Duel à Nouakchott

À l’élection présidentielle du 7 novembre, Maaouiya Ould Taya aura pour principal adversaire Khouna Ould Haïdallah, son ancien compagnon d’armes qui fut aussi son prédécesseur à la tête de l’État.

Publié le 29 septembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Au coeur d’un paysage électoral africain pourtant fertile en surprises et en situations inédites, il s’agit là d’une première. Face à face, le 7 novembre prochain, deux hommes que tout lie et que tout délie s’affronteront pour une élection présidentielle fratricide, à l’issue d’une campagne à haut risque dont le coup d’envoi officieux a d’ores et déjà été donné. Compagnons d’armes pendant de longues années, Khouna Ould Haïdallah et Maaouiya Ould Taya ont, un moment, cogéré la Mauritanie à la fin des années 1970 et au début des années 1980, le second ayant même été le chef du gouvernement du premier, alors chef de l’État. Puis un vent de sable a emporté leur amitié, Ould Taya a renversé Ould Haïdallah, et le duel de ces deux colonels qui se connaissent par coeur, aussi tenaces et secrets l’un que l’autre, ressurgit pour le meilleur et pour le pire.
À l’évidence, l’intrusion il y a deux mois du candidat Haïdallah sur la scène politique mauritanienne a bouleversé la donne d’une élection qui s’annonçait comme un simple remake de celles de 1992 et de 1997, largement remportées par le président sortant. Elle personnalise la campagne, replace – qu’on le veuille ou non – une partie du débat au sein même de l’armée déjà secouée par la tentative de coup d’État du 8 juin dernier, provoque des reclassements et des ralliements inattendus et marginalise, ne serait-ce que médiatiquement, les cinq autres candidats – parmi lesquels deux figures récurrentes du paysage démocratique de cette dernière décennie : Ahmed Ould Daddah et Messaoud Ould Boulkheir.
« La vraie question est de savoir si de ce temps où il eut le pouvoir, et tout le pouvoir, cet homme aussi immuable qu’un arbre planté dans le désert a conservé quelque nostalgie », écrivions-nous ici même en mai 1992 à l’issue d’un entretien avec Khouna Ould Haïdallah dans sa villa de Nouakchott. La réponse a mis onze ans à venir, mais elle est positive. Écarté le 12 décembre 1984 après cinq années d’un règne tendu, dur et quelque peu chaotique, cet homme de 63 ans (le même âge, à quelques mois près, qu’Ould Taya) n’a pas renoncé à prendre sa revanche sur son tombeur. Détenu pendant quatre ans, puis maintenu en liberté surveillée jusqu’à la fin de 1991, Haïdallah semblait pourtant avoir quitté la politique pour mener une vie paisible d’éleveur de chamelles relativement prospère. Bénéficiant, à l’instar de ses prédécesseurs, de l’indemnité mensuelle de 200 000 ouguiyas (674 euros) réservée aux anciens chefs de l’État, cet originaire des confins du Sahara occidental, courageux au feu et téméraire dans la vie (renversé alors qu’il se trouvait à l’étranger, il n’hésita pas à regagner son pays dès le lendemain pour se constituer prisonnier), paraissait avoir enterré la hache de guerre. Au point que Maaouiya Ould Taya eut à son égard, début 2002, un geste spectaculaire : il l’emmena avec lui, ainsi que l’un de ses fils, en pèlerinage à La Mecque dans son avion, insista pour que ses propres gardes du corps assurent sa sécurité et le présenta personnellement à chacun de ses hôtes. Mais, dans un pays où la précarité des convictions et la versatilité des alliances sont une règle générale, Khouna Ould Haïdallah est une exception. Obstiné, d’une seule pièce, l’ancien maître absolu de Nouakchott, dont le caractère colérique terrorisait ses collaborateurs, a toujours refusé de soutenir publiquement son ancien frère d’armes devenu son successeur. Cette fois, il monte au front.
