L’islamisme, ou le délire qui tue

Pourquoi et comment en vient-on, au nom de sa foi, à massacrer des innocents et, le cas échéant, à sacrifier sa vie ? Dans la seconde partie de l’entretien qu’il nous a accordé, le psychanalyste tunisien s’efforce d’apporter quelques éléments de réponse.

Publié le 29 août 2005 Lecture : 19 minutes.

Après avoir longuement évoqué les rapports, souvent marqués par une incompréhension et une méconnaissance réciproques, entre islam et psychanalyse (J.A./l’intelligent n° 2327-2328), l’analyste tunisien Fethi Benslama s’efforce de démonter les mécanismes psychiques sur lesquels repose ce qu’il appelle le « national-théo-scientisme ». Autrement dit, le phénomène islamiste.
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Jeune afrique/l’Intelligent : Vous parliez de psychose à propos de la crise que traversent aujourd’hui les sociétés musulmanes. Le discours islamiste doit-il être assimilé à un délire ?
FETHI BENSLAMA : Oui, avec l’aile la plus extrémiste du mouvement islamiste, nous sommes devant un délire, un délire de masse. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que des masses entières sont prises dans un délire. De tels phénomènes ont lieu lorsque des peuples s’aperçoivent que leurs références ne sont plus connectées avec le monde dans lequel ils vivent. Elles ne leur permettent plus de lire le présent. Au XXe siècle, la montée des mouvements d’extrême droite en Europe a eu la même origine. Le nazisme, en particulier, n’était-il pas une idéologie fondée sur une théorie biologique, un scientisme qui a conduit à un délire collectif dont on a pu voir les effets ? Il y a des dizaines d’autres exemples. On a souvent traficoté la lecture de la Bible pour la relier avec une approche prétendument scientifique, comme le font aujourd’hui les islamistes avec le Coran.
On nous présente désormais le christianisme et le judaïsme comme les deux véritables berceaux de la laïcité, mais ce n’est pas sérieux. Il suffit de se rappeler que Spinoza a été persécuté pour son rationalisme. Et de voir ce qui se passe, aujourd’hui encore, aux États-Unis avec les mouvements religieux qui prétendent réfuter Darwin. Alors que l’islam a connu au cours de son histoire des périodes de sécularisation extrêmement fécondes. C’est Averroès qui a dit – comment cette phrase serait-elle perçue aujourd’hui dans un milieu musulman ? – qu’il n’y a « rien dans la Révélation que la raison, par ses propres moyens, ne pourrait trouver ». Bref, il y a eu des périodes de sécularisation partout, même si toutes ne se sont pas affirmées contre la religion.

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J.A.I. : Vous évoquiez, outre la question des désordres qui accompagnent l’apparition d’une société moderne, un second apport de l’islam à la psychanalyse. Quel est-il ?
F.B. : J’ai envie, en m’appuyant sur l’islam, de questionner la psychanalyse à propos de problèmes supposés réglés. En particulier, je voudrais réexaminer cette affirmation de Freud selon laquelle Dieu serait le père. Je prends très au sérieux l’enseignement de l’islam à ce sujet, c’est-à-dire que Dieu n’est pas le père. Je pense que, pour bien lire le Coran, il faut remonter en amont, jusqu’à la Bible. On s’aperçoit alors que, dans la Genèse, figure quelque chose d’essentiel à la généalogie du monothéisme. À savoir qu’Isaac n’est pas le fils d’Abraham, lequel n’est qu’un père symbolique puisque c’est Dieu qui doit intervenir dans le corps de Sarah pour qu’elle mette miraculeusement au monde cet enfant. Donc, Isaac est le prototype de Jésus : c’est la même position. Tout comme Abraham est dans la même position que Joseph. Dans le judaïsme et le christianisme, Dieu intervient dans la procréation. Ce qui n’est pas le cas dans l’islam : Abraham ayant fécondé Agar, sa servante, il est un père réel. Dieu n’intervient pas, il est créateur mais pas procréateur.
Il y a donc une bifurcation généalogique. D’un côté, celui de l’islam, Abraham est le père réel, Dieu n’intervient pas dans la procréation d’Ismaël, lequel est exclu et renvoyé dans le désert avec sa descendance. De l’autre, Dieu intervient dans la procréation d’Isaac et de Jésus. C’est à partir de là qu’apparaissent les deux lignées du monothéisme. Et qu’il devient possible d’examiner la constitution du mythe du père dans chaque civilisation.
Les musulmans n’ont pas besoin d’articuler la figure du père à Dieu. D’ailleurs, le père n’est pas si bien vu dans le texte coranique, il est avant tout une source d’illusion. Ainsi, l’islam apparaît comme une religion du fils, qui n’accorde aucun privilège au père dans sa construction dogmatique. Et si le patriarcat est si souvent la règle en terre d’islam, c’est donc pour des raisons antérieures à l’avènement de l’islam. Le mot père n’est d’ailleurs jamais utilisé au singulier dans le texte coranique : on y parle toujours des pères, ou des pères et mères à la fois.

