Monumental sculpteur

Le Sénégalais Ousmane Sow dévoilera une statue de Victor Hugo le 17 octobre, à Besançon, ville natale de l’écrivain français. Rencontre avec un artiste de renommée internationale.

Publié le 29 septembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Si Ousmane Sow vit à Dakar, il réside quelque part sur le tropique du sentiment, à l’exact opposé du concept. Nous avons rencontré cet artiste dans la capitale parisienne, à l’ombre d’un jardin fleuri. De retour de Dordogne, il était en partance pour New York où s’inaugurait l’exposition The American Effect, au Whitney Museum, présentant six pièces de la série Little Big Horn, jusqu’au 12 octobre. Géant noir à la chevelure blanche, Ousmane Sow est un homme à la voix aussi posée que l’est sa démarche : tout son être semble dédié au temps qui passe, serein et imperturbable. À l’écouter parler de son art, de Victor Hugo et de l’Afrique, on oublie soudain les bruits et l’atmosphère de la ville pour se retrouver dans un univers feutré, né de sa seule présence, à la fois chaleureuse et discrète.

Jeune Afrique/L’intelligent : Quelle trace aimeriez-vous laisser, en tant qu’homme et en tant qu’artiste ?
Ousmane Sow : Quand je dis que l’art doit être plus important que l’artiste, c’est une manière de dire que, si l’on me posait à côté de l’une de mes sculptures, elle attirerait plus de visiteurs que moi. Si l’artiste essaie de surpasser son oeuvre, de susciter les mêmes émotions, il commet une erreur monumentale. Quand on a fini de travailler, la meilleure des choses, c’est de se retirer.
J.A.I. : Vous avez longtemps exercé comme kinésithérapeute. Travailler les humains, sculpter des statues, est-ce simplement un changement de matériau ?
O.S. : Oui, sauf qu’auparavant je travaillais sur quelque chose qui était déjà fait, tandis que là, je pars de rien… Il y a de l’espace, je vois à travers ; mais à la fin, il y a quelque chose qui obstrue mon regard. L’un dans l’autre, c’est le même aboutissement.
J.A.I. : Vous n’avez jamais eu envie de travailler une matière dure ?
O.S. : Oh non ! Je crois que si je n’avais pas trouvé ce matériau [dont il tient la recette secrète, NDLR], je n’aurais pas sculpté. Je ne crois pas arriver à obtenir ce que je veux autrement. Le support est essentiel. Si je devais travailler sur du plâtre, de l’argile ou à plus forte raison faire de la taille de pierre ou de bois, mon travail resterait grossier.
J.A.I. : Comment vient l’idée d’une oeuvre ou d’une série ?
O.S. : Il y a un mûrissement qui s’opère. Je ne me lève pas le matin en me disant : « Je vais faire une série. » Il faut attendre de bien avoir une idée en tête pour se lancer. À partir de ce moment, les choses se font facilement, même s’il y a toujours du travail et des inquiétudes. Quand j’ai une idée, je ne me presse pas. J’y pense, puis il y a des flashs ou des situations qui font que je me dis « tiens… », mais tant que j’ai n’ai pas trouvé l’élément central sur lequel se greffe le reste, j’attends. Une fois que j’ai trouvé, je me lance.
J.A.I. : Pour les besoins d’un film sur votre travail, vos sculptures ont été mises en situation, au coeur d’un village africain. Comment les villageois ont-ils réagi ?
O.S. : Au départ, il y a eu de l’animation alentour, les gens riaient et chahutaient. L’intérêt et l’attrait pour certaines sculptures sont venus dans un deuxième temps. Je pense en particulier au Vieillard pour lequel il y a eu un respect immédiat. Tant qu’on n’avait pas sorti le Vieillard, c’était une fête. Et puis quand on l’a installé, on a senti un froid dans l’assemblée. Ensuite, les gens ont vaqué à leurs occupations, comme si les sculptures avaient toujours été là. C’était quelque chose de fantastique. Si l’animation avait continué, cela aurait signifié que les statues restaient étrangères. Là, elles avaient intégré le groupe. Et il ne faut pas oublier que les représentations humaines ne sont pas admises dans la religion musulmane. Nous voulions voir comment réagissaient les villageois, s’ils acceptaient les sculptures. Le chef du village aurait pu nous dire : « Bon, maintenant ça suffit, vous avez filmé, vous pouvez retirer vos sculptures » ; mais le problème ne s’est jamais posé.
