Quand c’est l’Afrique qui juge

Dans Bamako, le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako accuse les institutions financières internationales d’affamer le Continent.

Publié le 29 mai 2006 Lecture : 4 minutes.

Au moment de son tournage, dans un quartier populaire de la capitale du Mali, le film s’appelait encore La Cour. Un titre à double sens qui rendait bien compte de l’ambition de ce troisième long-métrage du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, présenté dans le cadre de la « sélection officielle hors compétition » du Festival de Cannes.
Car « la cour », c’est d’abord ce lieu de plein air si animé à l’intérieur d’une habitation où vivent les familles dans les pays du sud du Sahara. Mais c’est aussi le nom que l’on donne à l’ensemble de ceux qui jugent un accusé dans un palais de justice. Or Bamako, selon l’intitulé final ainsi choisi pour qu’il soit compris partout dans le monde, nous fait effectivement assister à un procès. Ce sera celui, imaginaire mais filmé de façon réaliste, des institutions financières internationales (Banque mondiale, etc.) accusées d’entraver le développement de tout un continent par leurs interventions autoritaires.
Avec cette troisième apparition sur la Croisette, Sissako confirme son statut de cinéaste le plus prometteur du Continent. Après La Vie sur terre, chronique douce-amère de la vie quotidienne d’un émigré revenu dans un village malien sortie en 1998, et Heremakono, qui évoquait en 2002 avec subtilité les désillusions du jeune Abdallah pendant qu’il attendait vainement à Nouadhibou de pouvoir enfin partir vers l’Europe, il affronte cette fois, non plus de biais à travers le thème de l’exil, mais de face, la question du sous-développement de l’Afrique.
Certes, le style inimitable du cinéaste, qui l’a déjà fait comparer à l’immense Tarkovski avec ses superbes images et son penchant pour l’onirisme et la poésie, n’a pas changé. Sissako n’a pas été formé pour rien en Russie et, tout en gardant une sensibilité africaine, il a su garder le meilleur des enseignements esthétiques de la grande « école » soviétique du septième art. Il persiste aussi dans sa méfiance face au récit traditionnel, le refus d’une intrigue trop linéaire. Bamako, film foisonnant, souvent drôle, multiplie donc avec bonheur les échappées hors du sujet principal, en nous invitant à vivre en compagnie des nombreux habitants de la cour. Et il convie aussi le spectateur à suivre plusieurs fois une sorte de film dans le film. Comme lorsqu’il raconte, dans une séquence émouvante, l’errance de Noirs du Sahel, candidats à l’émigration en Europe. Ou lorsqu’il offre un miniwestern à l’italienne – avec Dany Glover en vedette – racontant comment un cow-boy à la tête d’une bande redoutable tente de convaincre, armes à la main, les habitants d’un village qu’ils pourraient vivre aussi bien avec moins de médecins et d’instituteurs.
Cependant, pour la première fois dans un film de Sissako, le propos politique est central. Dans la maison qui sert de décor, celle-là même où le cinéaste a passé son enfance, on assiste comme « en temps réel » au procès entre la société civile africaine et les institutions financières internationales. Les débats semblent largement improvisés et sont montrés comme dans un documentaire. Les protagonistes sont d’ailleurs non pas des acteurs mais des individus jouant leur propre rôle. Des juristes, comme les célèbres avocats français William Bourdon et Roland Rappaport, l’un dans le rôle du procureur en chef et l’autre en tant que défenseur principal de la Banque mondiale, et un véritable président de tribunal d’un quartier de Bamako, qui mène les débats, tous trois se révélant excellents comédiens. Et des témoins de l’accusation, tous issus de la population locale, connus (Aminata Traoré, par exemple) ou inconnus (d’anciens employés de sociétés publiques ou d’administrations qui ont été « compressés » ou « déflatés » lors de privatisations).
Dans ce dispositif, par essence théâtral, il n’y a guère de place pour des démonstrations subtiles. Si la défense a souvent la parole, pour tenter d’expliquer que la Banque mondiale a pu se tromper mais ne veut que le bien des Africains, ses arguments pèsent de peu de poids par rapport à ceux des accusateurs. Ces derniers se contentent souvent d’asséner des slogans connus – les altermondialistes ne cessent de les marteler – et de se lancer dans des diatribes enflammées pour dénoncer le scandale de la dette et les dégâts provoqués par les « plans d’ajustement structurels ». Ou pour stigmatiser la volonté des Occidentaux d’imposer aux Africains un « modèle » de développement supposé optimal et universel -, lequel a d’ailleurs varié au cours du temps et n’a jamais démontré son efficacité. Même quand on approuve pour une bonne part ces critiques de la mondialisation libérale, on n’apprend là rien de bien nouveau.
Le film ne peut toujours éviter le piège du didactisme. Mais sans que jamais cela n’invalide son propos ni ne ternisse sa beauté. Parce qu’il prétend moins apporter une vérité d’« expert » qu’un témoignage. Et parce qu’il ne s’en tient pas au seul procès en donnant à voir aussi tout ce qui se passe d’heureux et de malheureux dans la vie quotidienne des Africains. Voilà pourquoi on ne saurait attribuer au seul goût des festivaliers cannois pour le « politiquement correct » que représente la défense de « l’Afrique victime » l’accueil chaleureux qu’ils ont réservé à Bamako. Il était temps, se sont-ils dits avec raison, qu’un cinéaste africain de talent consacre enfin un film à un tel sujet.

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