Autour du candidat Haïdallah s’est agrégée une coalition nombreuse, mais passablement hétéroclite et contradictoire de forces et de personnalités qui le soutiennent beaucoup plus pour ce qu’il incarne – l’alternance – que pour son lointain bilan. On y trouve pêle-mêle des islamistes déterminés et organisés, des nationalistes arabes, des Négro-Mauritaniens radicaux, des petits partis parfois représentés au Parlement, des militaires à la retraite, beaucoup de mécontents et quelques fortes individualités. Certaines d’entre elles, comme Ismaïl Ould Amar, ancien patron de la SNIM (mines de fer) sous Mokhtar Ould Daddah, Mohamed Yedih Ould Breidellel, baasiste historique, ou l’homme d’affaires Haba Ould Mohamed Vall ont pour caractéristique paradoxale d’avoir été, il y a une vingtaine d’années, persécutés et parfois emprisonnés sur ordre du candidat qu’ils soutiennent aujourd’hui. D’autres, à l’instar des ex-officiers Mustapha Diop et Breika Ould M’Barek, ont une revanche à prendre puisqu’ils furent détenus en même temps que leur chef après la chute de ce dernier.
Qui, de Khouna Ould Haïdallah ou de ses soutiens, lesquels n’ont en commun que l’aspiration au changement, instrumentalise l’autre ? Sur quelle improbable formule débouchera un tel attelage en cas de victoire ? En attendant, tous s’accordent sur une plate-forme minimale : mettre fin à dix-neuf années d’« exercice solitaire du pouvoir » par Maaouiya Ould Taya, ramener le mandat présidentiel à cinq ans renouvelable une seule fois, rompre les relations diplomatiques avec Israël et réintégrer l’espace africain de la CEDEAO. Un programme attrape-tout, destiné à ratisser large…
Nationaliste convaincu et homme de la badia (la brousse), Khouna Ould Haïdallah ne se soucie guère d’obtenir pour sa candidature l’aval de l’étranger – même si l’ombre de la Libye et de l’Arabie saoudite, deux pays qui, pour des raisons diverses, estiment avoir des comptes à régler avec l’actuel pouvoir mauritanien, se profile parfois, derrière lui, en filigrane. Habile, il sélectionne des moments de son passé et en zappe d’autres, en fonction de ses interlocuteurs. Aux islamistes, qui se sont engouffrés en masse derrière sa candidature et apprécient sa rigueur morale, son entourage rappelle discrètement qu’il décréta en son temps la charia, coupa quelques mains de voleurs et ordonna des flagellations publiques sur le stade de Nouakchott. Aux Négro-Mauritaniens radicaux qui n’ont pas pardonné les morts de 1989, les mêmes soulignent qu’il fut, pour eux, et par rapport à son successeur, un moindre mal. Aux Harratines, dont il combattit le mouvement d’émancipation El Hor, le candidat souligne qu’ils lui doivent l’abolition officielle de l’esclavage. Devant les nationalistes arabes, qui peuplèrent pourtant ses prisons, on évoque son militantisme propalestinien et son soutien déclaré au Front Polisario. Aux nostalgiques de Mokhtar Ould Daddah, dont il contribua largement à la chute, en juillet 1978, puis à la déportation, Haïdallah rappelle que le « père de l’indépendance » lui dut, quinze mois plus tard, sa… libération et son exil. Aux démocrates enfin, tous ses proches affirment que l’homme a changé et que le temps où les « structures d’éducation des masses » tenaient le haut du pavé – et où Jeune Afrique était saisi, puis interdit pendant plus de trois ans – est définitivement révolu.
Reste à savoir si ces discours à têtes multiples, ces plaidoiries pro domo qui se recoupent et se chevauchent, servent réellement à quelque chose. L’électorat sur lequel comptent Khouna Ould Haïdallah et ceux qui l’entourent, parfois au point de l’enserrer, se compose en effet de deux groupes transversaux : ceux qui sont trop jeunes pour se remémorer la façon dont il exerça le pouvoir et ceux qui n’ont rien oublié mais qui, tactiquement, préfèrent ne pas s’en souvenir. Ce qui importe, en fait, c’est sa capacité à battre Ould Taya.