J.A.I. : Quelles conséquences pour la psychanalyse ?
F.B. : Dans la mesure où la psychanalyse est en grande partie fondée sur une théorie du père, elles sont évidemment importantes. Si l’on ne pense plus Dieu à partir du père mais à partir d’une autre place, beaucoup de choses changent.
Pour Freud, Dieu n’est qu’une projection, une image du père, protecteur, etc. Pour Lacan, au contraire, on ne peut penser le père qu’à partir de Dieu, lequel occupe une place vide, la place de l’Autre. Mais il conserve le lien entre Dieu, le père et la paternité, reprenant d’ailleurs dans un de ses séminaires cette formule toute chrétienne des noms-du-Père. Les noms-du-Père sont des signifiants qui, dans le langage, sont essentiels à la construction du sujet. Mais si Dieu occupe vraiment une place vide, pour quelle raison devrait-on conserver cette notion ?
Il faut savoir que, dans la psychanalyse, le père n’est pas le père géniteur, c’est une métaphore. Il appartient à l’univers symbolique. Si un homme se prend réellement pour le père, c’est catastrophique, il rend ses enfants fous. Pour faire simple, disons qu’en se réinterrogeant sur le père, on s’interroge du même coup sur les fondements de l’univers symbolique, et donc sur les fondements de la psychanalyse elle-même.

J.A.I. : Dans votre dernier livre, vous évoquez beaucoup la place de la femme et du féminin dans l’islam. S’agit-il d’un point crucial du rapport entre islam et psychanalyse ?
F.B. : C’est en tout cas central dans mon travail. J’ai écrit ce livre avec l’idée que, si je traitais des périodes de refoulement qui ont marqué l’histoire de l’islam, si je ramenais ces choses refoulées à la surface, je provoquerai peut-être des effets libérateurs. Freud pensait d’ailleurs que toutes les religions ont à voir avec le refoulement. Au fil de ma recherche, j’en suis arrivé à la conviction que la situation de la femme dans l’islam n’est pas ce qu’on en dit le plus souvent. On soutient que l’islam repose sur un système patriarcal, ce qui n’est pas très original. Mais on peut aussi, et surtout, soutenir que le coeur de ce système est le refoulement de la question féminine. C’est plus spécifique, et cela méritait examen.
Une fois encore, je suis retourné à l’origine, à Abraham et à la Genèse. Et il m’est apparu que, dans le texte coranique, tous les protagonistes de la Genèse sont présents, même s’ils ne sont pas nommés. Tous, sauf un : Agar, la servante de Sarah, qui est aussi la femme d’Abraham et la mère d’Ismaël, l’« ancêtre des Arabes ». Le geste de répudiation d’Agar accompli par Abraham à la demande de Sarah, après la naissance d’Ismaël, s’est donc poursuivi à travers son effacement dans le texte coranique. Est-ce parce qu’il était difficile pour le Prophète de dire aux fiers Arabes du désert que leur mère ancestrale était une servante, répudiée de surcroît ? De fait, il y a eu un débat à ce sujet entre les musulmans au VIIIe siècle. Toujours est-il qu’Agar, la seule femme qui, d’après la Bible et comme l’a noté Spinoza, a vu Dieu et s’est vu promettre par Lui une descendance équivalente à celle d’Abraham, est absente du Coran. La figure de la mère fondatrice de l’islam, celle dont procède la généalogie et, par là même, l’ordre symbolique, ne figure pas dans le texte fondateur : voilà un vrai refoulement ! Pour reconstituer le récit originaire, le coup de génie du Prophète fut alors d’imaginer des retrouvailles entre Abraham et Ismaël, une scène qui n’existe pas dans la Bible, tous deux entreprenant ensuite de construire la Maison de Dieu.
J’ai ensuite essayé de montrer que le fondateur de l’islam est dans une posture mariale, ce qui expliquerait d’ailleurs la place importante de Marie dans le texte coranique. Marie et le Prophète étaient l’un et l’autre « vierges de toute lettre » – illettrés, donc -, disent les textes sacrés. Et puis, un ange vient à Marie pour lui insuffler le verbe… et le même ange vint à Mohammed pour qu’il reçoive la lettre. Enfin, je me suis intéressé à l’étymologie du mot qara’a, qui signifie à la fois « lit » et « conçoit » : la réception de la lettre – autrement dit : la capacité à recevoir de Dieu le texte sacré – serait équivalente à une gestation, elle consisterait à se mettre dans une position féminine vis-à-vis de Dieu. Trois éléments – la virginité, la visite de l’ange et la réception de la lettre – mettent donc Mohammed dans une position mariale. Autrement dit, du point de vue de l’islam, le Prophète serait plutôt à la place de Marie que de Jésus.
Même si elle a été refoulée par la suite, il y a dans l’islam, à son origine, au lieu de sa fondation, une part féminine essentielle qui se trouve confortée par le rapport entre Mohammed et sa première épouse. Khadija joue en effet un rôle capital lors de la Révélation. Elle reconnaît en Mohammed le Prophète, lui enseigne la distinction entre l’ange et le démon, etc. Tant que Khadija, la première musulmane, a été vivante, aucun élément défavorable aux femmes n’a été introduit dans le texte de la Révélation, dans le Coran. Ce n’est qu’après sa mort qu’on note un basculement chez le Prophète. J’interprète ce basculement comme un refoulement de sa constitution en tant que sujet prophétique, donc comme un refoulement de la position féminine qui a accompagné la réception de la lettre et du Verbe. À partir de ce moment, c’est le Mohammed de Médine qui domine, c’est-à-dire celui de la conquête, l’homme d’État, etc. Il y a deux Mohammed. Le premier est dans une position mariale. Le second, qui devient un chef, dans une position qu’un psychanalyste pourrait qualifier de phallique, en tout cas une position plus masculine. Laquelle implique le refoulement de la position précédente.

