Reality show à Brazzaville

Après un mois de spectacle judiciaire qui a passionné les Congolais et permis aux familles d’exprimer leur douleur, la leçon paraît évidente : même contesté, même imparfait, le procès des disparus du Beach aura été un exercice et un exorcisme salutair

Publié le 29 août 2005 Lecture : 8 minutes.

Ce qui était, à l’origine, une promesse explicite faite par Denis Sassou Nguesso à Jacques Chirac – organiser à Brazzaville un procès « crédible » sur l’affaire des disparus du Beach afin de conforter a posteriori la décision de la justice française d’annuler toute procédure en ce domaine – est devenu, un mois durant, la série culte de la télévision congolaise. Mieux qu’un feuilleton brésilien ou nigérian, aussi captivant qu’un match des « Diables rouges », ce procès public et éminemment politique aura réuni autour des écrans et des postes de radio, chaque après-midi ou presque, une bonne partie de la population de la capitale. Malin, le général Norbert Dabira, inspecteur général des forces armées, mais aussi patron de la chaîne privée DRTV – qui retransmettait elle aussi les débats en direct -, a, dès le lendemain du verdict, mis sur le marché l’intégralité du procès en 36 DVD. Prix du lot : 500 000 F CFA. Détail piquant : Dabira est lui-même l’un des acteurs de cette saga puisqu’il figurait sur le banc des accusés ! En cette période de saison sèche au ciel laiteux, entre chopes de bière et verres de molengue (vin de palme), les Congolais ont donc vécu au rythme d’une pièce de reality show judiciaire qui prit parfois des accents de conférence nationale et rappela par instants, aux plus anciens, le procès des assassins présumés de Marien Ngouabi, il y a une trentaine d’années.
Vue de l’extérieur, la conclusion du procès – l’acquittement, pour chacun des quinze accusés – peut laisser croire que tout était ficelé et décidé d’avance. Ceux qui défendent cette thèse, essentiellement les ONG et les plaignants à l’origine de la procédure française, ont, il est vrai, pour l’étayer quelques arguments de poids : instruction trop rapide, Cour nommée par le pouvoir, avocats des inculpés pris en charge par l’État, audition souvent expéditive des parties civiles, etc. À l’évidence, les conditions d’une totale impartialité à l’anglo-saxonne (si ce n’est à la française) n’étaient pas réunies au tribunal de Brazzaville. Pour autant et au vu des débats, non seulement ce procès imparfait n’aura pas été inutile, mais son issue même n’était pas aussi prévisible, dans l’esprit des accusés, qu’on pourrait le croire. Un mois d’audiences auront ainsi permis de lever une bonne partie du voile de silence qui recouvrait jusqu’ici les événements de mai 1999. En six convois d’un millier d’individus chacun, des Congolais réfugiés en RD Congo retraversent alors le fleuve pour rentrer à Brazzaville dans le cadre d’une opération co-organisée par le gouvernement congolais et le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (grand absent d’un procès auquel il a refusé de venir témoigner). Le contexte est extrêmement tendu puisque au même moment les rebelles Ninjas du pasteur Ntoumi multiplient les actions de guérilla dans la région du Pool et jusqu’à la périphérie nord de Brazzaville. Or la totalité des réfugiés appartiennent, à l’instar de Ntoumi et de ses Ninjas, à l’ethnie larie. Un tri a lieu à leur arrivée au Beach de Brazzaville, où opèrent, selon les attendus du jugement, « des unités hétérogènes et sans grande discipline ». Plusieurs dizaines de présumés suspects seront alors arrêtés et disparaîtront sans laisser de traces.
Cela, qui est le coeur du drame, la Cour criminelle de Brazzaville l’a dit et reconnu puisqu’elle a condamné l’État congolais, jugé responsable, à verser à une soixantaine de parties civiles des indemnités compensatoires – 10 millions de F CFA par famille de disparu, sommes jugées insuffisantes par ces dernières, qui ont décidé de se pourvoir en cassation auprès de la Cour suprême. Avec cette reconnaissance de responsabilité, une partie de l’abcès a donc été vidée. Les audiences auront permis aux victimes – et à leurs avocats – de parler, de verser des larmes et de faire état de l’autisme, voire du mépris, auquel elles se sont souvent heurtées pendant plus de six ans. Surtout, elles auront offert à l’opinion le spectacle de généraux et de colonels assis pendant des heures, serrés les uns contre les autres sur le banc des accusés, contraints de déshabiller leur vie en public, de se confronter aux témoins à charge et de répondre au simple qualificatif d’« accusé untel ». Dans un pays, dans une culture, où la forme compte autant (si ce n’est plus) que le fond, la vision de ces intouchables redoutés, préalablement déchus de leurs grades et de leurs décorations par décret présidentiel, réduits à l’état de simples inculpés, avait quelque chose de surréaliste. Impitoyables, les téléspectateurs en redemandaient, au point que lorsque l’avocat le plus pugnace des parties civiles, Hervé Ambroise Malonga, annonça avec fracas qu’il se retirait d’un procès qualifié par lui de « parodie » en enjoignant à ses clients de l’imiter, nombreux étaient ceux qui espéraient qu’il ne serait pas suivi afin que le show puisse continuer – ce qui, effectivement, a été le cas.
