Mathias Doué, pompier ou pyromane?
Après neuf mois de silence, l’ancien chef d’état-major se dit décidé à faire partir le président Gbagbo « par tous les moyens ». Quelles sont ses intentions réelles ? Et sur quelles forces peut-il compter pour y parvenir ?
Volonté de prendre une revanche – et les armes – après neuf mois de retraite forcée ou appel lancé à la communauté internationale sur la dégradation de la situation ivoirienne ? Quelle que soit la motivation de sa réapparition du 19 août, le général Mathias Doué, ancien chef d’état-major (Cema) de l’armée ivoirienne, a semé un vent de panique à Abidjan. Si le dessein de ses menaces proférées à l’encontre de Laurent Gbagbo et de son entourage était de faire changer la peur de camp, ou à tout le moins, de déstabiliser la grande muette, l’opération est réussie. Son projet annoncé de contraindre Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir « par tous les moyens » si la communauté internationale ne s’en chargeait pas rapidement et « dans la douceur » aura également eu pour effet de ranimer la panique dans les rues de la capitale économique.
Quelques feux d’artifice tirés pour l’anniversaire de l’entreprise américaine Western Union auront suffi le 20 août à précipiter les « Jeunes patriotes » sur les barricades – pourtant démantelées depuis novembre dernier – et à obliger le chef d’état-major Philippe Mangou à s’éclipser de sa propre cérémonie de noce pour intervenir à la télévision et calmer les populations. Les caciques du clan Gbagbo (Pascal Affi Nguessan, Bertin Kadet, Simone Gbagbo ou encore Charles Blé Goudé) y ont tous été de leurs remarques, traitant l’ancien Cema de « traître », de « kyste » ou encore de « joker des commanditaires de la rébellion ». Résultat immédiat : les questions à l’ordre du jour – la démobilisation des milices qui devait se terminer le 24 août, le désarmement des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion) et la publication des listes électorales normalement obligatoire trois mois avant le scrutin prévu pour le 30 octobre – ont été reportées sine die.
En affirmant tout haut ce que tout le monde pense tout bas (« Personne ne croit à la possibilité d’organiser des élections transparentes qui puissent conduire à des résultats acceptables », a-t-il affirmé sur RFI), Mathias Doué a montré à la communauté internationale que la moindre menace verbale pouvait faire bégayer les frêles accords de paix, tout en renforçant le sentiment grandissant d’instabilité qui domine depuis la dernière rencontre des principaux protagonistes de la crise à Pretoria le 28 juin. Et laisse présager le pire en cas de réel coup de feu.
En guise de réponse à ses déclarations, Doué n’a obtenu de la communauté internationale que des rappels à l’ordre. Le ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, a demandé à « chacun de respecter les engagements pris » tandis que l’Opération des Nations unies en Côte d’ivoire (Onuci) dénonçait « toute déclaration appelant au renversement des institutions » du pays, estimant qu’elles mettaient en péril la médiation de l’Union africaine (UA). Du côté de Pretoria, le médiateur Thabo Mbeki n’a, comme à son habitude, pas réagi. À Abidjan, les forces d’interposition semblent davantage inquiétées par la récupération qui peut être faite des menaces de Doué pour entraver le processus de paix que par la réalité d’un coup d’État.
L’appel de Doué est pourtant d’autant plus inattendu qu’il est proféré par un homme connu pour sa discrétion et sa modération. Le « Chinois » – surnom qui lui colle à la peau depuis son passage dans les ambassades asiatiques – avait certes été piqué au vif par l’humiliation vécue en novembre, au lendemain de l’échec de la reconquête du Nord, quand il a été forcé de passer la main à Philippe Mangou depuis son lit d’hôpital et de déclarer publiquement le bonheur qu’il ressentait « de voir le fils succéder au père ». Il lui a fallu neuf mois pour retrouver la santé. Neuf mois aussi pour préparer ce qu’il a toujours réussi à faire depuis son entrée dans l’armée ivoirienne : retomber sur ses pattes. Sa dernière sortie est-elle la première phase d’un « coup » médiatique plutôt que militaire ?
