Wade au rapport

Ses opposants le malmènent. Une partie de ses compatriotes lui reprochent la lenteur des changements. Contraint de passer à l’offensive, le chef de l’État publie un livre en forme de bilan de quatre ans d’alternance.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

Il y a plusieurs façons de donner la réplique à un adversaire politique. On peut lui répondre du tac au tac, se contenter d’esquiver ses coups pour l’amener à perdre son souffle, se réfugier dans le silence en espérant qu’il en fera de même. Ou prendre son mal en patience et se donner le temps de la réflexion. Malmené, tout au long de l’année 2003, par ses opposants et par une bonne partie de la presse, notamment pour la façon dont il dirige le Sénégal, critiqué par certains de ses pairs africains, à qui il faisait visiblement de l’ombre, Abdoulaye Wade a préféré, en bon tacticien, prendre du recul. Et donner « du temps au temps ». Une fois la tempête passée, il repasse à l’offensive, comme à son habitude, de façon théâtrale et spectaculaire. En réunissant plus d’un million de personnes sur le macadam, le 19 mars dernier à Dakar, et en publiant dans la foulée, sous la forme d’un livre-blanc, sa « part de vérité » sur les quatre années qu’il vient de passer à la tête de l’État.
Tiré à 50 000 exemplaires sous le titre Le Changement, preuves en main (285 pages), le document passe en revue, au fil des trente-neuf chapitres, les « réalisations essentielles » du Sopi, le changement intervenu le 19 mars 2000, date de l’élection à la magistrature suprême de Me Wade, après quarante années d’exercice ininterrompu du pouvoir par le Parti socialiste (PS). L’agriculture, l’éducation nationale, l’environnement, l’économie et les finances, la politique des grands travaux, la diplomatie, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, et bien d’autres secteurs encore, sont mis à contribution pour ce qui apparaît d’ores et déjà, à trois ans du scrutin présidentiel de février 2007, comme une opération de charme. Il s’agit, pour le chef de l’État, ses compagnons du Parti démocratique sénégalais (PDS, libéral) et, au-delà, du CAP 21, une coalition des formations politiques de la mouvance présidentielle, de tordre le cou à certaines rumeurs. Preuve supplémentaire de cette offensive tous azimuts : le document est lui-même accompagné d’une note de synthèse d’une centaine de pages au titre évocateur, Le Changement en actions, et d’une petite brochure illustrée (Avec l’alternance, le changement est là) tirée à 250 000 exemplaires.
« Ayant été choisi démocratiquement par le peuple sénégalais pour redresser les erreurs et le conduire vers des rives plus accueillantes […], écrit, en substance, Wade dans la préface, je me suis attelé à la tâche, avec des changements fréquents dans l’équipe, il est vrai. Mais qui reprocherait à l’entraîneur d’une équipe de football vigilant de changer parfois certains joueurs ? L’essentiel n’est-il pas de gagner ? L’entraîneur dispose pour cela de deux périodes de quarante-cinq minutes chacune. Après la première mi-temps, il fait le point. Moi, mon match dure sept ans et j’en suis à la mi-temps. » Ceux qui pariaient, il y a quelques mois encore, sur un revirement politique à 180 degrés, sur une reddition devant l’activisme à tout crin de l’opposition, voire une démission du président, doivent déchanter, d’autant plus que, pour beaucoup de ses partisans, la présence de Wade sur la ligne de départ en 2007 ne fait plus de doute. « Gorgui », qui fêtera ses 78 ans le 29 mai prochain, repart donc de plus belle à la bataille, avec un « bilan d’étape » qui ravit ses thuriféraires, mais laisse sceptiques ses adversaires.
« Je viens aujourd’hui déférer à une exigence de la gouvernance publique comme privée, celle de rendre compte et de répondre de ses actes, a expliqué le Premier ministre, Idrissa Seck, en présentant l’ouvrage rédigé par un groupe de personnalités ayant à leur tête le président du CAP 21, l’historien et ancien ministre Iba Der Thiam. Le ton du chef du gouvernement, tout comme le contenu du document, est résolument optimiste. « Le Sénégal de 2004 rayonne grâce, notamment, à la posture diplomatique exceptionnelle de son président, au talent de ses sportifs et pas seulement en football. » Le pays n’a « aucun prisonnier politique », « la liberté d’expression est totale. »
