V.S. Naipaul : le misanthrope sans bagages
L’écrivain Vidiadhar Surajprasad Naipaul est mort samedi 11 août à l’âge de 85 ans. En 1998, Jeune Afrique lui consacrait un long portrait, que nous republions aujourd’hui en intégralité.
Cet article est paru dans Jeune Afrique n°1962-1963, en août 1998.
Peau noire, masque blanc ? Immigré des Caraïbes aux racines indiennes rabougries, sir Vidiadhar promène sur le monde le regard flegmatique et distant d’un Anglais plus anglais que nature.
Ce jeune homme qui, un jour de 1950, débarque pour la première fois de sa vie en Angleterre, sans doute réprime-t-il un frisson. C’est qu’il vient de l’île de Trinidad, dans les Caraïbes, où l’on n’a jamais vu la neige. Vidiadhar Surajprasad Naipaul, qui n’est pas encore V. S. Naipaul, né dans cette petite colonie britannique le 17 août 1932, se rend à Oxford pour y effectuer ses études supérieures. Il dispose d’une bourse maigrelette (supposons-le) du gouvernement de Trinidad.
A Oxford, les premiers temps sont durs. Il y aura l’isolement, la dépression, et même une tentative de suicide… Il en gardera toute sa vie l’effroi constant de savoir que seul un souffle sépare l’équilibre de la folie. Il en gardera aussi un certain dédain envers Oxford, qu’il qualifiera un jour d’« université provinciale de second rang »… Mais enfin il survit, achève ses études, et c’est à nous deux, Londres !
Pour subsister, le jeune homme (il a 22 ans) décroche des petits boulots, devient pigiste au Caribbean Service de la BBC. A ses moments perdus, si l’on ose dire, il commence un roman qui deviendra Miguel Street. Le succès ne tarde pas. Désormais libre de ses mouvements, Naipaul voyagera beaucoup : en Inde, en Ouganda, aux Etats-Unis, en Argentine. Puis ce sont les pays musulmans. De ses pérégrinations, il tire des récits qui alternent avec ses romans.
Récapitulons : de l’exubérance caraïbe aux vénérables collèges d’Oxford, de la BBC aux vents du grand large, qu’obtient-on à l’arrivée ? Un Anglais plus anglais que nature. Froid, flegmatique, distant. Pince-sans-rire, lorsqu’il se mêle de faire de l’humour. Mais encore ? Lui-même se définit comme « auteur de langue anglaise ».
Une définition qui s’applique aussi – est-ce un hasard ? – à son idole de jeunesse, le Polonais Josef Teodor Konrad Korzeniowski qui devint, sous le nom de Joseph Conrad, l’un des maîtres de la prose anglaise. Mais Conrad, on le sait, n’a jamais rien écrit sur sa Pologne natale. Naipaul parlera, lui, de Trinidad, et plus généralement de l’Inde de ses ancêtres. Comment en parlera-t-il, voilà la question, voilà en quoi nous intéresse cet homme peu sympathique, parfois rébarbatif, mais qui ne laisse personne indifférent.
La question de l’identité
C’est que Naipaul fait scandale. Il refuse les solidarités obligées. Il a la peau sombre, et alors ? Aux Etats-Unis, il serait classé « Noir ». Il s’en fiche. Naipaul est un individu. « Je n’ai ni maître, ni rival, ni employé, ni ennemi », affirme-t-il. Sans préjugés, sans dogme, il est à même d’écrire des livres vrais, selon sa propre définition. Lorsqu’il parle de l’Argentine, cela va de soi : ça ne le concerne pas tellement, le tango et les gauchos.
De Juan Perôn, il écrit, sans détour : « Il a révélé le visage brutal d’un pays de brutes. » Mais peut-on garder la même distance quand on parle de soi ? Car les racines, les fameuses roots qui sont le fonds de commerce un peu facile de maint écrivain moins talentueux, Naipaul va y regarder, bien sûr, mais sans jamais se départir de son scepticisme. Trinidad ne l’intéresse pas.
Il hait la misère de l’Inde, et plus encore la résignation du pauvre et du paria
Selon ses propres mots (dans The Middle Passage), cette île est sans importance, elle ne crée rien, elle ne produit rien. Elle n’est rien. D’ailleurs, l’ayant quittée avant son indépendance, il n’en a jamais eu la nationalité. Quant à ses « racines » indiennes, elles sont rabougries au point de n’être plus qu’un vague souvenir. Lorsqu’il se rend au pays de ses ancêtres, il en rapporte des livres aux titres éloquents : An Area of Darkness en 1964, A Wounded Civilization [L’Inde brisée] en 1977, ou encore : India, A Million Mutinies Now (1990).
