Le prix de l’apartheid

Alors que les autorités croyaient avoir réglé le problème des réparations dues aux victimes, l’affaire rebondit devant un tribunal… américain.

Publié le 29 septembre 2003 Lecture : 5 minutes.

On croyait les comptes de l’apartheid définitivement soldés : on se trompait. Au mois de mars, après sept années d’enquête, la Commission Vérité et Réconciliation avait remis ses conclusions au président Thabo Mbeki. Et proposé de verser à chaque victime avérée de la ségrégation raciale une indemnité de 20 000 rands (2 400 euros) par an, pendant six ans. Finalement, les autorités se sont contentées d’allouer aux victimes une somme forfaitaire d’environ 30 000 rands (3 600 euros) par personne. Dans leur esprit, la réparation était essentiellement symbolique, le préjudice subi étant difficilement mesurable. Ce qui a aussitôt ravivé la polémique : mobilisation des associations, manifestations de victimes… Difficile d’effacer d’un trait de plume quarante années d’humiliations.
Et puis, le 19 mai, des plaintes ont été déposées devant des tribunaux américains contre une trentaine d’entreprises multinationales accusées d’avoir collaboré avec le régime raciste. La procédure peut surprendre, mais il faut savoir qu’aux États-Unis l’Alien Tort Act (loi de compétence universelle) autorise un ressortissant étranger à attaquer en justice une entreprise dès lors que celle-ci possède une filiale ou des intérêts dans le pays.
Les associations de défense des victimes ont fait appel à des avocats spécialisés dans ce genre de combat. Et notamment au célèbre Edward Fagan, « Ed » pour les intimes, l’homme qui est parvenu à arracher 1,25 milliard de dollars aux banques suisses reconnues coupables d’avoir collaboré avec l’Allemagne nazie. Et donc d’avoir indirectement participé à l’Holocauste.
Reste que la notion de réparation est ambiguë. Comment « réparer » la mort du jeune Hector Peterson, 13 ans, tombé sous les balles de policiers blancs lors d’une émeute à Soweto, en 1976 ? Dorothy Molefi, la mère du jeune garçon, n’a pour sa part aucun état d’âme et entend bien obtenir de substantielles indemnités des entreprises qui, de près ou de loin, ont contribué à la perpétuation de l’apartheid jusqu’en 1994.
Au total, le montant des indemnisations réclamées par les plaignants avoisine 100 milliards de dollars, soit environ 75 % du PIB sud-africain. La firme DaimlerChrysler, notamment, est dans le collimateur : les véhicules blindés qui sillonnaient naguère les townships – les fameux Casspir – étaient en effet équipés de moteurs OM 352 construits par Mercedes Benz, une filiale du groupe. IBM, le géant de l’informatique, est pour sa part accusé d’avoir conçu le logiciel qui permettait aux autorités de classer les Sud-Africains selon la couleur de leur peau. Quant à Fluor International, qui collaborait avec l’entreprise sud-africaine Sasol, elle versait 2,2 dollars de l’heure à ses employés noirs, ou coloured, et 4 dollars à ses employés blancs.
Dans le cas des victimes de l’Holocauste, le procès n’était pas allé à son terme, les banques incriminées étant parvenues à un accord avec les avocats avant le verdict. Ce qui justifie l’optimisme de Fagan dans cette nouvelle affaire. La partie n’est pourtant pas gagnée d’avance. Les responsables sud-africains, à commencer par Thabo Mbeki, ne souhaitent pas, en effet, rouvrir ce dossier politiquement très dangereux. Dès le dépôt des assignations devant le tribunal du Southern District de Manhattan, le gouvernement a officiellement protesté. Le 15 juillet, Pennuel Maduna, le ministre de la Justice, a même adressé une lettre de neuf pages au juge John Sprizzo pour lui demander de s’opposer à la tenue des procès. C’est Colin Powell, le secrétaire d’État américain, qui lui avait suggéré cette démarche. L’Alien Tort Act n’a pas été appliqué depuis plus de deux cents ans, et l’administration Bush souhaite manifestement le renvoyer aux oubliettes.
Le juge Sprizzo, qui n’en est encore qu’aux auditions préliminaires, a jusqu’au mois de novembre pour se prononcer sur la recevabilité des plaintes. S’il leur donne suite, les procès devraient s’engager rapidement et pourraient durer plusieurs années. Une très mauvaise publicité pour les entreprises, qui pourront toutefois se prévaloir du soutien du gouvernement sud-africain. Celui-ci, qui a le plus impérieux besoin des investissements étrangers pour maintenir la croissance, ne souhaite à aucun prix s’aliéner la sympathie des milieux d’affaires internationaux. La plupart des entreprises mises en cause ont leur siège social dans des pays qui se trouvent être les principaux partenaires de l’Afrique du Sud : États-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Japon et Suisse.
Autre argument mis en avant par Maduna dans sa lettre au juge américain et lors d’une conférence sur les réparations, à la fin août : les problèmes relatifs à l’apartheid sont du ressort exclusif de l’Afrique du Sud. Ils sont suffisamment complexes et douloureux pour qu’aucune autorité étrangère n’y interfère. Nelson Mandela lui-même se montre fort hostile à l’ouverture de poursuites, dans lesquelles il voit une mise en cause des gouvernements qui se sont succédé depuis la fin de l’apartheid. Et donc de lui-même. Ce qu’Ed Fagan a confirmé, sur les ondes de la BBC : « Les autorités sud-africaines n’ont rien fait depuis 1994 pour préserver les droits et les intérêts des victimes de l’apartheid. »
Le 25 août, lors d’une cérémonie organisée à l’occasion de la remise d’un bâtiment à la Fondation Mandela par la firme De Beers (elle-même visée par une plainte), « Madiba » a enfoncé le clou : « Les Sud-Africains n’ont besoin d’aucune aide extérieure pour prendre en charge les enjeux de la réconciliation et le problème des réparations. »
De leur côté, les avocats fondent leur stratégie sur le mécontentement d’une partie de la population sud-africaine, qui s’estime lésée par le règlement de la question des réparations. Et ils jouent à fond la carte de la médiatisation. Le brillant mais très controversé Ed Fagan est, dans ce domaine, un virtuose. Mais il en fait parfois un peu trop. Sa quête incessante de nouvelles victimes de l’apartheid paraît parfois sujette à caution.
En dépit des réticences des autorités, la cause des associations de victimes semble marquer des points dans l’opinion. Elle a notamment reçu le soutien de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie et ancien vice-président de la Banque mondiale, qui estime que le versement de réparations ne peut que favoriser la croissance économique. « Ceux qui ont soutenu le régime de l’apartheid doivent rendre des comptes, explique-t-il. Cela permettra de rétablir la confiance dans le marché et de favoriser le climat des affaires. » La réaction de Stiglitz est au fond très américaine : elle se fonde sur l’idée que l’argent permet de réparer toutes les erreurs et tous les crimes. A priori, elle est très opposée à la mentalité sud-africaine, davantage portée au consensus et à la médiation. Mais le propre des mentalités, c’est d’évoluer…

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