Bulle bancaire

Dans un pays où les mécanismes du marché ne remplissent qu’imparfaitement leur rôle, le niveau anormalement élevé de l’épargne est devenu la principale cause de la vulnérabilité de l’économie.

Publié le 29 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

Un rapport du cabinet Ernst & Young publié le 3 mai estime à 911 milliards de dollars – soit 50 % du PIB de 2005 – le montant de l’ensemble des créances douteuses détenues par le système bancaire chinois, un chiffre très supérieur à celui qu’annonce la Banque centrale. Le 15 mai, ce rapport était « retiré » avec une explication embarrassée en forme de mea-culpa faisant état d’un manque de rigueur dans la collecte des chiffres. Le sujet est de fait très sensible alors que se préparent des introductions en Bourse de banques chinoises – dont certaines pilotées par Ernst & Young – et que la surchauffe apparente de l’économie, avec son taux de croissance de 10 % par an, risque de déclencher une spirale inflationniste aux conséquences calamiteuses pour le monde. Le système bancaire est devenu le principal révélateur des faiblesses de l’économie chinoise.
L’importance économique des banques est liée à l’incroyable propension des ménages à épargner alors qu’ils s’endettent très peu. Si l’on compare Chine et États-Unis en rapportant les chiffres globaux aux PIB des deux pays, on observe, selon l’OCDE, que les dépôts bancaires des particuliers atteignent une proportion de 154 % en Chine, contre 54 % aux États-Unis ; à l’inverse, pour les prêts aux particuliers, les proportions sont de 14 % en Chine, contre 114 % aux États-Unis. Les Chinois s’assurent par leur propre épargne contre les risques de l’existence, notamment la maladie et la vieillesse, d’autant que, en raison de la politique de l’enfant unique, ils ne peuvent plus compter sur leurs nombreux descendants pour les prendre en charge.
Les masses en jeu sont considérables. Les dépôts des particuliers dans les banques s’élèvent à quelque 3 000 milliards de dollars – contre 600 milliards pour le chiffre français correspondant. Les banques peuvent ainsi compter sur des montants colossaux de ressources stables, qu’elles investissent dans des emplois dont la sélection ne reflète ni une pure rationalité capitaliste, ni un ordre imposé par un Gosplan stalinien, mais une sorte d’hybride dans lequel les nécessités politiques, le profit à court terme et parfois la corruption semblent jouer un rôle déterminant. Les principaux bénéficiaires de ces largesses, en l’absence d’organes de régulation indépendants et efficaces, sont des entreprises d’État déficitaires, des investissements industriels souvent surdimensionnés et des projets immobiliers pharaoniques. Le risque est qu’une part significative de ces prêts n’étant pas remboursée, la banque n’ait plus les actifs nécessaires pour gager les dépôts reçus.
Le premier accident de parcours date de 1999, quand le volume des prêts douteux consentis par les quatre principales banques (détenant 60 % du total des actifs) a été jugé assez alarmant pour que le gouvernement décide de les transférer à une caisse d’amortissement à hauteur de 170 milliards de dollars. À fin 2004, la caisse n’avait pu récupérer que 21 % de l’encours de ces prêts. En 2003, les autorités ont recapitalisé Bank of China et China Construction Bank à hauteur de 45 milliards de dollars, auxquels s’ajoutent 15 milliards de dollars de prêts douteux transférés. À fin 2005, le renflouement des quatre principales banques chinoises avait coûté 280 milliards de dollars ; 200 milliards seront encore nécessaires pour apurer le passé, soit un total correspondant à 30 % du PIB de 2004 qui est l’« ardoise » des balbutiements d’une gestion de type précapitaliste. Si risque inflationniste il y a, il est moins dans les augmentations de salaires de 30 % qu’on observe dans les zones côtières – pour un niveau de départ de 75 dollars par mois – que dans cette injection massive de liquidités dans l’économie.