Il hait la misère de l’Inde, et plus encore la résignation du pauvre et du paria. Totalement imperméable aux élucubrations de l’hindouisme, il voit la déchéance ou l’infirmité pour ce qu’elles sont : elles le révulsent. Notez qu’il ne fait pas de politique, comme on dit. C’est l’aspect culturel, civilisationnel, qu’il étudie et qu’il met en exergue. S’y ajoute une tragédie personnelle. Son père, Seerpersad Naipaul, modeste reporter au Trinidad Guardian, tourna un jour en ridicule les sacrifices d’animaux à Kali. Peu après, il fut contraint, sous la menace, d’accomplir lui-même ce qu’il avait nommé des « pratiques superstitieuses ». L’humiliation, et le fait de s’être renié, le plongèrent dans la dépression. Un jour, il se regarda dans un miroir et il ne vit rien. Il se mit à hurler. Il mourut fou.
L’ombre du père
C’est sans doute l’une des « clés » de Naipaul. Car c’est de son père qu’il tient sa vocation d’écrivain. Au sein de la famille élargie, le père était un outsider. Alors que les autres sont des hindous conservateurs, il est, lui, membre d’un mouvement progressiste appelé Arya Samaj, qui entend faire de l’hindouisme une doctrine purement philosophique, sans castes, sans rituels, sans pandits. Arya Samaj condamne les mariages d’enfants, milite pour l’éducation des filles.
La fin tragique du père fut donc une revanche pour les bigots. On comprend le mépris, sinon la haine, que voue Naipaul à toutes les superstitions, à tous les dogmes. L’ayatollah et sa barbe ne l’impressionneront pas, plus tard. Sans doute reconnu-t-il, derrière le masque, l’étroitesse d’esprit et le fanatisme de ceux qui avaient tué son père. C’est ce qui explique que, lorsqu’il s’intéresse à ses racines indiennes dans An Area of Darkness, son premier ouvrage qui ne soit pas un roman, c’est pour mieux dénoncer, de l’extérieur, la barbarie, les rites absurdes, la résignation. On peut y voir une contradiction. Cette filiation, c’est moi et ce n’est pas moi. Alors qui suis-je ?
Le pire professeur que j’aie jamais rencontré, le plus borné, le plus impoli, le plus incompétent
Naipaul ne répond pas vraiment. On reste sur sa faim, comme devant le spectacle d’un athlète qui ne serait pas allé jusqu’au bout de son effort. Ni Antillais, ni brahmane, ni hindou, il s’obstine néanmoins à parler de sa sphère, qui serait le sous continent indien. C’est pourquoi il s’intéresse peu au reste, l’Afrique du Nord, la Chine, l’Europe de l’Est… Sa sphère ? Est-il si difficile de n’être de nulle part ?
Et puis, contradiction dans la contradiction, qu’est-il allé faire dans l’Amérique des rednecks, de la Bible comme unique lecture, des petits Blancs et des descendants d’esclaves ? (A Turn in the South, 1989). Il lui est arrivé de répondre à cette question en parlant d’évolution, d’élargissement constant de son champ d’observation. Il est vrai que le face-à-face avec ce qui nous attire et nous révulse à la fois doit avoir quelque chose d’épuisant. Dans les années cinquante, Naipaul, jeune homme guindé, est critique littéraire au New Statesman. Il est féroce, presque brutal. En 1966, il accepte un poste à l’université de Kampala, en Ouganda. C’est un fantôme qu’on a embauché. II ne donne aucun cours. On ne le voit jamais au département où il est censé travailler.
Pourquoi me ferais-je du souci pour l’Afrique ? Elle n’est sans espoir que si on veut la voir autrement qu’elle n’est
Il finit par s’installer quelque part dans l’ouest du pays, dans un hôtel. Son attitude envers les Ougandais est condescendante, pour ne pas dire raciste. Rien n’est à son goût : ni la maison qu’on lui attribue, ni la littérature locale, ni même les noms (Mboya, Ngugi) qu’il n’arrivera jamais à prononcer correctement. Même les parcs de Kampala [‘énervent : « Ils ont mis des allées partout ! » D’où cette perle d’ethnologue du dimanche : « Les Africains vont où ça leur chante, ils font ce qu’ils veulent. C’est pourquoi ils sont heureux… »
Lui reproche-t-on par ailleurs son pessimisme à l’égard du continent noir, il répond : « L’Afrique a toujours été l’Afrique. Pourquoi me ferais-je du souci pour l’Afrique ? Elle n’est sans espoir que si on veut la voir autrement qu’elle n’est. » En 1979, on le retrouve aux Etats-Unis, au Weslayan College.