Certes déjà rompu à l’exercice du coup d’État (il faisait partie des putschistes qui ont destitué Henri Konan Bédié le 24 décembre 1999), le mystérieux général de division, 59 ans, proche de ses soldats, respectueux de l’institution militaire, formé entre Saint-Cyr-Coëtquidan et Hambourg, n’était pas célèbre pour ses prises de position fermes. Il s’est d’ailleurs effacé derrière le chef de l’État jusqu’à son limogeage, malgré leurs divergences de vue. L’intello de service a avoué avoir passé ces derniers mois « dans la tranquillité, la réflexion et l’écriture ». Juriste, républicain, mais aussi loyal notamment envers Laurent Gbagbo dont il était proche, il s’était opposé à la garde rapprochée du président dès le début de la crise (notamment à Moïse Lida Kouassi et Bertin Kadet) en prônant le cessez-le-feu plutôt que la solution armée. Le voilà aujourd’hui transformé en pompier pyromane.
Encore faudrait-il qu’il ait réellement la possibilité de renverser par les armes un pouvoir fragilisé, mais qui se radicalise. Du côté des soutiens, Mathias Doué peut compter sur les Forces nouvelles de Guillaume Soro pour mettre à nouveau le pays à feu et à sang. Le jeune chef n’a pas caché sa satisfaction devant la rébellion de son aîné et a avoué au quotidien français Le Monde être prêt à mobiliser ses troupes dès les premières attaques. Plus important, Doué peut compter également sur une partie des soldats loyalistes démotivés et déçus par le traitement qu’on leur réserve et, surtout, sur des officiers frustrés, voire remerciés. Au premier rang desquels se trouve le populaire lieutenant-colonel Jules Yao Yao, ancien porte-parole des Fanci (Forces armées nationales de Côte d’Ivoire), deuxième sur la liste des « purges » effectuées par le chef de l’État au sein de l’armée et limogé le 23 juin. Les récentes accusations de cet officier supérieur contre les proches de Gbagbo, depuis son passage à tabac le 28 juin à sa sortie de l’ambassade de France et la mort de son compagnon le colonel-major Ali Désiré Bakassa Traoré, ne sont pas étrangères à la volonté de Mathias Doué de « se rappeler au bon souvenir » des Ivoiriens en brandissant la menace de la guerre civile.
Ces alliances surprenantes entre le Guéré qu’est Doué et le Dioula qu’est Soro, à l’image de la réconciliation des frères ennemis houphouétistes, Henri Konan Bédié et Alassane Dramane Ouattara (ADO) signée en mai à Paris, montrent qu’au-delà des divisions ethniques, idéologiques ou politiques, de nombreux acteurs de la crise ivoirienne se retrouvent peu à peu dans le même camp, réuni par un seul slogan : « Tout sauf Gbagbo ».
Dans l’interview qu’il a accordée à J.A.I., alors qu’il n’était encore rentré ni en Côte d’Ivoire ni même en Afrique de l’Ouest, l’ancien chef d’état-major explique comment il s’est retrouvé de l’autre côté de la barrière et revient sur ses déclarations du 19 août. Que veut-il ? Avec qui ? L’homme le plus secret de la grande muette en dit un peu plus.
Jeune Afrique/l’Intelligent : Quand vous affirmez que vous allez faire partir Laurent Gbagbo par tous les moyens, ne faites-vous pas tout simplement l’annonce d’un coup d’État militaire ?
MATHIAS DOUÉ : Non, je n’annonce pas un coup d’État militaire. Vous conviendrez avec moi qu’un coup d’État en préparation ne s’annonce pas. Je ne fais qu’attirer l’attention de la communauté internationale et des autorités ivoiriennes sur le feu qui couve, et je suggère une approche pragmatique qui préservera le pays du chaos.
JAI : En renonçant délibérément à l’effet de surprise, ne craignez-vous pas de réduire vos chances de réussite ?
MD : Je ne recherche pas « d’effet de surprise ». Je ne raisonne pas en termes de « chances de réussite ». J’en appelle au réalisme de la communauté internationale et à la sagesse des autorités politiques de mon pays.
JAI : Vous préparez donc moins une action militaire qu’une action psychologique de déstabilisation de l’armée ivoirienne ?
MD : Si cette action peut aboutir par le seul effet de sa nature psychologique, ce sera une belle victoire imputable à tous. En tout état de cause, il ne s’agit pas, en ce qui me concerne, de déstabiliser l’armée ivoirienne.
JAI : Le pouvoir affirme que vous êtes un général sans troupes. Aujourd’hui, on ne vous connaît qu’un seul partisan chez les officiers ivoiriens, le lieutenant-colonel Jules Yao Yao. En avez-vous d’autres ?