J.A.I. : Quelle a été la conséquence de ce refoulement ?
F.B. : L’islam traite les femmes d’une manière très particulière. La place de ces dernières est en effet très différente dans les autres textes monothéistes. Ce qui laisse à penser que la condition féminine en terre d’islam est en partie déterminée par ce phénomène. En lançant le débat sur la question de la féminité dans l’islam, en tentant de lever ce refoulement, je peux espérer produire certains effets, même si, bien sûr, ce travail doit être poursuivi. En se demandant, par exemple, s’il n’y aurait pas eu, à l’origine, une sorte de surestimation du féminin, qui expliquerait qu’on ait par la suite tenté de réduire drastiquement sa place. Jusqu’à faire de l’islam une sorte de monument contre-féminin, si je puis dire.

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J.A.I. : Cette question de la féminité dans l’islam peut-elle être reliée au phénomène islamiste ?
F.B. : On voit bien que la question de la femme, de son corps, de son statut, est un thème central, voire LE thème central, pour tous les mouvements islamistes. Ces derniers savent très bien que si on touche à cela, tout leur édifice risque de s’effondrer.

J.A.I. : Quelles en sont les conséquences pour la psychanalyse ?
F.B. : Disons, pour donner au moins un exemple, que cela permet sans doute d’approfondir la théorie lacanienne de la jouissance. En particulier, comme je le développe dans mon livre à partir notamment des Mille et Une Nuits, celle de la jouissance féminine, tellement mystérieuse, que la psychanalyse n’est parvenue à théoriser qu’en se référant à la religion, à Dieu, au mysticisme.