« Le pire professeur que j’aie jamais rencontré, le plus borné, le plus impoli, le plus incompétent, le moins intéressant… » C’est ainsi que le décrit l’un de ses étudiants… On le voit, être populaire n’est pas son premier souci. En 1962, au beau milieu d’une interview télévisée, il se lève et s’en va. Le journaliste qui l’interroge n’est pas à la hauteur, estime-t-il.
Tout cela n’empêche pas les succès. Avec In a Free State, Naipaul remporte en 1971 le Booker Prize, soit l’équivalent britannique du Goncourt. D’autres distinctions ont précédé, d’autres suivront. Chaque année, il est sur la liste des nobélisables. Parmi ses fans, Saul Bellow, lui-même Prix Nobel. Il reçoit aussi le Jerusalem Prize, l’une des plus hautes distinctions d’Israël. Il a un jour déclaré : « Les Arabes ne m’intéressent pas. Je ne sais rien d’eux », oubliant ainsi que la civilisation universelle s’épanouit autrefois en Andalousie ou que le clocher de la cathédrale de Salisbury, à deux pas de chez lui, n’a pu être érigé que grâce à une technologie arabe importée. C’est lui-même qui le dit, d’ailleurs.
Naipaul et l’islam
Envers l’islam, Naipaul adopte, là aussi, là surtout, un regard froid, clinique. Mais au moins, à la différence des théoriciens de salon, il a été y voir. Et ce qu’il a vu ne l’a pas enchanté, c’est le moins qu’on puisse dire. Etiemble disait que « de toutes les disciplines que porte en soi la réflexion philosophique, la sociologie est celle qui menace le mieux la religion ».
Naipaul se fait dangereusement sociologue, c’est-à-dire qu’il replace les pratiques religieuses, les croyances, voire la Révélation, dans un contexte humain, trop humain. Il suit des hommes concrets, les fait se raconter, note scrupuleusement le moindre détail. Mais minute ! Ne parlions-nous pas tantôt d’un romancier ? Que viennent faire ici ces enquêtes, ces carnets de route ?
C’est que, après les premiers romans, Naipaul s’est tourné vers ce qu’on pourrait appeler le grand reportage littéraire. « Quand l’imagination fait défaut, il ne reste plus que l’autobiographie », commenta méchamment Salman Rushdie dans le Guardian, à propos de A Way in the World (1994). Naipaul n’en est sans doute pas d’accord. D’ailleurs, il déteste Rushdie : « Tout ça, la fatwa et le reste, c’est un coup de pub qui a mal tourné. » Mais il se rend compte que l’imagination a des limites.
D’ailleurs le roman, sous sa forme traditionnelle, est mort. Il n’a plus l’actualité qu’ont eue Balzac ou Dickens, directement en prise avec les soubresauts de la société industrielle commençante qui se cherche un reflet pour mieux se comprendre. Aujourd’hui, des romans il y en a treize à la douzaine, c’est devenu une commodity, un produit standard. Le cinéma, qui touche un bien plus grand public, reflète mieux les évolutions, les convulsions de la société. Alors, faute d’être Spielberg ou Oliver Stone, Naipaul se met à voyager. De ses tribulations il rapporte ces histoires profondément ancrées dans l’actualité et dans le réel. Among the Believers publié en 1981 [Crépuscule sur l’Islam, Albin Michel], était une enquête sur l’islam, du travail de grand reporter.
À l’époque, on parlait un peu partout du réveil de l’islam, une expression qui évoquait plus le monstre de Frankenstein que la Belle au bois dormant. Frayeurs et fantasmes, en France et ailleurs, Foucault floué, foules iraniennes fanatisées par l’ayatollah. On imaginait des bandes armées déferlant sur l’Ouest, de nouvelles invasions, une Horde d’Or et de Plutonium… Puis vint la guerre Irak-Iran, les règlements de comptes entre mollahs et moudjahidine Khalq, puis le drame algérien, qui montrèrent que cet islam-là finit par dévorer ses propres enfants. Naipaul eut le mérite de rester à égale distance des thuriféraires et des Jérémie. Il se contenta de montrer ce qui se passait sur le terrain : c’était suffisant.
