La méthode Boutef

Avant d’engager les grands chantiers de son deuxième quinquennat, le chef de l’État prend son temps et peaufine la composition de son équipe.

Publié le 29 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Alger. Le Conseil des ministres ne s’est pas réuni depuis plus de deux mois, et il n’en a pas fallu davantage pour susciter la rumeur de l’imminence d’un vaste remaniement gouvernemental. Il n’en est probablement rien, mais la question demeure : pourquoi le président Abdelaziz Bouteflika tarde-t-il tant à convoquer l’équipe dirigée par Ahmed Ouyahia, alors que les dossiers s’accumulent sur le bureau d’Ahmed Noui, le secrétaire général du gouvernement ? Parmi les projets de loi en attente d’être adoptés par le Conseil avant d’être soumis au Parlement : les amendements très controversés du code de la famille, la première mouture – laborieusement mise au point – du code de l’information ou encore la réforme de l’administration et des structures de l’État, qui est un peu le serpent de mer de la politique algérienne. Bouteflika éprouverait-il quelque appréhension avant de s’attaquer à des chantiers aussi sensibles ?
« Pas du tout, proteste l’un de ses proches collaborateurs. Le président a sa manière bien à lui de procéder. Ses engagements électoraux sont hiérarchisés en fonction de son propre agenda, et l’équipe qu’il a mise en place est tenue de s’y conformer. Pour plus d’efficacité, il a choisi de procéder à une sorte d’audit de l’action gouvernementale. Les ministres sont convoqués individuellement au palais d’El-Mouradia, siège de la présidence, et longuement interrogés, en présence d’Ahmed Ouyahia et de Larbi Belkheir, le directeur du cabinet présidentiel. »
Ce n’est pas la première fois. En décembre 2002, le chef de l’État avait déjà « soumis à la question » les membres du gouvernement d’Ali Benflis, mais ce dernier n’assistait pas aux entretiens. Quelques mois plus tard, il avait d’ailleurs été limogé… C’est la raison pour laquelle, en dépit des démentis de Tewfik Kheladi, le directeur de la communication de la présidence, la presse indépendante croit distinguer « les prémices du départ d’Ouyahia ».
Comment se passent ces entretiens ? « Bien, témoigne un ministre islamiste, sauf si le président se met à rouler les r, signe manifeste de contrariété ou de scepticisme. Il maîtrise parfaitement les dossiers et prend souvent ses interlocuteurs en défaut. Mais n’exagérons rien : ce n’est quand même pas une séance de torture ! Le chef de l’État sait écouter, reconnaître la validité d’un argument, accorder le cas échéant des circonstances atténuantes… » Le plus souvent, les membres du gouvernement sont convoqués en dehors des heures ouvrables, pour ne pas empiéter sur leur emploi du temps. Toute une série d’entretiens avaient été programmés pendant le mois de ramadan, période au cours de laquelle l’activité est traditionnellement très ralentie, mais certains ont dû être reportés de deux semaines en raison des multiples engagements extérieurs du président : sommets du Nepad et de la Francophonie, visite officielle au Japon… Tout devrait être néanmoins terminé avant la fin de l’année. Pourquoi ? Triomphalement réélu au mois d’avril, Bouteflika, qui, on l’a dit, a « son propre agenda », considère les derniers mois de l’année 2004 comme une période de réglage et de mise au point. Dans son esprit, le second quinquennat ne commencera véritablement que le 1er janvier 2005.
Le premier trimestre de l’année prochaine sera exclusivement consacré à deux grands dossiers : l’organisation du sommet de la Ligue arabe, à Alger, au mois de mars (voir J.A.I. n° 2288), et le lancement du Plan de soutien à la croissance.
Ce dernier point est évidemment capital. Il s’agit d’un programme quinquennal (2005-2009) d’investissements publics d’un montant de 50 milliards de dollars, censé permettre de rattraper le retard accumulé par l’économie algérienne depuis un quart de siècle. Le chef de l’État vise un taux de croissance annuelle de 7 %, en moyenne. C’est, selon lui, le seul moyen de lutter efficacement contre le chômage – en créant deux millions d’emplois -, la pauvreté et les multiples carences du pays en matière d’habitat (un million de logements à réaliser), de santé (quarante-huit centres hospitalo-universitaires à construire ou à rénover) et d’infrastructures de base (barrages, routes et voies ferrées). L’aisance financière dont bénéficie actuellement l’Algérie (42 milliards de dollars de réserves de change à la fin 2004, selon le dernier rapport du Fonds monétaire international) autorise à penser que le Trésor public n’aura guère de mal à mobiliser annuellement 10 milliards de dollars. Voire 12 milliards, comme le souhaite Abdelatif Benachenhou, le ministre des Finances, ce qui supposerait que l’enveloppe globale du Plan soit portée à 60 milliards de dollars. Il serait certes préférable que les autorités n’aient pas à puiser dans cette « cagnotte », mais la frilosité des investisseurs étrangers (le « risque-pays », tel que l’évaluent les agences de notation occidentales, reste très élevé) et les retards accumulés dans la mise en oeuvre de la réforme du secteur financier ne leur laissent pas le choix. « Tous ceux qui connaissent le président savent qu’il n’est pas homme à engager l’argent des contribuables dans n’importe quoi, explique notre interlocuteur. C’est pourquoi le contenu exact du Plan n’a pas été rendu public. » Et pour cause : des retouches sont apparues nécessaires.
Pour en revenir aux auditions des ministres, l’objectif de l’opération n’est pas seulement d’établir un bilan de leur action, mais aussi d’intégrer leurs remarques – en fonction de leur pertinence, bien sûr – à la version finale du programme d’investissements, notamment en ce qui concerne le choix des priorités. Témoignage d’un conseiller du Premier ministre : « Le programme électoral du candidat Bouteflika a été soutenu par l’ensemble des partis membres de la coalition gouvernementale. Il est donc connu de tous, et des ministres en premier lieu. C’est leur « feuille de route » économique. Chacun s’en inspire pour définir son propre programme. Plutôt que d’en débattre en Conseil des ministres, les membres du gouvernement sont donc invités à défendre leur travail dans un cadre plus restreint, face aux deux chefs de l’exécutif. L’échange est plus direct et plus efficace. »
Cela ne garantit cependant pas que certains d’entre eux ne laisseront pas des plumes dans l’aventure. Si un remaniement, avec à la clé un départ d’Ouyahia, semble exclu, on murmure à Alger que certains ministres auraient raté leur « examen de passage ». Un « réaménagement technique », selon la formule consacrée, est donc possible, sinon probable. Après quoi Boutef pourra reprendre son bâton de pèlerin et multiplier les visites sur le terrain : inaugurations, lancements de chantiers, pose de premières pierres… Ce qui n’est sûrement pas pour lui déplaire.

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