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J.A.I. : Pensez-vous que cette interrogation sur certains points théoriques à partir de l’islam puisse contribuer à une sorte de refondation de la psychanalyse ?
F.B. : Je n’irai pas jusque-là. J’essaie simplement d’introduire des interrogations de nature à faire débat. Qu’est-ce qu’on appelle « père » ? S’il ne s’agit que du résultat d’une opération langagière, comme le soutiennent certains psychanalystes, peut-on dire que les pères soient les seuls capables de « porter » le registre du symbolique, les seuls porteurs de métaphore et de langage ? Et pas les mères, donc la moitié de l’humanité ? Est-ce que les femmes peuvent transmettre ce qui a rapport au symbolique sans en passer par le père ? Dans l’islam, on pose Dieu et on pose le langage comme n’ayant pas affaire au genre, au masculin et au féminin, à la paternité, etc. Le Dieu de l’islam n’est ni père ni homme ni femme, mais un Dieu de la parole. C’est très intéressant, car le Dieu de la parole véhicule l’espoir de voir apparaître une nouvelle forme de laïcité liée à une nouvelle conception de l’ordre symbolique. Évidemment, je simplifie beaucoup des questions compliquées, mais on peut mesurer l’importance des enjeux.

J.A.I. : Le rôle du complexe d’OEdipe ne dépend-il pas de la conception que l’on se fait du père ?
F.B. : La théorie de l’OEdipe est une théorie de la genèse du sujet humain. Elle dit, pour simplifier une nouvelle fois, que tout être humain naît dans le conflit du désir entre un homme et une femme. Cela concerne tous les sujets, musulmans compris bien sûr. Ce que je conteste, c’est qu’on utilise cette théorie pour tenter d’expliquer la genèse d’une culture et les fondements d’une civilisation. L’axiome oedipien permet de comprendre l’émergence du sujet humain, mais lorsqu’il s’agit de la constitution des cultures, il s’agit d’autre chose.

J.A.I. : Vous parliez tout à l’heure de « délire » à propos de l’islamisme. N’est-ce pas un peu réducteur ? N’y a-t-il pas des islamistes sincères qui sont avant tout des gens très pieux ?
F.B. : Sans doute, mais un homme pieux peut aussi être délirant. Et je pense qu’une partie de l’islamisme est délirante, en effet. C’est le cas du salafisme, cette théorie née simultanément en Égypte et en Afghanistan, au début du siècle dernier. Du fait de la modernisation du monde et de la création d’États musulmans, disent les salafistes, les sociétés musulmanes ont régressé, elles sont sorties de l’islam. Selon eux, les musulmans n’ont pas avancé dans le sens de la flèche du temps, ils ont traversé le portique de l’origine et en sont revenus à la période préislamique. C’est comme si quelqu’un disait : moi, je suis revenu à avant mon père. Comme si l’on pouvait être le père de son propre père ! Moyennant quoi, les salafistes soutiennent qu’il faut faire repasser les musulmans par l’origine. Voilà pourquoi ils demandent à des musulmans de se convertir – ce qui est plus que paradoxal : délirant. Pour eux, les musulmans ne sont plus musulmans. Si vous y réfléchissez, face à quelqu’un qui tient un tel discours, vous ne pouvez vous dire qu’une chose : il est fou ! Et c’est grave, parce que c’est cette folie qui mène à la violence.

J.A.I. : Pourquoi ?
F.B. : Parce qu’il s’agit d’un délire meurtrier. Ces gens se sont donné à eux-mêmes le rôle de vigile chargé de surveiller la porte de l’origine, afin de replacer ceux qui se sont fourvoyés dans la communauté des humains. C’est un délire paranoïaque, cette envie de ramener les gens, coûte que coûte, dans le bon temps. Vous savez qu’en Algérie on a entendu des islamistes déclarer à leur victime, juste avant de l’égorger : « Remercie-moi, car, par cet acte, je vais te permettre de ne pas mourir apostat ! » Dans un cadre normal, on parlerait de psychopathes. Mais quand se développe un délire de masse, quelqu’un de banal peut devenir un redoutable tueur. Beaucoup de chrétiens le sont bien devenus, eux aussi, pendant les croisades !

J.A.I. : Est-ce applicable à Oussama Ben Laden ou s’agit-il, en l’espèce, d’une violence d’une autre nature ? Ben Laden incarne-t-il une théorie ?
F.B. : Je ne le pense pas. Il me semble davantage avoir une posture de vengeur. Il y a autour de lui, dit-on, une « nébuleuse », et c’est vrai que tous ne tiennent pas le même discours. Ils ont même parfois réussi à rallier des gens éloignés de leur propos. Mais lorsqu’on considère les attentats du 11 septembre 2001, il me semble évident qu’il s’agit avant tout d’un acte de vengeance. C’est-à-dire un acte qui procède de l’idée que des musulmans sont victimes d’une injustice, que cette injustice n’a pas été réparée et donc qu’il faut obtenir réparation soi-même. C’est le raisonnement du justicier. Un justicier qui intervient partout où la situation le permet. Aujourd’hui surtout en Irak et en Arabie saoudite, là où il y a matière à dénoncer l’injustice.