J.A.I. : Vos premiers bronzes viennent d’être produits par les Fonderies de Coubertin et commercialisés. Par le passé, vous ne désiriez pas en faire. Pourquoi avez-vous changé d’avis ?
O.S. : Sans doute parce que j’étais prêt. L’avis de certains amis a aussi compté. Un jour, quelqu’un m’a demandé : « Pourquoi n’essaierais-tu pas le bronze pour ne pas te séparer des originaux ? » Certains disaient : « ta signature, c’est ta matière », d’autres me poussaient à traduire cela en bronze pour que les oeuvres perdurent. Auparavant, j’avais suffisamment confiance en ma matière pour ne pas éprouver ce besoin.
J.A.I. : Si le bronze fige vos oeuvres dans le temps, le cinéma les rend plus mobiles. Avez-vous envie de leur donner ce type de mouvement ?
O.S. : Oui et je suis en plein dedans en ce moment ! L’idée est de faire un film d’animation avec le matériau original, mais plus souple. C’est un amusement pour moi, une sorte de récréation qui n’a rien à voir avec mon travail habituel. Cela me plaît de les voir bouger. Il n’y a pas de mouvements imposés, ils peuvent varier selon la position que l’on donne à chaque sculpture. Le cinéma est un domaine que je ne connais pas, c’est pourquoi je m’y intéresse.
J.A.I. : Pour revenir à des espaces plus fixes, que pensez-vous d’une entreprise muséographique comme celle du musée dit « des Arts premiers » ?
O.S. : Le musée des Arts premiers, tel qu’il a été conçu à Paris, est ciblé. Il n’y a pas seulement l’Afrique, mais aussi l’Amérique et d’autres contrées représentées. L’idée en soi n’est pas mauvaise : essayer de réunir tout ce que l’Afrique a produit en matière d’art que l’on qualifiait autrefois de « primitif » et que l’on appelle aujourd’hui « premier ». Cela ne me choque pas. C’est un art qui a été délaissé et qui n’intéressait presque personne avant l’engouement actuel. Un engouement parfois malsain chez certains collectionneurs qui négocient les pièces pour des millions. S’il s’agissait de présenter des oeuvres d’art contemporain avec l’étiquette « art africain », ce serait de la ségrégation, mais ce n’est pas le cas. Dès l’instant où l’on montre ce que nos ancêtres ont produit et que c’est accessible au lieu d’être confiné chez des particuliers ou dispersé dans des musées africains sous des appellations diverses, je pense que c’est une bonne idée.
Il faut simplement être vigilant afin qu’il n’y ait pas de dérive avec les artistes contemporains. Par exemple, il me semblerait difficile d’exposer dans un espace dévolu à un art « africain », puisque je prétends m’adresser à tout le monde.
J.A.I. : Pourquoi avoir choisi de retourner vivre à Dakar ?
O.S. : La chance, à Dakar, c’est qu’on peut encore faire ce que l’on a envie de faire. Mais pour combien de temps ? Car quand on voit ce qui se passe, au niveau de l’architecture et de l’urbanisation, c’est dramatique. Il y a encore quelques vieux immeubles et d’anciennes maisons de famille, mais les promoteurs rachètent et rasent tout. Ils font sortir de terre des cubes ignobles.
J.A.I. : Il est encore possible pour un artiste africain de réussir ?
O.S. : Oui, il y a des possibilités, mais il faut être modeste dans ses prétentions. Il y a des gens, aussi bien dans la chanson que dans le domaine des arts plastiques, qui pensent qu’on les attend… Ils ont des parents complaisants qui les poussent à aller ailleurs, et ils reviennent déçus. Ou alors, ils sont victimes de personnes malhonnêtes qui ne leur signent aucun contrat et leur promettent monts et merveilles, puis récupèrent les gains pour eux seuls.
J.A.I. : Existe-t-il des formes de mécénat au Sénégal et, plus largement, sur le continent ?
O.S. : Très peu. Quelques rares particuliers achètent parce qu’Untel est un artiste à la mode et pour jouer les fanfarons. S’ils acquièrent une toile pour 1,5 million de F CFA (2 300 euros), ils se disent qu’ils font un « investissement », plus pour entretenir les conversations dans les dîners que pour autre chose.