Or force est de reconnaître que de tous les candidats de l’opposition, seul Haïdallah semble en mesure de poser un réel problème au président sortant et de le contraindre à affronter un éventuel second tour. Qu’ils le veuillent ou non, en effet, Ahmed Ould Daddah et Messaoud Ould Boulkheir, ces deux figures historiques des années 1990, risquent fort de jouer les seconds rôles et d’être les victimes du « vote utile ». Le premier, dont on connaît la persévérance, a d’ores et déjà vu quelques-uns de ses soutiens les plus efficaces (les islamistes notamment) le quitter pour rejoindre le nouveau venu, alors que le second reste campé dans sa posture d’éternel candidat des Harratines (la nomination récente par Ould Taya d’un Premier ministre issu de cette communauté constitue pour lui, il est vrai, une sorte de victoire par procuration). Haïdallah, qui ne se présente au nom d’aucun parti, joue à fond la carte du rassembleur honnête et pieux (les élections auront lieu pendant le ramadan) et du retour aux valeurs traditionnelles de la Mauritanie. Une stratégie qui, selon ses partisans, devrait lui permettre de séduire à la fois l’électorat de Nouakchott et Nouadhibou, fiefs traditionnels de l’opposition et celui du pays profond.
Face au défi posé par cet ex-saint-cyrien, le président Ould Taya a en main deux atouts majeurs. Son propre bilan économique, social et diplomatique et… le bilan de son adversaire dans les mêmes domaines. La Mauritanie du 12 décembre 1984 était surendettée, tribalisée, sinistrée par une longue sécheresse. Les caisses étaient vides, ruinées par une gestion à la fois patrimoniale et archaïque. En deux décennies de développement au forceps, beaucoup de choses ont changé, au point que ce pays, dont les performances sont régulièrement saluées par les institutions de Bretton Woods, parvient à maintenir un taux de croissance annuel de son PIB de plus de 4 % tout en augmentant du même pourcentage et au même rythme les dépenses consacrées aux secteurs sociaux. Une performance « à la tunisienne », qui se traduit par l’émergence d’une classe moyenne grande consommatrice de biens hier inconnus : électricité, eau, téléphonie mobile, Internet, loisirs… Last but not least, dans ce pays où, pour paraphraser Lyautey, gouverner, c’est (aussi) pleuvoir, les précipitations de l’hivernage 2003 ont été particulièrement abondantes.
Certes, revers quasi inévitable de la médaille, les phénomènes d’enrichissement illicite et de corruption, amplement dénoncés par l’opposition, sont aujourd’hui plus fréquents – et plus voyants – qu’il y a vingt ans. Mais pas plus que son prédécesseur, Ould Taya ne s’est personnellement enrichi au pouvoir, et si l’argent était beaucoup moins abondant sous Haïdallah, donc plus rares les occasions de le détourner, certains de ses proches d’alors n’en ont pas moins amassé d’intéressantes fortunes. Pour le reste, son action propre et sa pédagogie du développement à la fois volontariste et autoritaire s’ajoutant à l’évolution normale de tout pays vers la modernité, Maaouiya Ould Taya n’a aucune difficulté à affirmer que la Mauritanie d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de son prédécesseur : on y vit bien mieux, moins mal pour certains, dans un environnement apaisé.
Ce dernier point n’est pas le moindre. Même si l’extérieur ne vote pas, la quasi-totalité des partenaires de la Mauritanie – à l’exception de la Libye et peut-être de l’Arabie saoudite – souhaite la reconduction du président sortant, autant qu’elle s’inquiète des bouleversements diplomatiques et régionaux que pourrait susciter le retour au pouvoir de Khouna Ould Haïdallah. Les Américains craignent une rupture avec Israël ; les Français et les Marocains, un retour de balancier en faveur du Polisario et donc la fin de la neutralité mauritanienne dans l’affaire du Sahara ; les Algériens redoutent l’irruption d’une forte composante islamiste à Nouakchott susceptible de servir de base de repli à leurs propres activistes ; et les Sénégalais – tout au moins Abdoulaye Wade -, la perte d’une relation de confiance « de président à président » mutuellement profitable. Conscient de ce déficit d’image, Haïdallah envisage, dit-on, de se rendre dans les quatre pays frontaliers de la Mauritanie. Nul doute qu’il lui faudra autre chose qu’un simple slogan – « Dix-neuf ans, ça suffit » – pour les convaincre qu’il n’est pas un homme du passé. Et pour le faire oublier.

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