Treize ans après Among the Believers, Naipaul aborde de nouveau la question de l’islam, mais sous un angle différent. Dans Beyond Belief, il se penche sur ce qu’il appelle les peuples convertis, c’est-à-dire, en gros, tous les musulmans non arabes. Ceux-là ont tourné le dos à leur foi d’origine, à leurs divinités, à leurs sanctuaires, à une bonne partie de leur civilisation.
Aujourd’hui, leur langage sacré, c’est l’arabe, et leurs lieux saints se trouvent à des milliers de kilomètres, en Arabie Saoudite. Naipaul n’y va pas par quatre chemins : ce sont des peuples colonisés. Ils souffrent d’une névrose de la conversion. Névrose ? Pourquoi emploie-t-il ce terme médical ?
Revenons au début des années quatre-vingt. Pour comprendre dans quel état d’esprit Naipaul entreprit son périple parmi les croyants, il faut savoir qu’une Iranienne, Nahid Rachlin, venait juste de publier un petit roman aux Etats-Unis sous le titre de Foreigner (L’Etrangère). L’héroïne en était une jeune chercheuse de Boston, mariée à un Américain. Lors d’un retour au pays (ceci se passe avant la révolution de 1979 et l’arrivée au pouvoir des mollahs), elle traverse une profonde crise.
Il lui semble que son existence américaine est vide de sens. La vie en Iran est plus « pleine », en ce sens qu’elle ne laisse pas d’espace à la réflexion individuelle, à la volonté, à l’initiative. Tout est pris en charge, la religion a réponse à tout, le contrôle social balise les comportements. Elle tombe profondément malade. Un médecin lui révèle qu’elle souffre d’un ancien ulcère, une « maladie occidentale ». Guérie, elle prend le voile, renonce à Boston et à son mari, et s’installe dans une existence où tout est d’avance programmé.
Mais, nous dit Naipaul, tout cela est une escroquerie intellectuelle ! Ce qui lui a sauvé la vie, c’est un médicament venu des Etats-Unis ou d’Europe, précisément de ces pays où elle ne voit que triomphe du matérialisme et vacuité de l’existence. Ce sont des gens qui mènent une vie qu’elle rejette ou qu’elle méprise qui ont développé le remède.
Echo de Fukuyama et de sa Fin de l’histoire
La métaphore peut facilement être étendue : aujourd’hui ces gens qui vouent l’Occident aux gémonies, c’est en Boeing ou en Airbus qu’ils se rendent à La Mecque. Conrad, encore lui, avait écrit quelque chose de similaire, dès 1899. Le chapitre 3 de Lord Jim s’ouvre en effet sur une magistrale description de pèlerins « se confiant au savoir de l’homme blanc et à son courage, à la puissance de son incrédulité et de ses vaisseaux ». Ces pèlerins rendent hommage sans le savoir à ce que Naipaul nomme « la civilisation universelle ».
Echo de Fukuyama et de sa Fin de l’histoire ? Certes. Mais Naipaul prévient : on ne peut pas y prendre seulement ce qui nous plaît : un médicament par-ci, un avion par là. D’autres valeurs viennent avec : l’ambition, l’effort, le sens de l’individu, la responsabilité. Ajoutons : le doute méthodique, la tolérance, le rejet du fanatisme.
On peut déplorer que cette civilisation universelle soit trop marquée par trois siècles d’Europe, depuis les Lumières, et qu’elle ait ainsi acquis une connotation raciale. Mais c’est ainsi. Il faut l’accepter et ne pas en faire un péché originel. Un brahmane de Trinidad (ou un Africain, ou un Maghrébin…) peut devenir un penseur « occidental », c’est-à-dire universel, sans rien livrer de soi-même. C’est-à-dire, en n’en livrant qu’un prétendu héritage fait de résignation, de rites obscurs et de mythes qui ne prouvent rien.
Le mépris
Une telle attitude suscite bien entendu des débats violents. « Naipaul promène son regard vide dans un monde que son inculture ne lui permet pas de comprendre », écrivit par exemple Jacques Decornoy dans Le Monde diplomatique. Et combien de penseurs « occidentaux », Foucault ou Bourdieu par exemple, n’ont-ils pas eux-mêmes dénoncé cet eurocentrisme civilisationnel ? Très bien, tout cela est politiquement correct, comme on dit. Mais lorsque c’est un immigré des Caraïbes qui se fait le chantre le plus déterminé de la civilisation universelle, on ne sait plus que penser. Peau noire, masque blanc ? Peut-être.