J.A.I. : En quoi un psychanalyste peut-il repérer mieux qu’un autre certaines caractéristiques du phénomène islamiste ?
F.B. : Tout ce que j’ai essayé de montrer dans mon travail, c’est que l’islamisme est une construction moderne. Contrairement à ce qu’on a beaucoup dit, il n’est pas seulement un intégrisme tourné vers le passé. Quand on analyse le discours islamiste, on s’aperçoit qu’on n’a pas affaire à des gens qui voudraient s’en tenir aux préceptes stricts de leur religion, vivre selon la tradition, etc. On y trouve un mélange de scientisme, de nationalisme – beaucoup de nationalisme – et des rudiments – mais seulement des rudiments – de théologie. J’ai appelé ça le national-théo-scientisme. C’est un cocktail nouveau, sans précédent dans l’histoire de l’islam, qui est apparu, on l’a vu, au moment précis où la tradition a commencé à se disloquer après l’entrée des sociétés musulmanes dans le monde de la science. C’est une tentative de bricolage en vue de reconstituer un mythe identitaire, ce qui est bien loin de l’intégrisme. C’est un projet moderne, et qui ne se réduit pas au salafisme que nous avons évoqué. Il se propose, jusque dans la folie parfois, de faire exister un sujet moderne, puisque l’ancien est disloqué. Et cette opération intéresse évidemment un psychanalyste.

J.A.I. : Pourquoi ce phénomène n’a-t-il lieu qu’aujourd’hui. Pourquoi pas il y a un demi-siècle ou davantage ?
F.B. : Les débuts du phénomène de modernisation sont anciens. Et ses conséquences aussi. Mais celles-ci n’ont pris une forme aiguë et violente que récemment. Les élites ont été les premières touchées par le processus, quand il a fallu construire des États plus ou moins modernes. Par l’éducation, les médias, le progrès technique, la modernisation a touché de plus en plus largement la société. Dans toutes les grandes métropoles des pays musulmans, on constate désormais une division entre la ville traditionnelle et la ville moderne. Il a fallu un siècle pour que la majorité de la population soit touchée, et ce n’est pas fini.

J.A.I. : C’est donc avec la modernisation, et contre elle, que l’islamisme a surgi et s’est développé. Nous ne sommes alors pas au bout de nos peines ?
F.B. : Hélas ! non. Et cela durera aussi longtemps que les États et les gouvernements resteront ce qu’ils sont et demeureront incapables de penser ces problèmes-là, et, par la même occasion, l’avenir. Ils empêchent ceux qui ont des idées sur ces questions cruciales de s’exprimer, de transmettre le fruit de leurs réflexions. Personne, du coup, ne prend conscience de l’ampleur du bouleversement subjectif en cours, de l’évolution civilisationnelle qui est en train de se produire. Il est probable que, dans cinquante ans, nous serons encore confrontés aux mêmes problèmes. Si, du moins, les dirigeants actuels restent en place, et si, dans les pays arabes, on continue de détruire la dimension politique au sens fort du terme, c’est-à-dire la capacité à soigner la communauté des hommes. Et comme les analyses des dirigeants occidentaux ne sont pas, en général, meilleures que celles des nôtres, l’impulsion ne viendra pas d’ailleurs. Quand les Américains occupent l’Irak pour, disent-ils, convertir la population à la démocratie, ils montrent qu’ils n’ont rien compris. C’est une « réponse » qui ne peut que rendre les gens encore plus fous. Ce qui explique, au passage, l’enlisement des Américains dans cette région.

