Au nom de la République

Un avocat islamiste abat un juge du Conseil d’État. Résultat : le camp laïc et l’armée grondent. Les jours du gouvernement sont-ils comptés ?

Publié le 29 mai 2006 Lecture : 3 minutes.

« Les mollahs en Iran ! », « maudite soit la charia ! » Ce 18 mai, 25 000 personnes massées sur l’esplanade de la mosquée Kocatepe d’Ankara conspuent les ministres venus assister aux obsèques du juge Özbilgin, assassiné la veille. Les canettes fusent dans leur direction. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, lui, a jugé prudent de se porter pâle. Car le camp laïc, qui n’a jamais cessé de dénoncer l’islamisme rampant de son gouvernement, l’accuse d’avoir « armé le bras » de l’assassin en créant un climat favorable au terrorisme.
Peu importe aux farouches défenseurs de la République laïque que le Parti de la justice et du développement (AKP), vainqueur des législatives de novembre 2002, se présente comme un parti de centre-droit. Peu leur importe si les complices présumés de l’assassin sont issus de la mouvance ultranationaliste, qui, depuis quelques mois, glisse vers l’islamisme. Ils exploitent politiquement le drame survenu le 17 mai. Ce jour-là, Alparslan Arslan, un avocat de 29 ans, fait irruption, arme au poing, au Conseil d’État. Au cri de « Allah Akbar ! », il mitraille des magistrats connus pour la sévérité avec laquelle ils appliquent l’interdiction du port du voile dans les lieux publics, en blesse un mortellement, quatre autres grièvement. Et, s’autoproclamant « soldat de Dieu », déclare avoir voulu les « punir ». Or des responsables de l’AKP ne s’étaient pas privés de critiquer plusieurs de leurs décisions récentes. Erdogan le premier, en février, lorsque les juges avaient rejeté le recours d’une enseignante qui s’était vu refuser une promotion au motif qu’elle arborait un türban en se rendant sur son lieu de travail. Un quotidien islamiste, Vakit, avait publié en une la photo des juges, semblant les désigner pour cible. Autant de faits, qui, à la lumière du tragique incident, sont reprochés au gouvernement.
Peu après la fusillade, le président de la République Ahmet Necdet Sezer, l’opposition, les corps constitués (magistrats, avocats, recteurs d’université) et l’armée dénoncent une atteinte aux institutions. Le général Özkök, chef d’état-major, invite les manifestants à se mobiliser « en permanence ». Un appel dans le ton de ce qui précéda le « coup d’État postmoderne » contre le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan, en 1997…
Faut-il en déduire que l’heure du gouvernement a sonné ? Malgré la tension, très forte, économistes ou universitaires se veulent rassurants : l’armée a perdu de son influence, disent-ils, tout en reconnaissant qu’elle n’est pas près de s’effacer du champ politique Quoi qu’il en soit, la lutte qui oppose le gouvernement à « l’État profond » devrait gagner en intensité à l’approche de deux échéances critiques : en août, le départ du général Özkök et la nomination attendue d’un « faucon », Yasar Büyükanit, que le gouvernement a tenté en vain de torpiller en exploitant l’affaire de Semdinli (voir J.A. n° 2357) ; et, en mai 2007, l’élection présidentielle. Erdogan, qui convoite le poste de président, dispose de la majorité parlementaire requise pour être élu mais on imagine mal l’armée rester inerte.
En cas de crise, le gouvernement ne pourra compter sur le soutien de l’administration Bush : après avoir cité en modèle la Turquie « démocrate-musulmane » aux États de la région, Washington a changé de stratégie. Le refus du Parlement d’Ankara d’autoriser l’armée américaine à ouvrir un front sur le sol turc pour attaquer l’Irak, en 2003, l’avait déjà profondément déçu. La visite d’un leader du Hamas en Turquie, en février, ainsi que les entrevues d’Erdogan avec le président iranien Ahmadinejad, même à des fins de médiation, ont fini d’irriter Américains et Israéliens. Ces alliés traditionnels d’Ankara jouent désormais la carte de l’armée. Et ce n’est pas l’Union européenne, soulagée, en cas de bouleversement politique, de ne plus avoir à se prononcer sur la candidature turque, qui volera alors au secours de l’AKP.
Reste à Erdogan deux issues de secours : que l’enquête sur les instigateurs de la fusillade au Conseil d’État éclabousse finalement des éléments véreux de l’armée. Ou qu’il relance des réformes démocratiques en panne et modifie un système électoral obsolète en faisant, par exemple, élire le président au suffrage universel direct. Saura-t-il saisir cette chance ?

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