La vérité. Le libéralisme. Essayer de comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi
En tout cas, lorsqu’on lui demande quelles sont les valeurs auxquelles il croit, il répond : « La vérité. Le libéralisme. Essayer de comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi. » Essayer de comprendre… Certes. Mais cela suppose qu’on demande à la froide logique ce qu’on refuse à l’empathie. Voilà, en un mot, tout Naipaul. Et lorsqu’il faut colorer, quand c’est de romans qu’il s’agit, la satire et le sarcasme s’imposent d’eux-mêmes. « Son sens de la satire l’éloignait des autres. Puis la satire fit place au mépris, un mépris profond, intégral, qui devint une seconde nature. Il était inébranlable. » Naipaul décrit ainsi
Anand, le fils de Mr Biswas. Autoportrait ? Bien sûr. Ailleurs, il affirme : « C’est une malédiction : dès que je rencontre quelqu’un, je vois la faille. » Pourquoi une malédiction ? La lucidité n’est-elle pas un antidote contre tous les fanatismes ? Lucidité… L’ambition de Naipaul serait que les gens, les peuples qu’il décrit puissent dire : « C’est vrai, nous sommes comme cela. »
C’est une illusion, bien entendu. Quel est cet homme qui, peint tel qu’il est, cruel ou ignorant ou velléitaire, aurait l’humilité – et l’intelligence – de dire : cela est vrai ? Que l’on sache, le sinistre Khalkhali continua de sévir, même après Among the Believers. Et puis cet homme qui nous tend un miroir, qui ne prétend faire que cela, on l’entend tout de même marmonner dans sa barbe.
Florilège : « Le primitif est une brute ennuyeuse, à vision intellectuelle limitée, seulement définie par son costume, sa nourriture, son habitat, etc. Les gens civilisés ont des doutes. » « Dans les Caraïbes, le mot de corruption n’a même pas de sens, car il implique qu’on sait au moins ce que c’est que l’honnêteté. » Les tiers-mondistes ? « Quand ils vont là-bas, ils n’oublient jamais leur billet de retour. » On aurait presque envie de se tromper avec n’importe qui plutôt que d’avoir raison avec ce père fouettard.
Sans amour
Il y a quelques années, Naipaul causa la surprise. Se départissant de sa réserve, de sa raideur british dirait-on, il confia à un journaliste du New Yorker quelques détails sur sa vie privée. Le misérable petit tas de secrets se réduit à une liaison extraconjugale avec une certaine Margaret (ce n’est pas de la Thatcher qu’il s’agit) et surtout à de fréquentes visites à des prostituées. Sans illusion aucune, d’ailleurs : « C’est la forme la moins satisfaisante de la sexualité. Il n’y a rien là-dedans. Rien. C’est nul. »
Ces étreintes furtives commencèrent juste après son mariage et se poursuivirent sans discontinuer. Où ne vont pas les droits d’auteur… On comprend mieux pourquoi le sexe et les femmes comptent si peu dans ses livres. Soyons clair, tout cela le dégoûte. Et le fascine. « L’homme n’est pas né pour résoudre ses contradictions, mais pour les vivre », disait Valéry. Quant au reste, on peut se reporter à The Enigma of Arrivai (1987).
C’est un roman autobiographique qui doit son titre à une toile célèbre de Giorgio de Chirico. C’est un livre triste, désenchanté, mélancolique, une sorte de méditation sur l’émigration comme renaissance. Naipaul évoque ce qu’il nomme sa seconde enfance dans le Wiltshire, un des terroirs les plus typiquement anglais. Il décrit minutieusement ce petit monde qui est désormais son home, comme s’il voulait le fixer par l’écriture. Mais ce petit monde est voué à l’entropie, à la pourriture, à la dissolution, à la disparition. Ce monde aussi ?
Passant du Tiers Monde à l’Occident, Naipaul semble ainsi n’avoir fait qu’obéir à cette impulsion absurde qui nous fait grimper sur le pont supérieur d’un navire voué de toute façon au naufrage. Il manque toutefois une love story à ce Titanic. Le mot amour est peu présent dans ses livres. C’est pourtant la potion qui adoucit toutes les débâcles, mais il est vrai qu’on en trouve peu chez les péripatéticiennes de Soho. Il y a plus de colère que d’amour chez Naipaul.
