En Tunisie, un « système éducatif à plusieurs vitesses »

L’entrée très sélective dans certains établissements scolaires tunisiens publics, lycées et collèges, se veut une garantie pour former les élites de demain. Mais ce système peine désormais à porter ses fruits, juge Abdelajij Akkari, professeur à l’Université de Genève.

Le lycée pilote Ariana, à Tunis, en 2008. © Creative Commons / Selim Khrouf / Wikimedia

Le lycée pilote Ariana, à Tunis, en 2008. © Creative Commons / Selim Khrouf / Wikimedia

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Publié le 6 août 2018 Lecture : 5 minutes.

Les barrières ultra sélectives érigées à l’entrée de certains établissements publics font débat. Sur le principe, d’abord, puisque cette sélection instaure une forme d’inégalité entre les élèves, mais aussi sur l’efficacité réelle de cette méthode.

L’accès à ces collèges et lycées d’élite – 46 de ces établissements « pilotes » existent – se fait par des concours de très haut niveau. Et peu sont ceux qui parviennent à atteindre le niveau demandé. À la rentrée prochaine, alors que l’État proposait 3 150 places réparties sur les 26 pilotes, seulement 1 364 élèves ont réussi le concours d’entrée, qui exige l’obtention d’une moyenne supérieure ou égale à 15/20.

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En outre, et pour la première fois depuis leur création en 1983, des élèves issus de ces établissements sélectifs n’ont pas obtenu leur baccalauréat. A cette situation s’ajoute également les 2 770 élèves qui ont renvoyés de ces établissements, leurs résultats étant jugés insuffisants…

« Si les écoles pilotes ont créé une division au sein de l’institution éducative, elles pourraient peut-être bien être supprimées du système », a déclaré Hatem Ben Salem, ministre tunisien de l’Éducation, le 31 juillet. Quelques jours plus tôt, à l’Assemblée nationale, il s’était déjà inquiété de la baisse du niveau dans ces établissements destinés à la formation de l’élite tunisienne. Abdejalil Akkari, professeur à l’Université de Genève, analyse pour Jeune Afrique le fonctionnement dans ces établissements et les raisons de cette baisse de niveau.

Jeune Afrique : Comment expliquez-vous la baisse du niveau dans les établissements « pilotes » ?

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Abdejalil Akkari : Il existe deux explications, l’une conjoncturelle et l’autre structurelle. D’abord, le concours d’entrée aux lycées pilotes de cette année était particulièrement difficile, notamment l’épreuve de mathématiques, qui n’était pas correctement calibrée, y compris pour les élèves excellents. Par conséquent, cette année, exceptionnellement, les notes ont été bien en deçà des notes habituelles.

Il faut ensuite reconnaître que, de manière plus globale, le niveau général des élèves en Tunisie est en baisse. Selon moi, il est incohérent de séparer les élèves excellents et de les mettre dans des lycées pilotes en espérant voir augmenter le niveau général. Toutes les études internationales montrent que séparer les bons éléments des autres ne permet pas de former les élites. Dans le système public classique ne subsiste alors que les élèves faibles, et il n’y a pas d’émulation. Cette ségrégation précoce entraîne une stagnation de niveau des bons élèves et une détérioration du niveau des élèves recalés au concours.

Il se pose une question d’équité sociale

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Que reprochez-vous à ce système ? 

Il renforce d’abord les inégalités régionales, étant donnée que le niveau est bien plus élevé dans les lycées pilotes de la côte que dans ceux des régions intérieures. Quant aux inégalités sociales, il suffit de se pencher sur les milieux socio-économiques des élèves des lycées pilotes pour se rendre compte que la majorité vient de milieux favorisés. Leurs parents pourraient leur payer une scolarité dans le système privé. Nombre d’entre font d’ailleurs d’abord leurs études primaires dans ce système avant d’intégrer les établissements pilotes.

Le système éducatif est à plusieurs vitesses, ce qui réduit drastiquement l’égalité des chances face aux concours. Il se pose donc une question d’équité sociale. L’État investit dans des écoles pilotes de l’argent qu’il aurait pu investir dans des écoles publiques ordinaires, à destination de personnes qui sont davantage dans le besoin. Les lycées pilotes deviennent alors une forme de financement publique d’une école destinée à l’élite sociale. Cet argent devrait plutôt servir à attribuer des bourses aux élèves issus de familles défavorisées.

Il est intéressant d’observer l’impact qu’a eu la création des établissements pilotes sur l’accroissement des inégalités dans le système éducatif tunisien. Jusque dans les années 1980, être dans une école publique était un signe d’excellence scolaire. Mais à partir de la création des établissements « pilotes », l’idée que pour être un élève excellent il faut entamer sa scolarité dans des établissements privés a commencé à germer.

Il faudrait profiter de cette crise pour réfléchir sur la qualité du système éducatif tunisien

Quelle est, selon vous, la solution ? N’y a-t-il rien à garder dans ce système ? 

Ces établissements ont malgré tout quelques avantages. Outre la gratuité, ils sont présents sur tout le territoire, contrairement aux lycées privées qui restent principalement concentrés sur Tunis, sa banlieue et les grandes villes côtières. Ils permettent aussi à une petite partie des élèves provenant de milieux populaires d’accéder à une éducation de qualité.

Et puis, il est difficile de refaire une politique éducative dans le contexte politique actuel. Il n’est pas utile d’opérer des changements brusques maintenant. Il faudrait plutôt profiter de cette crise autour des lycées pilotes pour réfléchir sur la qualité du système éducatif tunisien.

L’école est une anticipation du devenir social. Si une partie de la société a l’impression que l’école ne paye pas en terme d’intégration sociale, il est normal d’observer une démobilisation. Dans un pays où 31% des diplômés du supérieur sont au chômage, ce désintérêt pour les études prend une certaine logique.

Le niveau baisse dans les lycées pilotes parce que le niveau général des élèves baisse. Il faut le réformer dans son ensemble : mieux former les enseignants, changer le curriculum, offrir des bourses, mettre de la transparence dans le système de cours particuliers, élargir le recrutement social en instaurant un système de discrimination positive pour le passage des concours basé sur l’origine sociale.

Mais il faudra également se demander si le marché du travail tunisien est capable d’absorber les milliers de jeunes diplômés sortis chaque année des universités. C’est un débat encore plus délicat que celui des lycées pilotes. Il faut savoir qu’il y a autant d’étudiants en Tunisie qu’au Maroc, mais avec trois fois moins de population. Il faut se poser la question de la limitation de l’accès à l’université.

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