MD : Une telle affirmation est la preuve que le pouvoir n’a pas une lecture exacte de la réalité sociale du pays qu’il gouverne. Est-ce parce qu’il en est déconnecté ? Est-ce parce que ses conseillers lui en font une lecture délibérément erronée ? Dans un cas comme dans l’autre, ce serait grave, voire dangereux, tout aussi bien pour un pouvoir confronté à des populations agitées par un mécontentement profond, que pour le pays, dont on empêche le prince d’avoir une claire vision du monde et de gouverner sainement. Et c’est dans un tel contexte que le ciel tombe sur la tête de certains dirigeants. Distribuer de l’argent est la pire des solutions, et le prince doit se garder de l’adopter. Dresser une partie de la population contre une autre serait suicidaire.
JAI : L’armée est-elle contrôlée par la présidence ou est-elle divisée ?
MD : L’armée ivoirienne est effroyablement divisée parce qu’elle a été politisée de façon outrancière par le régime actuel. Un pouvoir ne doit pas avoir ses gens et les dresser contre d’autres dans une même armée nationale. Diviser l’armée est une des erreurs qui pourraient être fatales au pouvoir du président Gbagbo, sans qu’il soit nécessaire de perpétrer un coup d’État. Le mode de gestion des Forces de défense et de sécurité (FDS) en a brisé la cohésion et a fait disparaître l’esprit militaire. C’est une réalité qui se vit au quotidien, de manière dramatique. Dans l’armée, la gendarmerie et la police, les conditions de vie et de travail se sont sérieusement dégradées. Les conditions d’avancement suscitent des mécontentements à cause des injustices dont souffre la masse.
JAI : Pascal Affi Nguessan, le président du parti de Laurent Gbagbo, affirme : « Ce qui anime Mathias Doué et Jules Yao Yao, c’est un sentiment de vengeance. Ils n’acceptent pas d’avoir été révoqués pour incompétence. » Que répondez-vous à cela ?
MD : Pascal Affi Nguessan ne l’a pas dit méchamment. Il sait ce que nous avons fait pour empêcher la liquidation de l’État. Aucune ambassade n’a fermé. Le pays n’a pas été placé sous tutelle onusienne. Aucune partie du pays n’a fait sécession. Nous avons permis à l’État de gérer la crise de telle sorte que le président Gbagbo soit reconnu comme chef suprême des armées. Le 4 juillet 2003, les FDS et les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN) ont déclaré qu’elles se plaçaient sous l’autorité du président Gbagbo, à qui nous avons ramené les rebelles d’hier. Imaginez en Afrique des rebelles qui déjeunent avec le chef de l’État qu’ils ont reçu pour mission de renverser !
Lorsqu’il a été question de réagir par les armes aux attaques de la rébellion, les FDS ont donné le meilleur d’elles-mêmes. Puis, à la suite des rencontres de Lomé, de Marcoussis et de Kara, un contexte de paix s’est ouvert. Dans leur déclaration conjointe du 4 juillet 2003, les deux parties ont mis définitivement fin à la guerre en Côte d’Ivoire. Depuis cette date, il n’y a pas eu de reprise de la guerre à proprement parler. Au niveau de l’état-major, nous avons donc procédé à une rupture de stratégie et soumis à l’autorité politique un schéma en quatre phases qui devait affaiblir progressivement le caractère nocif de la rébellion et rétablir la suprématie de l’autorité de l’État. Ce plan devait conduire aux élections d’octobre 2005 dans un contexte de réconciliation nationale.
Ce schéma a été agréé par l’autorité politique. Nous avons donc commencé à le mettre en oeuvre. Et l’exécution de notre feuille de route nous a rapprochés de la position du ministre d’État Aboudramane Sangaré [NDLR : l’un des chefs de file du Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo], qui parlait d’un « retour à la paix par la négociation politique ». Car il s’agit avant tout d’une querelle entre frères. Malheureusement, dès octobre 2003, les militaires ont pris une bonne longueur d’avance sur les politiques dans la réalisation de ce programme. L’entourage du président n’a pas procédé au changement stratégique que commandait l’évolution de la situation. Il a enfermé le président dans sa logique de guerre. Pourtant, le président Gbagbo avait bien compris le mécanisme, tout comme Affi Nguessan qui, au demeurant, a joué honnêtement sa partition.
