunisie est d’autant plus à l’abri des pressions internationales, fussent-elles « amicales », qu’elle est un peu l’élève modèle de l’Occident. Dès octobre 1995, le président français Jacques Chirac a été le premier à saluer le « miracle tunisien ». Depuis, celui-ci est présenté par les principaux partenaires (Union européenne, Banque mondiale, etc.) comme un exemple à suivre par tous les pays de la région.
Mais si les puissances occidentales continuent de soutenir le régime, parfois sans réserve, c’est aussi, et surtout, parce que l’opposition tunisienne s’est jusqu’à présent montrée incapable de présenter une alternative crédible. Et même de peser si peu que ce soit sur l’échiquier politique. Les tirades enflammées contre Ben Ali et son gouvernement sont une chose, mais elles ne sauraient tenir lieu de programme et de stratégie politiques. Bref, l’opposition n’a, dans l’immédiat, pas grand-chose à attendre de l’Occident. Pour faire avancer sa cause, elle ne peut compter que sur elle-même.
Du débat qui agite actuellement certains cercles de la gauche libérale et laïque, plusieurs orientations semblent se dégager. Elles témoignent d’une prise de conscience de certaines carences et dysfonctionnements. Les partis d’opposition restent en effet très faibles, mal structurés et dépourvus d’assise populaire. C’est notamment le cas du plus ancien d’entre eux, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), qui n’est pas encore remis de la crise provoquée, en 1995, par l’arrestation et l’emprisonnement de Mohamed Moada, son ancien secrétaire général, mais aussi du plus jeune, le Forum démocratique pour les libertés et le travail (FDTL), de Mustapha Ben Jaâfar.
Ces partis sont souvent minés par d’inextricables luttes intestines, et leurs programmes, quand ils en ont un, sont passablement flous et/ou très mal connus du grand public. Certaines formations ont été incapables de réunir un nombre suffisant de candidats pour les législatives du 24 octobre. Pour compléter leurs listes, elles ont dû débaucher des membres d’autres partis. La plupart des candidats étaient d’ailleurs complètement inconnus, n’avaient pas de passé militant et ne possédaient pas forcément les qualités requises de futurs parlementaires. Pour ne rien arranger, les opposants tombent souvent dans les mêmes travers qu’ils reprochent véhémentement au régime en place : personnalisation excessive du débat politique, rejet de l’opinion adverse, exclusion des contestataires (nombre de partis sont devenus de véritables passoires, comme le Parti social libéral, PSL, de Me Mounir Béji) et, surtout, leadership unique. Accrochés à leur fauteuil en dépit d’une longue série d’échecs, de nombreux dirigeants seraient assurément bien inspirés de céder la place à des militants plus jeunes, et donc, en principe, plus dynamiques.
La vérité est que l’opposition ne parvient pas s’extraire du microcosme politico-médiatico-intellectuel. Elle reste loin du peuple, qui est pourtant censé être l’unique source de légitimité et le principal arbitre entre les forces politiques. Au fond, il est permis de se demander si l’oûzouf (« démission, dépolitisation ») manifesté par les électeurs tunisiens ne traduit pas un sentiment d’indifférence (ou de mépris) à l’égard des acteurs politiques, toutes tendances confondues.
Dernière tare de l’opposition, et non des moindres : sa désunion chronique. Dès lors que les leaders des diverses formations se réunissent rarement autour d’une même table, on voit mal comment ils pourraient arrêter des positions communes, établir des plans d’action et constituer un front uni face au pouvoir. Les luttes feutrées pour le leadership auxquelles s’adonnent les chefs des différents partis, auxquelles s’ajoutent les rivalités entre dirigeants au sein de chaque formation, sont d’autant plus futiles, pour ne pas dire risibles, qu’elles sont sans véritable enjeu : que l’on sache, le pouvoir n’est pas encore à prendre !
Alors que de nouvelles échéances se profilent à l’horizon (municipales en 2005 ; présidentielle et législatives en 2009), les partis d’opposition sont désormais le dos au mur. Ils vont impérativement devoir dépasser les intérêts particuliers (le « tout à l’ego », selon la formule de l’ancien député Khemaïes Chammari), resserrer leurs rangs, constituer un pôle démocratique et progressiste, réduire le fossé qui les sépare du peuple, renouer avec les forces vives du pays (jeunes, travailleurs, femmes), élaborer un programme simple, clair et, surtout, différent de celui du parti au pouvoir. Il leur faudra aussi apporter une réponse sans ambiguïté à cette question qui ne cesse de les diviser : doivent-ils tendre la main aux islamistes du parti Ennahdha (interdit) et défendre leur droit de participer au débat démocratique ? Ou, au contraire, les rejeter au nom de la laïcité, parce qu’ils constituent un danger pour la démocratie ?

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