Pour endiguer l’hémorragie, le gouvernement a assorti son aide de mesures de redressement : réduction des effectifs (de 600 000 à 400 000 à l’Industrial and Commercial Bank of China – ICBC, par exemple) ; transformation des banques en sociétés anonymes ; fixation de nouvelles procédures internes ; désignation d’administrateurs non exécutifs ; introduction en Bourse ; ouverture du capital à des partenaires étrangers (20 % du capital au maximum par investisseur et total des étrangers inférieur à 25 %) dont on attend un transfert de connaissance grâce à leur présence aux conseils d’administration.
Ainsi, un groupe comprenant Goldman Sachs, Allianz et American Express est entré au capital de l’ICBC moyennant une infusion de 3,78 milliards de dollars. La Royal Bank of Canada a pris pour 3,1 milliards de dollars une participation de 10 % au capital de Bank of China. Bank of America a pris 9 % de China Construction Bank et Temasek (Singapour) 6 %, pour respectivement 3 milliards et 2,5 milliards de dollars. Les administrateurs étrangers ne peuvent pleinement jouer le rôle attendu, car la gestion des banques reste très opaque, surtout quand il s’agit de décider de faire ou non monter les plus gros prêts au conseil.
Il semble que les performances des banques se soient d’abord améliorées, mais les résultats dépendent très étroitement de la façon d’apprécier la qualité des prêts : des taux d’intérêt très élevés sur des prêts qui ne seront jamais remboursés donnent une fausse impression de rentabilité. Selon les statistiques de la Banque centrale, l’encours des prêts douteux, qui représentait 18 % de l’encours total à fin 2003, est retombé à 9 % à fin 2005 (115 milliards de dollars déclarés). Mais ces chiffres sont eux-mêmes douteux, car leur réconciliation avec le total des prêts pose des problèmes de cohérence.
L’immense difficulté de la tâche du gouvernement est d’enrayer les financements de complaisance pour que les ressources des banques soient orientées vers des emplois économiques et sûrs, sur la base de leur rentabilité. Pour cela, il faut un appareil d’information, d’analyse, de prise de décision ; des moyens d’action disciplinaire, voire pénale ; des mécanismes de gestion des situations d’urgence (faillite, insolvabilité, garantie de l’État) ; soit un ensemble de règles du jeu que l’Occident a mis deux siècles à dégager et qui fait encore largement défaut en Chine.
Une analyse fine du Fonds monétaire international (FMI) révèle que les mécanismes du marché ne remplissent qu’imparfaitement leur rôle. Ainsi, les taux d’intérêt, pourtant partiellement libérés depuis 2004, ne sont guère diversifiés selon la qualité de l’emprunteur. Ce sont les plus grosses entreprises locales – souvent d’État – qui obtiennent les meilleurs taux, indépendamment de leur rentabilité. On continue de surinvestir, notamment dans l’acier (excédent de capacité de 120 millions de tonnes pour une production de 350 millions de tonnes) ; le ciment, où une capacité de 1,3 milliard de tonnes fait face à un besoin de 1 milliard de tonnes. Dans ces deux cas, la production est d’ailleurs d’une qualité médiocre qui ne répond pas à la demande du marché.
Du 1er trimestre 2005 au 1er trimestre 2006, les prêts bancaires ont augmenté de 61 % et l’investissement industriel de 30 %. C’est l’examen de ces chiffres qui avait nourri les estimations pessimistes d’Ernst & Young.
La Banque centrale a décidé en conséquence, le 27 avril, de relever symboliquement le taux directeur des prêts à un an de 5,58 % à 5,85 %. Il est peu vraisemblable que cette mesure ait une quelconque influence sur le comportement des banques. D’autant que, corruption et erreurs de jugement mises à part, il reste que les prêts aux entreprises publiques sont souvent la seule façon de maintenir à flot des employeurs qui tiennent à bout de bras, sur une base régionale, emploi et service public. Tailler dans le vif, comme le suggèrent les économistes politiquement corrects, aurait un impact politique et social que le gouvernement n’est sans doute pas capable d’encaisser. En revanche, la décision chinoise a été interprétée par les marchés internationaux comme le signal d’un coup de frein et a conduit à une chute soudaine des prix des matières premières, suivie d’un repli des Bourses qui témoigne que c’est maintenant l’Occident qui éternue quand la Chine prend froid.

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