Un spectacle, donc. Avec ses acteurs, bons ou moins bons, et ses stars du barreau, parfois brillantes, parfois confuses et guère avares d’effets de manches. Les Congolais Pena Pitra, Nkouka, Mongo, Petro, Galiba, Quenum, les Français Versini Campinci, Saint Pierre, Richard, Devillers, le Béninois Dossou : tous ces avocats sont devenus des vedettes locales à l’instar du procureur général Jean-Armand Mbemba, qui a requis contre les accusés, mais aucun n’a atteint le degré de notoriété du président de la Cour criminelle, Charles-Émile Apesse. Cet originaire du Nord, homme de confiance du pouvoir puisqu’il dirigea la Commission électorale nationale en 2002, est parvenu, dans le cadre qui lui était imparti, à faire oublier (ou presque) les circonstances controversées de sa nomination. Habile, volontiers pédagogue, passant non sans talent d’un registre à l’autre – tour à tour instituteur, moraliste, philosophe, juriste et caporal chef -, Apesse a crevé l’écran. Lui-même victime, il y a quelques années, alors qu’il était magistrat à Pointe-Noire, d’un abus des forces de l’ordre, le président de la Cour a assuré la police des audiences sans ménager quiconque. D’où sa popularité dans les ngandas (bars) de Brazza : question de forme plus que de fond, encore une fois.
C’est cette volonté de crédibiliser le procès qui a poussé Charles-Émile Apesse à différer au 17 août l’énoncé d’un verdict que chacun attendait au plus tard pour la veille du 15 – jour de la fête nationale. Ce délai a d’ailleurs plongé certains des accusés dans les affres de l’angoisse et leurs partisans dans celles de la colère. Certes, en se cantonnant strictement aux faits survenus dans le périmètre du port de Brazzaville en mai 1999 et en refusant d’ouvrir la boîte de Pandore, éminemment dangereuse pour l’unité d’un pays fragile, des guerres civiles de 1997 et 1998, la Cour ne pouvait que constater l’absence de preuves directes à l’encontre des inculpés. Tout au plus certains d’entre eux pouvaient-ils être considérés comme « responsables mais pas coupables » – une thèse d’ailleurs reprise à son compte par le procureur, qui a fait appel dans son réquisitoire à l’intime conviction des juges et des jurés. Il n’empêche : après avoir écarté le chef d’inculpation, il est vrai intenable, de « génocide », Jean-Armand Mbemba a requis des peines dont la lourdeur a fait craindre le pire aux proches de certains accusés : plus de cinquante années de prison au total. N’allaient-ils pas être sacrifiés sur l’autel d’un règlement arrangé ? Tout le paradoxe de ce procès est là : ce n’est pas tant le choc que risquait de provoquer au sein des parties civiles – et par-delà, dans la région du Pool et parmi les Laris – un acquittement général que pouvaient craindre les responsables de l’ordre public, mais bien plutôt celui qu’auraient déclenché des condamnations, même avec sursis, d’accusés qui sont pour l’essentiel des piliers du pouvoir en place et que l’on sentait fort peu enclins à jouer le rôle de boucs émissaires. Des généraux comme Blaise Adoua ou Guy Pierre Garcia, qui n’ont accepté de comparaître qu’à reculons, sont ainsi considérés comme des héros de guerre par toute une partie des Congolais, et leur collègue Jean-François Ndenguet est celui qui a ramené l’ordre et la sécurité dans la capitale en sévissant sans états d’âme contre les ex-miliciens de tous bords, y compris ceux de son propre camp. Tous trois, à l’instar de treize accusés sur quinze, sont originaires de la même région que le chef de l’État et tous trois ont ce qu’on appelle à Brazzaville des « écuries » – c’est-à-dire des partisans, tant dans la capitale qu’au « village », susceptibles de bouger. À la veille du verdict, une tension palpable régnait d’ailleurs tant dans Brazzaville – et pas seulement dans le quartier lari de Bacongo – que dans la partie septentrionale du pays.
Seul, en définitive, Denis Sassou Nguesso sait si, dans cette affaire, on a frôlé le pire ou simplement joué à se faire peur. Conscient de l’extrême délicatesse du sujet, le président congolais s’est efforcé, durant ces trois semaines, d’apparaître au-dessus de la mêlée et de donner le change. Lors de son discours du 8 août sur l’état de la nation, il s’est contenté de souhaiter que de ce procès « jaillisse toute la lumière, toute la vérité, toute la justice » sur l’affaire du Beach. Le 15, jour de la fête nationale, sous un chapiteau dressé à Impfondo, en pleine forêt équatoriale, il a dansé la rumba jusqu’au bout de la nuit, comme si de rien n’était, au son du célèbre orchestre cubain Aragon. Et c’est en toute discrétion qu’il a reçu, le 22, en sa résidence de Mpila, les quinze ex-accusés préalablement rétablis dans leurs grades et leurs décorations. Lors d’une courte allocution, il leur a demandé de se taire, de n’accorder aucune interview et de ne pas commenter le verdict. Rien qui puisse ressembler à du triomphalisme et laisser à penser qu’un camp l’a emporté sur un autre. Pour deux raisons : Denis Sassou Nguesso sait qu’en France l’affaire n’est pas tout à fait éteinte puisque la Cour de cassation se prononcera en février 2006 sur l’annulation de la procédure prise par la Cour d’appel de Paris. Il sait aussi que l’exorcisme, même partiel, dont le tribunal de Brazzaville a été le théâtre pendant un mois, a un prix : celui de la modestie.

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