Le grand malaise

Au-delà de son caractère raciste, le meurtre, à Anvers, d’une Malienne et de la fillette dont elle avait la garde par un sympathisant de l’extrême droite est aussi le symptôme d’une profonde crise identitaire.

Publié le 29 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

Consternation, émotion et colère Des sentiments partagés par les parents, amis et représentants de la société civile et des plus hautes autorités – le Premier ministre Ousmane Issoufi Maïga, le président de l’Assemblée nationale, Ibrahim Boubacar Keïta et plusieurs membres du gouvernement – venus accompagnés Ouleymatou Niangado dans sa dernière demeure, le cimetière musulman de Magnambougou, le 18 mai, à Bamako. Tous ont tenu à rendre hommage à la victime d’un odieux crime raciste perpétré le 11 mai à Anvers.
Ouleymatou vivait dans la métropole belge depuis un peu plus de deux ans. Elle y travaillait comme nourrice chez les Drowart, une famille flamande, et envoyait de l’argent tous les mois aux siens. La mort est venue la surprendre alors qu’elle était en train de promener Luna, 2 ans, la fillette dont elle avait la garde. Hans Van Themsche, 18 ans, est arrivé dans son dos, a pointé sa carabine de 9 mm sur sa nuque et l’a tuée d’un coup sec avant d’abattre la petite Luna. Quelques minutes auparavant, il avait tiré à bout portant sur une mère de famille turque de 46 ans qui lisait sur un banc public « Je cherchais à tuer des étrangers », déclarera-t-il plus tard à la police en guise d’explication. Et de revendiquer une vague appartenance à la mouvance skinhead que son allure pouvait laisser deviner : bottes de parachutiste, blouson noir et croix celtiques tatouées sur le bras. Le pedigree familial du jeune homme explique sans doute son imprégnation profonde des thèses de la droite radicale : un grand-père ancien Waffen SS, un père militant de la première heure du Vlaams Blok, aujourd’hui Vlaams Belang (Intérêt flamand, en français), une tante, Frieda Van Themsche, qui est l’une des élues les plus en vue du même parti nationaliste au Parlement fédéral. Depuis son plus jeune âge, donc, Hans baigne dans la culture de la haine de l’étranger.
« Nul ne peut désormais ignorer ce à quoi l’extrême droite peut mener », s’est empressé de déclarer le Premier ministre, Guy Verhofstadt, imité par la plupart des représentants politiques de la nation. Et de souligner la multiplication des crimes racistes en Flandre ces dernières semaines : le corps d’un Marocain a été retrouvé le 10 mai dans l’Escaut, et un Français d’origine africaine est dans le coma après avoir été tabassé, trois jours plus tôt, par cinq skinheads à Bruges.
À moins de six mois des élections municipales et à un peu plus d’un an des législatives, les adversaires politiques du Vlaams Belang pointent du doigt la formation nationaliste dont ils n’ont jamais réussi à contenir la progression dans les foyers du royaume, particulièrement en Flandre. Créé en 1978, ce mouvement, dont le slogan – tout en nuances – tient en deux mots : « België Bast ! » (« Belgique, crève ! »), a effectué sa première percée électorale en 1991 avec 10 % des voix. Surfant sur un « problème linguistique » opposant depuis toujours Flamands néerlandophones et Wallons francophones, les premiers accusant les seconds de les « opprimer », le Vlaams Belang a franchi aujourd’hui la barre des 25 % de voix dans la communauté flamande et plus de 30 % dans des villes comme Anvers (450 000 habitants), objectif déclaré des dirigeants lors des municipales d’octobre. Le parti véhicule idées simplistes et slogans démagogiques contre les étrangers. En témoignent les thèmes de campagne : « Hospitalier, mais pas fou » et « La Flandre n’est pas le CPAS [l’assistance publique] de la Terre ». Ces idées font leur chemin dans l’esprit de nombre d’habitants de la région. Les Flamands, qui représentent 58 % des Belges et assurent 80 % des exportations du pays, ne voient pas pourquoi ils devraient partager leur prospérité avec les étrangers et leurs voisins wallons, réputés dépensiers. D’autant que la situation précaire des francophones est en grande partie imputable à l’aveuglement de leurs hommes politiques. « Plutôt que de miser sur l’innovation et une gestion moderne et performante, les responsables de la gauche ont préféré, sous la pression syndicale, s’accrocher aux sacro-saints droits acquis et soutenir les canards boiteux Divers scandales politico-financiers et une véritable colonisation des rouages administratifs font que l’État PS a eu pour résultat de gangrener la Wallonie », explique l’écrivain et essayiste belge, Jules Gheude. Pour les politiques flamands, les partis francophones ont également joué les apprentis sorciers en poussant le gouvernement à naturaliser massivement les immigrés ces dernières années pour obtenir les voix des Belges d’origine étrangère.
Jusqu’à présent, tous les partis démocratiques s’entendent toutefois sur le principe d’un « cordon sanitaire » autour de toutes les formations d’extrême droite, afin de les empêcher d’accéder au pouvoir. Mais plusieurs politologues francophones craignent une rupture de ces alliances contre-nature et les petits arrangements D’autant que le Vlaams Belang partage plusieurs aspirations avec certains politiques ou intellectuels flamands, notamment sur la régionalisation de la sécurité sociale et la scission du royaume. Une centaine de responsables économiques et d’intellectuels – le groupe de réflexion In De Warande – ont signé récemment un Manifeste pour l’indépendance de la Flandre en Europe. Alors que les Flamands soutenaient autrefois l’unité du royaume, 53 % d’entre eux affirment aujourd’hui ne plus se sentir liés au sort de la monarchie. L’éclatement du royaume pourra-t-il être évité ? C’est le souhait du roi Albert II, qui a dénoncé, dans son allocution du Nouvel An, ceux qui nourrissent un « séparatisme explicite ou feutré », suscitant au passage le mécontentement au nord du pays et relançant le débat sur ses prérogatives.
Une chose est sûre : les Wallons ne pourront pas empêcher l’instauration d’une confédération, voire la partition du royaume, si les partis flamands l’exigent. Tout au plus, pourront-ils conserver Bruxelles, à 80 % francophone, au grand dam de leurs voisins, qui y sont attachés.
En attendant, le pouvoir fédéral s’érode au fil des ans Les régions et les communautés ont déjà gagné beaucoup d’autonomie. L’économie, l’éducation et la police font déjà partie en totalité (ou presque) de leurs attributions. Les partis flamands font tout pour obtenir la sécurité sociale, les transports et la justice. Si ces compétences fédérales sont cédées progressivement aux régions, les étrangers pourraient en souffrir : le Vlaams Belang menace publiquement, s’il prend le pouvoir en octobre 2006, de n’attribuer les logements sociaux et les aides familiales qu’aux néerlandophones et de réduire le budget des associations dans certaines villes. Se pose également la question du maintien des financements sociaux en Wallonie dans l’hypothèse d’une régionalisation de ces aides. Dans les bars, commerces et salons de beauté de Matonge, lieu de rencontre des Subsahariens à Bruxelles, comme ceux de Borgerhout, fief des Marocains à Anvers, l’inquiétude est palpable.

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