Bref, nous ne réagissons pas par vengeance. Nous venger de qui ou de quoi ? À l’état-major, nous avons géré ce conflit avec le souci d’éviter à notre pays une crise qui pourrait durer des années. Inutilement. À moins que des personnes ne tirent profit de cette situation de « ni guerre ni paix ». Le peuple ivoirien ne mérite-t-il pas qu’on lui offre enfin la paix ? C’est notre préoccupation majeure.
JAI : Vous avez été révoqué en novembre 2004. N’auriez-vous pas mieux fait de démissionner ? Pourquoi n’êtes-vous pas allé au bout de vos intentions les trois fois où vous avez proposé votre démission et où celle-ci a été refusée ?
MD : Il faut savoir comment fonctionne le système dans lequel nous évoluons. Insister sur ma démission et réagir sur un coup de tête aurait mis en péril la vie des miens, celle de mes collaborateurs et de certains de mes amis. C’est une réalité que j’ai prise en considération, pesée et soupesée.
JAI : Avec Jules Yao Yao, vous dénoncez aujourd’hui les escadrons de la mort. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait dès 2002 ?
MD : Nous en avions parlé très souvent avec les autorités du palais présidentiel. J’ai personnellement convoqué à l’état-major certains des membres des escadrons de la mort. J’ai envoyé des gens vers des personnalités qui pouvaient neutraliser l’influence de ce phénomène, dont la solution relève en réalité du pouvoir.
JAI : Quand vous dites que le départ de Laurent Gbagbo est la condition unique pour le retour de la paix en Côte d’Ivoire, vous prenez le contre-pied de la médiation de l’Union africaine conduite par Thabo Mbeki. Ne craignez-vous pas d’être très isolé sur la scène internationale ?
MD : Pour le commun des mortels, la communauté internationale est une grosse machine, lourde à mouvoir, qui n’entend rien, ne voit rien, ne sait rien. En réalité, elle fonctionne de façon rationnelle avec des personnes compétentes et expérimentées. Il serait invraisemblable, et donc très surprenant, que la communauté internationale ne dispose pas, à ce stade, des pièces à conviction qui lui permettent de boucler le dossier Côte d’Ivoire.
JAI : Deux jours après votre déclaration du 20 août sur RFI, la France a invité « chacun à respecter les engagements » pris en avril dernier à Pretoria. Ne vous êtes-vous pas senti désavoué ?
MD : Pas du tout. Refaites une lecture des différentes réactions des diverses instances qui se sont prononcées et vous verrez à quel point la subtilité qui caractérise leurs déclarations en rend les termes pertinents.
JAI : En dehors des Forces nouvelles, aucun parti et aucun État ne semble soutenir votre démarche. Êtes-vous seul ? Avez-vous des contacts avec des chefs d’État d’Afrique de l’Ouest ou avec d’autres présidents africains ?
MD : Je ne suis pas Jean-Baptiste qui crie dans le désert. Regardez, et vous verrez.
JAI : Avez-vous adhéré aux Forces nouvelles, ou allez-vous le faire ?
MD : Le 4 juillet 2003, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire et les Forces armées des Forces nouvelles ont affirmé leur subordination au président de la République et au gouvernement de réconciliation nationale. Les Forces nouvelles ont donc soutenu le retour à l’unité et à la concorde nationale. Ce jour-là, quand la rébellion a fait une telle déclaration au palais présidentiel devant le chef suprême des armées, je n’ai pas pu m’empêcher de dire avec la plus grande sincérité au président Gbagbo, en le regardant droit dans les yeux : « Monsieur le Président, vous êtes un homme chanceux. Alors qu’ailleurs, sur cette terre africaine, des sociétés sont liquidées après des décennies d’aberrations tragiques, vous en sortez grandi. Offrez la paix à votre peuple pour la fin de l’année, et tout sera accompli. » Pour toute réponse à cette adhésion historique à son destin, que nous a dit le président, ce 4 juillet 2003 ? « Je considérerai la guerre finie quand j’en déclarerai moi-même la fin. » Vous voyez la suite ? Nous la vivons.
JAI : Le 20 août dernier, vous avez dit que vous étiez en train de faire vos bagages pour rentrer au pays. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
MD : Je suis sur le continent, en partance pour la sous-région.
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