Chômeurs oui, mais diplômés !

Croissance insuffisante de l’économie et formation universitaire inadaptée : 16 % des étudiants ne trouvent pas de travail à l’issue de leurs études.

Publié le 29 mai 2006 Lecture : 7 minutes.

Titulaire d’une maîtrise en gestion, option marketing, Moez S. est au chômage depuis 1997. Ce cauchemar qui s’éternise l’oblige à rester célibataire. Et à vivre chez sa mère avec l’un de ses frères, lui aussi chômeur. Seul revenu de la famille : une très modeste pension héritée d’un père cheminot. Pourtant, il ne ménage pas ses efforts pour trouver enfin un emploi : visites incessantes aux bureaux de placement, innombrables lettres de candidature Il est en permanence à l’affût des – rares – concours d’entrée dans l’administration. Amer, Moez ? On le serait à moins.
Au mois d’avril, très préoccupé par l’ampleur du chômage des diplômés, le gouvernement adopte une énième mesure destinée à combattre le phénomène : l’âge limite pour se présenter aux concours d’entrée dans l’administration est porté de 35 ans à 40 ans. Moez, qui vient d’avoir 36 ans, reprend espoir, même s’il sait d’expérience que la fonction publique est de moins en moins accessible. « La chance n’est pas encore avec moi, dit-il, mais je continuerai à courir après elle. »
De fait, obtenir un diplôme universitaire est une chose. Trouver ensuite un emploi en est une autre qui relève souvent de la loterie, même dans les filières censées offrir de nombreux débouchés. « Sur la vingtaine d’étudiants de ma promotion à l’Institut des hautes études commerciales (IHEC) avec lesquels je suis resté en contact, révèle Mohamed, quatre ou cinq ont trouvé un travail, la plupart dans des entreprises familiales, voire dans la société paternelle. Six ou sept sont encore à la recherche d’un emploi. Les autres ont entrepris un 3e cycle ou, comme c’est mon cas, suivent une formation complémentaire en anglais ou en informatique. » Les diplômés des filières « classiques » comme les langues, l’histoire, la géographie, la philosophie, les sciences sociales, le droit, la gestion et même la médecine se voient rarement proposer un emploi qui corresponde à leur formation. Depuis qu’elle a décroché une maîtrise d’histoire-géographie, il y a cinq ans, Fatima, par exemple, se morfond dans son village du sud du pays. Chaque année, elle présente le concours, qui, en cas de succès, lui permettrait ?de devenir enseignante, mais les places sont rares.
Nombre de diplômés-chômeurs sont convaincus que, le plus souvent, le recrutement ne se fait pas au mérite. « Sans piston, on n’arrive à rien », jurent-ils. Qu’en pensent les patrons ? « Il y a des interventions, admet l’un d’eux. Si vous publiez une offre d’emploi dans les journaux pour recruter un financier, soyez assurés que vous serez inondés d’appels téléphoniques de personnalités bien placées qui vous demanderont d’embaucher leur rejeton, même s’il n’a absolument pas le profil requis. » Malgré de brillantes études commerciales et financières, Amine S. n’a ainsi trouvé du travail qu’après un an de chômage. Et uniquement grâce à ses relations familiales.
En attendant un très hypothétique emploi, les diplômés-chômeurs fréquentent volontiers les cafés, qui, du coup, poussent comme des champignons. Entre deux parties de cartes arrosées de café et de thé à la menthe, Samir me désigne un jeune homme au fond de la salle. « Regardez ce type, là-bas, il était avec moi à l’école primaire. Quand il veut m’énerver, il me lance devant tout le monde : à quoi t’a servi d’aller à l’université ? Tu te retrouves aujourd’hui chômeur, comme moi. Hélas ! il n’a pas tout à fait tort. C’est lui qui me refile des cigarettes quand je n’ai pas d’argent pour m’en acheter. »
Au bout de quelques années de ce régime, beaucoup n’ont d’autre choix que de changer d’orientation. Ce qui ne représente pas vraiment une promotion. « Les gens, m’explique Salem G., un ex-diplômé-chômeur, ne savent pas forcément que le vendeur de fruits et légumes du coin de la rue a décroché une maîtrise en commerce international avec mention. Ou que le peintre qui repeint leur appartement est titulaire d’une maîtrise en droit. Des exemples de ce genre ne sont pas rares. »
Paradoxe : le taux de chômage chez les diplômés de l’université était de 16 % en 2005, alors que le taux de chômage global n’a pas dépassé 14,2 %. Cette même année, selon nos estimations, le nombre des chômeurs en Tunisie a été de 487 900*, parmi lesquels un peu plus de 35 800 diplômés. Si le taux de chômage global a diminué de près de 1 % entre 2001 et 2005, celui des diplômés-chômeurs a, dans le même temps, augmenté de six points. Tout cela tend à démontrer que les titulaires d’un diplôme universitaire ont aujourd’hui moins de chance de trouver un travail que ceux qui en sont dépourvus.
