Dakar aux mains des marchands

En moins de cinq ans, les ressortissants de l’empire du Milieu ont investi la capitale du pays. Et leurs commerces prospèrent.

Publié le 29 août 2005 Lecture : 4 minutes.

Tableau nocturne dans un bar de Dakar, à deux pas du port. Au beau milieu de l’assistance, composée de joyeux fêtards, tous originaires de l’empire du Milieu, une jeune fille aux formes graciles entonne le refrain d’une chanson de là-bas. Le visage poudré de blanc, les yeux cerclés de rouge et noir, vêtue d’une tunique rouge vermillon, la chanteuse virevolte gracieusement, prenant tour à tour les convives par le bras, provoquant rires et désirs. Charmeuse, sulfureuse même, la courtisane chinoise est en réalité une jeune Africaine nommée Awa. Son rôle ? « Accompagner » les commerçants venus du pays de Mao. La belle a débuté il y a quatre ans, à l’arrivée des premiers marchands chinois dans la capitale…
« Nous étions six à Dakar en 2000, nous sommes aujourd’hui plus de cent cinquante », explique Yan Jun, le président des commerçants chinois du Sénégal. Ce qui représente une population totale largement plus importante : « S’il est vrai qu’ils détiennent quelque cent cinquante commerces, il faut compter au moins cinq personnes par famille », explique l’un de leurs employés. En moins de cinq ans, les marchands chinois ont envahi certains quartiers de la capitale, comme les allées centenaires du boulevard du Général-de-Gaulle ou le rond-point Faidherbe, où ils tiennent jusqu’à 80 % des boutiques. Ils se sont également éparpillés dans la banlieue proche, à proximité des HLM et des « parcelles assainies ». Chaque mois s’ajoutent de nouveaux arrivants en quête de réussite économique. Ils tissent patiemment leur toile : un magasin d’abord, un autre à côté, puis en face… Ils louent au prix fort – environ 500 000 F CFA par mois (760 euros) – les boutiques existantes, mais aussi des maisons particulières ou des garages…
Pour s’imposer sur le marché sénégalais, les commerçants chinois ont cassé les prix. Sans grande difficulté… S’approvisionnant directement en Chine, ils vendent toutes sortes de babioles (jouets, lampes, miroirs, etc.), des vêtements et des chaussures, mais aussi des meubles, des appareils électroménagers et des équipements électroniques ou informatiques, à des prix défiant toute concurrence. « Chez eux, la paire de baskets ne coûte que 1 200 F CFA. Avant, je n’avais pas de quoi acheter de chaussures à mes enfants », explique cette ménagère. Les clients s’arrachent leurs marchandises qu’ils vendent au détail, mais aussi en gros. « Des camions viennent de Mauritanie, du Mali et de Gambie pour acheter nos produits. Certains font même le voyage depuis le Nigeria », précise un de leurs employés.
Cette réussite rapide suscite des réactions très virulentes chez les commerçants libanais et sénégalais. « Ils exercent une concurrence déloyale, ne payent pas leurs taxes et proposent des produits de mauvaise qualité, accusent les responsables de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois). Si le gouvernement ne fait rien, les conséquences sociales seront terribles. » Face à ces attaques, les prétendus maquignons ont reçu un soutien de poids : « La plupart sont en règle. Ce qui n’est pas le cas des nationaux, qui vendent, par exemple, des produits sous-dosés ou périmés », souligne Momar Ndao, président de l’Association des consommateurs du Sénégal (Ascosen).
Les pratiques des commerçants chinois sont-elles plus répréhensibles que celles des marchands libanais ou sénégalais ? Certainement pas. Ils se sont simplement très bien accommodés des combines existantes, notamment pour minimiser leurs charges. « Nous déclarons parfois 1 000 pièces à la douane dans un conteneur alors qu’il y en a 50 000, explique un de leurs employés. D’autres déclarent des importations sous le régime des pièces détachées alors qu’il s’agit de produits quasi finis, les éléments ne demandant qu’à être emboîtés. » Au final, les retombées financières sont juteuses. Les meilleurs font des recettes de 3 millions à 5 millions de F CFA par jour et les plus « petits » de 1 million à 2 millions. Des sommes qui donnent le tournis à leurs employés, qui ne cachent pas leur amertume. « Nous ne gagnons que 40 000 F CFA par mois pour une présence qui peut aller jusqu’à dix heures par jour, se plaint l’un d’eux. Mon patron m’a montré la photo de sa résidence en Chine, il a pu se faire construire un palais. » Pour défendre leurs intérêts, les employés sénégalais des commerçants chinois ont créé une association. S’ils ont défendu leurs patrons lors des attaques de l’Unacois, ils font dorénavant pression pour qu’ils respectent la législation du travail. Certains d’entre eux sont excédés d’être utilisés pour les basses besognes, leurs employeurs les chargeant notamment de « négocier » avec les agents publics pour payer leurs patentes de la « main à la main ».
Conscientes du danger d’explosion sociale, les autorités sénégalaises suspendent régulièrement l’attribution de visas aux ressortissants chinois. Toute officielle qu’elle soit, la mesure reste symbolique : dans la pratique, les fameux droits d’entrée continuent d’être accordés par certaines personnes bien placées qui ont trouvé là une activité très lucrative : « Un visa d’un an se négocie à près de 600 000 F CFA », explique un Sénégalais impliqué dans le trafic. La moitié ira dans la poche de son intermédiaire et l’autre dans la sienne. Pompeusement dénommé « conseil consulaire », son commerce illicite pourrait ne pas longtemps résister… à la concurrence chinoise ! Les plus anciens Chinois de Dakar ont également leurs entrées au ministère et obtiennent eux-mêmes le fameux sésame pour leurs proches. Le ministère de l’Intérieur, qui reconnaît la présence de 300 Chinois au Sénégal, est au fait de la pratique mais, pour le moment, il ferme les yeux. Jusqu’à quand ?

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