Basri, Ben Barka et… Kafka
Driss Basri est entendu le 22 mai à Paris par Patrick Ramaël, le juge d’instruction de l’affaire Ben Barka. Lui qui, au cours du règne d’Hassan II, a été une pièce maîtresse du système sécuritaire marocain doit forcément en savoir long sur l’enlèvement du chef de l’opposition, le 29 octobre 1965, à Paris. Mais devant le magistrat français, motus et bouche cousue.
Le mutisme de l’ancien ministre de l’Intérieur est dans la norme. Homme du Makhzen, il n’existe que par lui et, même en disgrâce, il en tire sa substance. À l’occasion, il peut bien jouer l’opposant, mais c’est pour rire et pour ne pas se faire oublier. L’attitude de Basri devant le juge correspond parfaitement au personnage. Colombo du bled qui se piquait de tout connaître, il simulait si bien l’ignorance qu’il passait pour un plouc et un benêt.
Ce mélange subtil de savoir et de dissimulation, d’attention et de silence que le grand vizir d’Hassan II incarnait à la perfection – et qui est peut-être le propre du flic – remet en mémoire une histoire dramatique et savoureuse. C’était au début du règne d’Hassan II. Basri était à l’époque un obscur officier des renseignements généraux. Selon les bons augures (dont la CIA), le successeur de Mohammed V devait faire long feu. L’Union nationale des forces populaires (UNFP) avait le vent en poupe. En dépit des tripatouillages, les premières législatives avaient confirmé son audience. Mais la gauche ne tablait pas sur les seules élections pour revenir au pouvoir. Partout, ses amis étaient aux affaires : Ahmed Ben Bella en Algérie, le Baas en Syrie et en Irak, sans oublier Nasser en Égypte La monarchie chérifienne apparaissait comme une survivance et/ou une anomalie. Le pouvoir, croyait-on, était à prendre…
Ancien chef de la résistance, le Fqih Mohamed Basri se lance dans un complot et, pour ne pas être en reste, Mehdi Ben Barka manigance à son tour le sien. La double conspiration diligentée dans la précipitation et la rivalité ne tarde pas à être éventée. Le 16 juillet 1963, le gouvernement annonce la découverte d’un complot fomenté par la gauche. Patron de la Sûreté nationale, le général Oufkir sait que quelque chose se trame, mais quoi exactement ? Peu importe. Sur l’ensemble du territoire, ses « brigades spéciales » raflent tous ceux qui, de près ou de loin, ont un lien avec l’UNFP. La campagne de répression préventive touche des milliers de personnes, jetées dans des centres secrets. Après quoi, le recours systématique à la torture est censé permettre de faire le tri et de repérer les comploteurs.
Ce n’est pas facile. D’abord, parce que la conspiration est encore dans les limbes : des contacts suspects, des projets criminels, mais point de passage à l’acte. Ensuite, parce que les comploteurs, peu nombreux, ont pris leurs précautions : ce sont les militants inoffensifs qui ont été massivement arrêtés. Parmi eux, M.H., ingénieur fraîchement émoulu de Polytechnique, à Paris. Il se destine à construire des ponts et des routes, mais les cheminements souterrains pour s’emparer du palais ne sont pas son genre. Enlevé, il est conduit à Dar Mokri, ancienne demeure d’un dignitaire du Makhzen devenue principal centre de tri – Driss Basri n’était pas loin. Interrogé – et torturé – sur les ramifications du complot, M.H. ne lâche aucune information pour la bonne raison qu’il ne sait rien.
Dans un vaste salon sont parqués les suppliciés et ceux qui attendent leur tour, les yeux bandés. Parmi les prisonniers sont disséminés des « moutons », c’est-à-dire des flics qui se font passer pour des militants et recueillent tout renseignement utile. Ramené de son calvaire, M.H. ne cesse de répéter : « Mon Dieu, c’est du Kafka, c’est du Kafka » Il ne tarde pas à retrouver ses tortionnaires et l’interrogatoire reprend de plus belle : « Chkoun Kafka ? » Persuadés de tenir le cerveau, ils voulaient tout savoir sur Kafka : son identité précise, son domicile, ses fréquentations…
Des années plus tard, rencontrant un ami à Paris, M.H. lui raconte sa mésaventure à Dar Mokri. Sachant qu’il n’est pas porté sur la littérature, l’ami lui demande innocemment : « As-tu lu Kafka ? » Colère du polytechnicien : « Bien sûr, je ne l’ai pas lu ! » Voilà que ça recommence.
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