En Casamance, une province du Sud secouée depuis plus de vingt ans par un mouvement irrédentiste, « le feu est éteint et il ne nous reste plus qu’à verser de l’eau sur les quelques braises pour qu’elles ne se ravivent plus », a souligné Idrissa Seck, avant d’égrener les acquis du Sopi. Progrès dans l’Éducation nationale, importants investissements en matière de santé publique (63 milliards de F CFA) qui ont permis d’améliorer l’accès aux soins et de réduire la mortalité maternelle et infantile. Le document fait également état d’investissements à hauteur de 95 milliards de F CFA dans la construction des routes, d’une hausse du budget consacré à la sécurité des personnes et des biens, de la « confiance qui revient avec la maîtrise de l’inflation aux alentours de 0,9 % ».
Les projets d’investissements seraient passés d’environ 200 milliards de F CFA par an avant l’alternance à 411 milliards en 2002 et 579 milliards en 2003. « Entre 2000 et 2003, ce sont quelque 1 750 dossiers qui ont été agréés, 150 entreprises créées et 120 produits nouveaux sont apparus sur le marché », assure Iba Der Thiam. Ce n’est pas tout. Le Changement, preuves en main annonce près de 36 000 emplois « au terme du processus actuel », une augmentation des salaires courant 2004, le recrutement de 5 000 agents dans la fonction publique au cours des trois prochaines années, l’embellie avec les bailleurs de fonds, etc. « Aujourd’hui, les Sénégalais respirent l’ère du changement que j’avais promis et tout le monde peut constater que le pays est en chantier », écrit le président Wade.
Propagande électoraliste ? « Les chiffres avancés ne sont pas fantaisistes, soutient un économiste franco-marocain, spécialiste de la région. Sauf en 2003, l’économie sénégalaise connaît effectivement une forte croissance (5 % à 6 %) depuis quatre ans. Le Sénégal est à la fois pénalisé et avantagé par la crise ivoirienne. Parmi les avantages, le port et l’aéroport de Dakar tournent depuis plus d’un an à plein rendement, et le pays connaît un boom de l’immobilier et des affaires grâce à l’afflux de populations en provenance de Côte d’Ivoire. »
Pour autant, le plaidoyer pro domo du président et de son équipe n’a pas l’heur de plaire à tout le monde. « Un bilan, pour être complet, doit comporter un actif et un passif », souligne le premier secrétaire du PS, Ousmane Tanor Dieng. Au-delà des chiffres, il a invité ses militants à prendre comme référence le panier de la ménagère, les factures d’eau, d’électricité et de téléphone. Le leader socialiste a du reste promis de répondre « page par page, chapitre après chapitre », au livre-blanc. « Pourquoi faire un bilan aujourd’hui et pourquoi pas l’an passé ? s’interroge, au téléphone, Moustapha Niasse, le leader de l’Alliance des Forces du progrès (AFP). Il y a lieu de penser que la réaction du pouvoir s’explique par un contexte difficile. » Et l’ancien Premier ministre de poursuivre : « Qui a demandé au président Wade de présenter un bilan ? À ma connaissance, personne. À trop vouloir prouver l’on commet des erreurs. J’ai lu le document, qui m’a été aimablement adressé par le ministre de l’Intérieur. Ma première conclusion, c’est que, pour l’essentiel, ses auteurs se sont fourvoyés. Les Sénégalais vivent quotidiennement le bilan dans leur chair. Pourquoi, par exemple, n’avoir pas dit un seul mot de la tragédie du Joola ? » Tout en relevant quelques « éléments positifs » depuis l’alternance (la création d’Air Sénégal International, par exemple), il annonce un « document de deux pages » censé faire le bilan du… bilan.
Par ailleurs, la Ligue démocratique/Mouvement pour le Parti des travailleurs (LD/MPT) et And-Jëf/Parti africain pour la démocratie et le socialisme (AJ/PADS), deux formations de la gauche sénégalaise alliées du président Wade, ont, en des termes mesurés certes, également pris leurs distances par rapport au bilan de l’alternance. « Dans une certaine mesure, le gouvernement de l’alternance a fait mieux que l’équipe précédente, confie ainsi au téléphone Bassirou Sarr d’AJ/PADS. Mais, en quatre ans, nous aurions pu faire davantage, aller vers une véritable gestion partagée du pouvoir. Pour faire un vrai bilan, il faudrait organiser les assises politiques de l’alternance. » Réaction du président Wade, le 23 mars, face aux états d’âme de ses partenaires : « Il serait logique qu’ils quittent l’attelage majoritaire. Mais, je ne souhaite pas qu’ils s’en aillent… »

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