J.A.I. : Que dire du phénomène des kamikazes, qui, après la Palestine, ressurgit en Irak et, tout récemment, en Europe ?
F.B. : Dans Mourir pour la patrie, l’historien allemand Ernst Kantorowicz, récemment décédé, montre qu’il s’agit exactement du même phénomène quand on accepte de mourir pour sa patrie ou pour son Église. Cette question du suicide me paraît une vieille histoire, qui rappelle des choses qui ont existé de tout temps. Quand, pendant la Première Guerre mondiale, vingt mille ou trente mille soldats se faisaient, en une seule journée, trucider, était-on si loin de la question des kamikazes ? Ces gens savaient qu’ils n’avaient à peu près aucune chance de revenir quand on leur ordonnait de se lancer à l’assaut de telle colline imprenable. Quand on vous dit : vous allez mourir pour votre Dieu et pour gagner le paradis, est-ce si différent que de mourir pour la patrie, autrefois, en Europe ?

J.A.I. : Dans le cas des armées classiques, il y a une différence de taille puisqu’on n’est quand même pas absolument certain de mourir…
F.B. : Je ne suis pas sûr qu’il y ait une si grande différence. De fait, la certitude de la mort n’était pas sensiblement inférieure, dans de nombreux cas, pendant la guerre de 14-18. De toute façon, les suicides collectifs ont toujours existé, dans diverses sociétés. Il est vrai que, dans la tradition de l’islam, le phénomène n’est pas courant. En principe, l’islam n’incite pas quelqu’un à aller vers une mort certaine. Il y a d’ailleurs un débat entre les théologiens pour savoir si les kamikazes doivent être considérés comme des martyrs ou comme des suicidés. Mais la question du sacrifice suprême pour une cause majeure n’est pas nouvelle. Tout système, toute construction collective, y compris le nationalisme, y compris même la démocratie, comporte une dimension sacrificielle que des circonstances historiques exceptionnelles – injustice, occupation, etc. – peuvent réactiver.
Que le sujet lui-même devienne aujourd’hui une arme constitue sans doute une relative nouveauté, mais n’est quand même pas sans précédent. Dans les cas anciens de sacrifice, on espérait provoquer un désarroi total chez l’ennemi. La logique est la même aujourd’hui, au moins pour ceux qui envoient les kamikazes. Quant à ces derniers, quand on examine leur itinéraire, on peut avoir l’impression qu’ils ont une constitution psychique qui, de fait, les rend plus aptes que d’autres au sacrifice. On voit que ce sont des gens souvent désespérés, souvent très altruistes, qui éprouvent un très vif sentiment de devoir vis-à-vis des autres. Des gens qui se caractérisent donc par un extraordinaire narcissisme, lié à un idéal. Ils semblent éprouver aussi un très fort sentiment de culpabilité. Tout cela les prédispose à basculer le jour où ils rencontreront quelqu’un qui les prend en charge…

J.A.I. : La dimension sacrificielle n’est-elle pas plus importante dans la culture islamique que dans la plupart des autres ?
F.B. : Elle est sans doute importante dans l’islam, mais l’est-elle plus qu’ailleurs ? Elle est également essentielle dans le christianisme, qui est d’ailleurs fondé sur une théorie sacrificielle. Le Christ lui-même ne s’est-il sacrifié ? Et n’est-il pas du devoir des chrétiens d’en faire autant, en cas de nécessité, pour leur Église ? Si les conditions historiques changeaient, s’il y avait dans le monde judéo-chrétien une carence du politique équivalente à celle qu’on observe dans le monde arabo-musulman, il n’est pas dit qu’il n’y aurait pas un jour des kamikazes chrétiens.

J.A.I. : Mais chez les chrétiens, on ne vous promet pas le paradis après un sacrifice. Et surtout pas dans les armées !
F.B. : C’est sans doute une motivation supplémentaire pour les kamikazes islamistes. Il est d’ailleurs vrai qu’une certaine fétichisation de l’au-delà est à l’oeuvre dans le monde musulman. Mais ce n’est qu’un élément favorisant. Le double sens du mot chahid – qui signifie à la fois « martyr » et « témoin » – permet de comprendre comment certains aspects de l’islam peuvent aussi bien inciter au sacrifice de sa vie que le contraire. Il y a deux possibilités : soit on accepte de témoigner au prix de sa vie ; soit on reste dans une logique testimoniale classique, qui consiste à dire ou écrire quelque chose. Lors de la première Intifada, par exemple, on était dans une logique testimoniale : nous témoignons devant le monde de la violence que nous subissons, nous la montrons sans nous sacrifier, ce sont eux qui nous tuent. L’autre voie, celle de la seconde Intifada, est en revanche celle du sacrifice, où l’on accepte sa propre destruction.

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