J.A.I. : Cela revient-il à dire que l’art contemporain doit s’exporter pour être reconnu en Afrique ?
O.S. : Malheureusement, oui. Il faut qu’il sorte d’Afrique. Pas seulement vers l’Europe, mais aussi vers l’Amérique du Nord. Les gens ont du mal à s’imaginer débourser une somme d’un certain montant pour acquérir une oeuvre artistique. Ils tombent tout de suite dans la comparaison du type : « Avec une telle somme, je pourrais m’offrir une piscine ou une berline de luxe, voire une villa cossue. » C’est ce type de raisonnement qui bloque tout. Pour ce qui me concerne, la majeure partie de mes compatriotes étant au courant du prix de mes bronzes, il n’abordent même pas le sujet !
J.A.I. : Regrettez-vous de ne pas trouver un véritable écho sur votre sol natal ?
O.S. : Oui. Ne serait-ce que parce que je sais que, même après ma mort, aucun Sénégalais n’achètera une de mes oeuvres. Il faudrait des années et des années d’éducation artistique pour qu’ils arrivent à acheter une oeuvre à son prix. C’est un regret que de devoir sortir de chez soi pour vendre son travail. Les compliments, eux, ne manquent pas. Et pourtant, on a des milliardaires, des gens qui peuvent acheter des oeuvres si l’on en croit ce qu’ils dépensent dans les cérémonies pour entretenir leur réputation…
J.A.I. : Est-ce uniquement une question de mentalité ?
O.S. : Oui, ils préfèrent acheter des bijoux de 150 ou 200 millions place Vendôme, parce que Mme Unetelle de Paris a le même. Sans parler des robes ! Mais les vêtements taillés dans leur pays d’origine, ils ne les payent pas et rechignent systématiquement. De leur point de vue, le fait qu’ils portent le fruit de votre travail est déjà un honneur pour vous…
J.A.I. : Est-ce un phénomène nouveau lié à la mondialisation ?
O.S. : C’est bien antérieur à la mondialisation ! Il y a une forme de perversité : le fait d’aider son voisin à s’en sortir sans en tirer bénéfice est impensable. Il y a pire : se voir surpassé ! L’Africain aime être admiré.
J.A.I. : C’est donc très courageux de choisir une voie aussi aléatoire que celle d’artiste ?
O.S. : Oui. Ce sont les derniers aventuriers : des gens qui vendent leurs émotions. C’est l’aboutissement de ce que l’on fait, il ne faut donc pas avoir peur de parler d’argent. Parfois, on se fait rejeter et c’est un désespoir absolu, car on s’est mis à nu pour rien.
J.A.I. : Art et argent, un vaste débat qui rappelle que l’oeuvre est aussi marchandise…
O.S. : C’est un débat tout simple : pour pouvoir continuer, si l’on n’est pas subventionné, il faut de l’argent. Le moindre tube de peinture coûte les yeux de la tête et il faut de l’espace pour travailler, dormir et manger. Même si ce n’est pas manger à sa faim, il faut manger quand même. Je ne crois pas au talent d’un affamé.
J.A.I. : Une émotion, même si elle est à vendre, est-elle vraiment achetable ?
O.S. : Non, mais c’est du rêve qu’on paie et c’est cela que je trouve extraordinaire dans le domaine de l’art. Dans la mesure où une oeuvre d’art vendue n’appartient jamais tout à fait à son propriétaire… Il ne peut en faire n’importe quoi, la loi la protège. C’est une bonne chose !
J.A.I. : Avez-vous eu envie de fonder une école, afin de transmettre un enseignement ?
O.S. : Non. Parce que je ne suis pas passé par une école. Je ne crois pas à la création d’une d’école. Conseiller et aider certains, oui, parce que les gens se souviennent de ce que vous dites. Je suis toujours d’accord pour donner mon opinion si on me la demande, mais j’ai horreur d’être juge sur la qualité. Je suis pour que les gens tâtonnent et trouvent leur voie. Quels sont les critères pour juger du talent ? C’est très délicat. Je déteste l’art conceptuel, c’est la seule activité sur laquelle j’ai une opinion tranchée. Pour le reste, je préfère ne rien dire.
J.A.I. : On ne se réalise qu’avec le temps ?
O.S. : C’est une question de patience. On peut monter en flèche et retomber aussitôt. Je pense que le moyen le plus sûr, c’est de mûrir ce que l’on fait.

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