Pourquoi Sarkozy fait peur

La France, qui était l’un des rares pays à pratiquer encore les valeurs d’hospitalité, s’aligne désormais sur un environnement cynique et mercantile. Des immigrés ordinaires aux chefs d’État, les Africains ont raison de s’en inquiéter.

Publié le 29 mai 2006 Lecture : 7 minutes.

« Je suis venu vous dire aujourd’hui mon respect » : ainsi débute le discours que Nicolas Sarkozy a prononcé le 19 mai au Palais des congrès de Cotonou. Avec un mot-clé, celui de respect, que bon nombre d’Africains prendront pour une provocation de plus, tant il leur paraît mal venu dans la bouche du ministre français de l’Intérieur. Si certains, à commencer par l’intéressé lui-même, ont voulu voir dans le dernier voyage africain du futur candidat à l’élection présidentielle une preuve de courage, de culot et de hauteur de vue, la plupart de ceux qui l’ont reçu y ont avant tout perçu un signe supplémentaire d’arrogance. Non seulement Nicolas Sarkozy s’est rendu sur le continent le jour même où était votée par l’Assemblée nationale « sa » loi sur l’immigration, la plus dure et la plus restrictive jamais adoptée en France depuis trente ans (voir pp. 24-25), mais il a énoncé au Bénin les grandes lignes d’une politique africaine débarrassée de toute connivence et dépourvue de toute convivialité. Sous quelque face qu’on la regarde, côté chefs d’État ou côté immigrés ordinaires, la nouvelle pièce de monnaie label Sarko fait peur. C’est une première dans la relation franco-africaine.
À l’évidence, les inquiétudes formulées par les quelque 2 millions d’immigrés extra-européens vivant en France (dont 1,5 million d’Africains) sont fondées. D’autant que la loi de mai 2006 complète celle de novembre 2003, avant tout destinée à lutter contre l’immigration clandestine. Les chiffres des expulsions du territoire parlent d’eux-mêmes : 20 000 en 2005, 25 000 prévus en 2006. « Je n’ai pas craint, expliquait Sarkozy le 2 mai devant l’Assemblée nationale, de fixer des objectifs quantitatifs d’éloignement. Mois après mois, préfecture par préfecture, je suis ces indicateurs. » Les Centres de rétention administrative (CRA), antichambres de l’expulsion pour les migrants illégaux, ont vu leurs capacités augmentées et le nombre des nouveaux bénéficiaires du droit d’asile a considérablement diminué. Vu de la Place Beauvau, ce « navire à la dérive » qu’était, selon le ministre d’État, la politique d’immigration avant son arrivée aux affaires a été remis sur le bon courant. Après le coup de balai, place donc à l’architecture juridico-administrative, dont le resserrement drastique est l’objet de la dernière loi, et au chauvinisme matrimonial. Considérés par la plupart des sociologues comme un vecteur fort d’intégration à la société d’accueil, les mariages mixtes et le regroupement familial sont, pour Nicolas Sazkozy, le cur même de cette « immigration subie » dont il ne veut plus. Pointant les excès – mariages blancs, regroupements abusifs sur la base de faux papiers – et relevant le fait que la moitié des titres de séjour distribués aujourd’hui en France font suite à des unions matrimoniales, le ministre renverse en quelque sorte la pyramide. Le mariage mixte n’est plus une condition de l’intégration, c’est l’inverse : avant de se marier et de solliciter une carte de séjour, il convient pour l’étranger d’avoir apporté la preuve de son intégration. Cette aporie permet de mieux mesurer la préconisation sous-jacente de la loi : ce que l’on veut, ce que l’on « choisit » désormais, ce sont des immigrés sans famille, célibataires, comme à l’époque des Trente Glorieuses. Plus que jamais, pour être français, mieux vaut naître français de parents français
En supprimant le lien entre mariage et droit au séjour et en multipliant les obstacles sur la voie de l’obtention de la fameuse carte de dix ans (autre disposition de la loi), la politique Sarkozy s’inspire largement des exemples britannique, néerlandais, danois, allemand et canadien en la matière (voir pp. 28-29). La France, qui était l’un des rares pays au monde à pratiquer encore une immigration d’hospitalité, s’aligne désormais sur un environnement cynique et mercantile. Sélection et hiérarchie des migrants en fonction de leur rentabilité et de leur origine, ce qu’un proche de Nicolas Sarkozy résume crûment en ces termes : « Moins de bras, plus de cerveaux, c’est la logique à laquelle nous contraint la loi du marché. » Les consulats de France, qui ont déjà chacun leur liste de VIP, seront transformés en points de sélection des candidats. Ce sont eux qui feront le premier tri. La France, dont les perspectives démographiques sont les meilleures d’Europe (avec l’Irlande) et qui devra faire face, au plus tard en 2009, à l’ouverture totale de son marché du travail aux salariés des nouveaux États membres de l’Union européenne, s’estime désormais en mesure de filtrer les candidats à l’immigration en fonction de critères purement économiques. Oui aux ingénieurs et aux informaticiens surqualifiés, non aux manuvres et