Le bruit et la famille
Mais ça tombe bien : pour écrire, il faut être en colère. Alors, qu’est-ce qui irrite Naipaul ? Quelle est sa querelle ? Reportons-nous à l’un des ses premiers ouvrages, A House for Mr Biswas. La famille envahissante, les proches bruyants et cancaniers, les voisins infernaux, le chaos, le manque d’intimité, le bruit et la poussière, voilà ce qu’il exècre. Le Tiers Monde, quoi. Et l’on comprend ainsi que la méfiance qu’il voue au Tiers Monde tient plus du « familles, je vous hais ! » que de l’idéologie.
D’ailleurs, le premier personnage dont Naipaul fit l’esquisse, dans le petit bureau des free lance de la BBC, est un certain Bogart, un Pundjabi de Port-of-Spain, dont l’ambition la plus pressante est de mettre une distance considérable entre ses proches et lui-même. Et le narrateur de l’histoire, le «je » de Naipaul, a lui-même perdu toute sa famille en basculant dans la fiction : il vit seul avec sa mère. Aujourd’hui, Naipaul se réjouit de la surdité qui s’annonce, liée à l’âge, et qui lui évitera d’être importuné par les décibels d’autrui…
Selon lui, le Noir américain n’a rien à dire s’il entend ne parler que de sa négritude
Misanthrope ? Bien sûr. Mais serait-il, au moins, de ce type de misanthrope qui n’aime pas les hommes pour les avoir trop aimés ? Y a-t-il quelque part une déception à déceler… On cherche en vain, dans ses livres, dans les multiples interviews qu’il a données. Non, finalement, c’est un misanthrope sans bagages. C’est un individualiste acharné, refusant le groupe, refusant toute solidarité.
Il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de sa logique : selon lui, le Noir américain n’a rien à dire s’il entend ne parler que de sa négritude, c’est-à-dire ce qui le lie à d’autres hommes. Il n’y a au fond que des questions personnelles. C’est sans doute pourquoi cet homme qui a scié ses racines n’a pas participé au débat sur la négritude et l’Occident ou sur l’orientalisme.
Parmi les membres de sa famille, Naipaul choisit ceux qui lui sont chers. Il y a son père, comme on l’a vu plus haut. Mais il y a aussi son frère, Shiva Naipaul. lui aussi écrivain de talent, qui mourut en 1985 à l’âge de 40 ans. « Sa mort fut le plus grand chagrin de ma vie. » Pourtant, il le voyait très peu. Encore une contradiction ? Pas sûr.
Le style, ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la vision d’ensemble
Naipaul sait trop que la promiscuité quotidienne, celle qui l’a révulsé à Port-of-Spain, n’est que le travestissement de l’affection véritable, qui n’en a pas besoin. Pour le reste, les gens ne l’intéressent pas trop. « La plupart des gens sont intéressants pendant une heure, pas plus. » Ses voisins anglais ? « En Angleterre, les gens sont très fiers d’être très stupides. » Rideau.
Le style et la vision
Si « le style c’est l’homme même », il n’est pas étonnant que la prose de Naipaul soit aux antipodes du réalisme magique des Sud-Américains ou de l’exubérance et du lyrisme de certains auteurs proches de lui par la géographie. C’est d’un « Anglais par la tête » qu’il s’agit, anobli par la Reine. Selon les conventions de la cour de Saint-James, on devrait d’ailleurs l’appeler sir Vidiadhar. Sa prose est limpide. Sa méthode consiste à « accumuler les données concrètes, en ajoutant du sens à chaque fois ».
Plus vous décrivez, plus vous êtes impartial. Contre Sartre, voici donc l’écrivain désengagé ? Mais oui. Son seul engagement, c’est l’écriture, affirme-t-il. Puisqu’il s’agit de rendre compte. C’est pourquoi son style est contrôlé, précis, limpide. Il dira un jour : « Le style, ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la vision d’ensemble. » Et la vision d’ensemble de Naipaul, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, on serait bien avisé de la méditer longuement.
L’article tel qu’il était paru dans nos pages :
V.S Naipaul – Le misanthrope sans bagages by jeuneafrique on Scribd
À lire également, cet article de 1981, paru dans Jeune Afrique :
Naipaul et la révolution iranienne by jeuneafrique on Scribd
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