La principale raison en est la « massification » de l’enseignement supérieur. Conséquence du ralentissement de la croissance démographique, on ferme des écoles primaires faute d’élèves, pendant que les universités font le plein. C’est que les autorités ont fait le choix d’ouvrir en grand le robinet de l’université. L’éducation est en effet le premier acquis depuis l’indépendance. Gratuite et démocratique, elle est censée servir, comme l’on dit, d’« ascenseur social ». Mais elle permet aussi d’occuper des jeunes de 18 ans à 24 ans, qui, sans cela, seraient abandonnés dans la nature. Et puis, ne dit-on pas que « mieux vaut un chômeur diplômé qu’analphabète » ?
Conséquence logique, la barrière que constituait traditionnellement le baccalauréat a volé en éclats : le taux de réussite est passé de 33,6 % en 1986 à 66,25 % en 2005. Et le nombre des étudiants a été multiplié par trois au cours des dix dernières années (321 838, en 2005-2006). Sur les campus, les filles sont désormais plus nombreuses que les garçons : 37 % du total des étudiants en 1987, 58 % cette année. On recense actuellement, dans l’ensemble du pays, 162 établissements universitaires, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Le nombre des diplômés arrivant chaque année sur le marché du travail était de 24 543 en 2001, contre 49 811 l’an dernier. Il devrait être de 73 200 en 2009 et de 101 000 en 2014. Cela signifie qu’entre 50 % et 70 % des diplômés arrivant sur le marché auront du mal à trouver un emploi. On signale ici ou là diverses initiatives visant à organiser les diplômés-chômeurs, mais rien de comparable aux actions spectaculaires organisées au Maroc, depuis des années, et tolérées par les autorités. Lors de la dernière campagne présidentielle, en 2004, le président Zine el-Abidine Ben Ali avait fait de l’emploi sa priorité numéro un. Une priorité une nouvelle fois confirmée, le 29 avril dernier, par le Premier ministre Mohamed Ghannouchi, lors de la réunion du Conseil supérieur du développement.
Quelles sont donc les solutions ? Il fut un temps où la première qui venait à l’esprit d’un jeune chômeur, c’était l’émigration. Ce n’est plus le cas – ou beaucoup moins – depuis que les Européens s’efforcent de rendre leurs frontières plus hermétiques. Le spectacle affligeant de ces rafiots de fortune transportant leurs « cargaisons » d’émigrants clandestins de l’autre côté de la Méditerranée – quand ils ne font pas naufrage avant – se fait heureusement plus rare. Seuls un millier de Tunisiens émigrent chaque année. La plupart, pourvus d’un contrat saisonnier en bonne et due forme, travaillent dans l’agriculture européenne. D’autres sont employés comme coopérants dans les pays du Golfe ou en Afrique subsaharienne.
On reste donc au pays, mais pour quoi faire ? Depuis la libéralisation économique et le désengagement de l’État des activités de production, l’administration n’est plus le premier fournisseur d’emplois du pays. Au cours des cinq dernières années, elle n’a recruté, en moyenne, que huit mille personnes par an. En mission à Tunis au début du mois, les experts de la Banque mondiale ont rappelé au gouvernement que la lutte contre le chômage ne passe pas par des recrutements massifs dans la fonction publique et appelé à réduire la masse salariale de celle-ci (qui représente encore 12 % du Produit intérieur brut). Seuls l’investissement, surtout privé, et la croissance sont créateurs de vrais emplois. Il faut donc subventionner non pas l’emploi, mais la création d’entreprises.
Le plan de développement pour la décennie 2007-2016 fixe un objectif « impératif » de 6,3 % de taux de croissance du PIB, en moyenne et par an. Ce qui permettrait de réduire le taux de chômage moyen des diplômés à 14,1 % pour la période 2007-2011 et à 11,3 % pour 2012-2016.
Directeur du département Maghreb à la Banque mondiale, Théodore Ahlers juge cet objectif « fort ambitieux ». Ce scepticisme se conçoit puisque la croissance de l’économie tunisienne a été de 5,2 %, en moyenne, entre 1962 et 2004 et de moins de 5 % entre 1990 et 2004. D’ailleurs, le document gouvernemental envisage un autre scénario a priori plus vraisemblable : si la croissance de l’économie tunisienne se maintient à son rythme actuel (4,6 % entre 2002 et 2006), le taux de chômage des diplômés devrait passer à 21,6 % en 2011 et 26,1 % en 2016. Il n’est donc d’autre choix que de doper la croissance par l’investissement privé et l’amélioration des formations universitaires. Et de subventionner la création d’entreprises.

*Selon l’Institut national de la statistique (INS), est considérée comme chômeur toute personne âgée de 15 ans et ?plus n’ayant pas travaillé au cours de la semaine de référence (celle où l’enquête a lieu), qui cherche un emploi et qui est disponible pour travailler au cours des deux semaines suivantes. Si, au cours de la semaine de référence, cette personne a travaillé au moins un jour, ne fût-ce qu’une heure, elle n’est pas considérée comme chômeur.

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