aux artistes, oui aux travailleurs saisonniers, non aux pères de famille sans diplôme, etc. Pour un certain nombre de personnalités africaines, comme Alpha Oumar Konaré, Abdoulaye Wade, Abdou Diouf, Hama Amadou ou encore le chanteur Alpha Blondy et la militante associative Aminata Traoré, qui l’ont fait savoir publiquement, cette politique n’est pas autre chose qu’une version moderne de la traite : le pillage des cerveaux. Piqué au vif et soucieux de déminer à l’avance son voyage sur le Continent, Sarkozy a tenu à répondre à chacun en particulier. L’immigration choisie, affirme-t-il, va de pair avec le codéveloppement et avec la réinstallation des migrants dans leur pays d’origine. Pas question de vider l’Afrique du peu de médecins qu’il lui reste. Belles paroles, qui, au regard de la réalité, ne sont qu’un viatique de la loi, un habillage de dispositions profondément impopulaires aux yeux de la majorité des Africains et la légitimation d’une politique de migration sélective qui n’ose pas dire son nom ; 70 % des cadres africains formés en France ne rentreront en effet jamais chez eux. Et un récent rapport du Centre d’analyse stratégique du Premier ministère sur les besoins de main-d’uvre du pays recommande d’accentuer cette tendance en « facilitant l’accès au marché du travail des étudiants étrangers ayant achevé leur formation ». On ne saurait être plus clair.
La clé de ce double langage est sans doute à rechercher dans la perspective de l’élection présidentielle française de mai 2007. Même si nul ne doute de l’attachement de Nicolas Sarkozy aux valeurs républicaines et même s’il ne déplaît pas à l’intéressé de rappeler qu’il est lui-même fils d’immigré – immigré blanc, il est vrai, hongrois, aristocrate de surcroît, installé en France en 1948 et naturalisé deux ans plus tard , l’homme est un animal politique qui a appris auprès de Jacques Chirac l’art et la manière de ne guère s’embarrasser de principes. Conscient de la profonde atonie du programme des socialistes en la matière et fort de l’appui d’une majorité de l’électorat (entre 60 % et 65 % d’opinions favorables), le ministre de l’Intérieur a fait voter une loi dont les contours semblent dessinés pour plaire au vivier du Front national (FN). Une logique d’ailleurs parfaitement revendiquée : « Si le FN a progressé, c’est que nous n’avons pas fait, à droite, notre boulot », expliquait-il récemment, avant de préciser, le 2 mai, à l’Assemblée : « Pour beaucoup de Français, l’immigration est une source d’inquiétude. Ils y voient une menace pour leur sécurité, leur emploi, leur mode de vie. Les Français qui pensent de la sorte ne sont pas moins respectables que les autres. » Le constat n’est peut-être pas faux, mais tout le problème est dans la réponse. Un homme d’État s’emploierait, avec pédagogie et sans craindre l’impopularité, à démonter la réalité de cette menace et à effacer cette peur. Nicolas Sarkozy, lui, a choisi de la chevaucher pour la récupérer en sa faveur. « Si certains n’aiment pas la France, qu’ils ne ?se gênent pas pour la quitter », a-t-il répété à deux reprises ?en ce mois de mai, avant d’ajouter : « Si Jean-Marie ?Le Pen dit : le soleil est jaune, devrais-je dire qu’il est bleu ? »
Pour un homme très préoccupé par l’image qu’il renvoie de lui-même, les porteurs de pancartes qui ont chahuté sa tournée africaine l’ont donc plus servi que desservi. Son style corrosif, « burné », provocateur, hyperactif et volontiers agressif a trouvé là un terrain – médiatisé – où s’exprimer. Et puis, pourquoi se soucierait-il de ces Maliens et de ces Béninois qui le prennent à partie et parfois l’insultent ? De leur déficit assumé d’intérêt, de connaissance et de mémoire des relations franco-africaines, Sarkozy et ses proches ont fait une politique, définie pour la première fois dans le discours de Cotonou. Un curieux discours, où le plaidoyer en faveur d’une relation adulte et pragmatique côtoie le refus de tout sentiment de culpabilité et le moratoire de la dette historique morale et économique de la France en Afrique. Un zapping général du passé et une remise à plat sans état d’âme qui est en fait le pendant extérieur, à destination des pays de provenance, de la loi de mai 2006 sur l’immigration choisie. Finis, les rapports privilégiés, les coups de fil à l’Élysée et le chantage à la concurrence. Adieu les effusions à la Chirac, les « Cher Omar » et les « Cher Blaise ». Aux Ivoiriens rétifs et à tous ceux qui seraient tentés de les imiter, Nicolas Sarkozy a ainsi prodigué, le 19 mai, le même conseil qu’aux émeutiers de banlieues et aux chanteurs de rap : « Je vois bien que certains pays d’Afrique paraissent aujourd’hui rejeter la France. [] Ils semblent avoir besoin d’un bouc émissaire pour cacher leur propre incurie et s’inventent par ce nouveau mythe une légitimité de façade. [] Qu’ils trouvent eux-mêmes leur chemin. Peut-être nous retrouverons-nous plus tard. » Ou peut-être pas. La France de Sarko ? Love it or leave it

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