Vladimir Poutine ou la « dictature de la loi »

Réélu dans un fauteuil à l’issue d’un scrutin « sur mesure », le président entame son second mandat avec la ferme détermination de faire régner l’ordre.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 8 minutes.

« Comment peut-on croire qu’il y a un « mystère Poutine » ? s’amuse un homme d’affaires européen qui côtoie souvent le président. Cet homme est tout sauf mystérieux ! Il n’a aucune conviction. Vivrait-on au temps de Staline qu’il s’empresserait d’organiser des camps de concentration. Pour le moment, la majorité des Russes veut que les réformes se poursuivent, donc il va les poursuivre. »
Mieux que l’angélisme béat qui voit en Poutine le sauveur de la nation ou que les anathèmes furieux contre le fossoyeur de la démocratie, ce prosaïque propos correspond sans doute mieux au « profil psychologique » d’un président toujours en phase avec son opinion et que l’économiste Vladimir Maü avait assez justement qualifié, lors de sa première élection, en 2000, de « libéral rugueux ».
Aujourd’hui, grand triomphateur des législatives du 7 décembre 2003 et de la présidentielle du 14 mars 2004 après avoir écarté tous ses opposants, Poutine règne sans partage sur une justice inféodée, une presse docile et une Douma réduite au rôle de Chambre d’enregistrement. Que va-t-il faire de sa victoire ? Tous les doutes sont permis, dans cette nouvelle Russie tiraillée entre nostalgie post-soviétique et modernisme occidental. Les uns pensent que l’ancien colonel du KGB va façonner un second mandat à son image, autoritaire et policier. Les autres que l’ex-bras droit d’Anatoli Sobtchak (feu le maire libéral de Saint-Pétersbourg) va poursuivre et consolider les réformes. Tous pourraient bien avoir raison.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la synthèse doctrinale (un fort patriotisme mêlé de libéralisme économique) que le président a adoptée jusque-là pour rallier à la fois les orphelins de l’Empire soviétique et les enfants de la modernité eltsinienne a aussi bien fonctionné. Elle lui vaut, depuis plusieurs années, une popularité au zénith. Au point que, candidat à sa réélection, Vladimir Vladimirovitch n’a pas éprouvé le besoin de présenter le moindre programme électoral et a impérialement (et fort peu démocratiquement) refusé tout débat avec ses adversaires. « Le président travaille », disait-on au Kremlin, ciselant le portrait de l’homme honnête, intelligent, attentif – et sobre ! – veillant sur les intérêts supérieurs de la nation. Le seul cap qu’il s’est fixé (en mai 2003, en dehors de toute échéance électorale…) est de doubler le PIB de la Russie d’ici à 2010. Il se fonde pour cela sur ses excellents résultats économiques (voir encadré p. XX). « De tels objectifs exigent davantage qu’une simple continuation de la politique actuelle », nuance l’économiste Jacques Sapir, spécialiste de la Russie. Or si jusque-là Poutine a poursuivi les réformes entamées sous l’ère Eltsine, il s’est gardé de les mener au pas de charge à l’instar de son impétueux prédécesseur, continuant de ménager les deux clans qui s’affrontent derrière les murailles du Kremlin : d’un côté, les siloviki (les anciens des services secrets), de l’autre les libéraux. La composition du nouveau gouvernement formé juste avant le scrutin présidentiel témoigne de cette volonté d’équilibre. Le Premier ministre Mikhaïl Fradkov, qualifié par Poutine « d’administrateur », rassure les premiers par ses liens avec l’ex-KGB, et les seconds par sa bonne connaissance du milieu des affaires et du fonctionnement de l’Union européenne (UE). Dans la sphère économique, l’on trouve les libéraux Alexandre Joukov (vice-Premier ministre), Alexeï Koudrine (Finances) et Guerman Gref (Développement économique), tandis que les siloviki Sergueï Ivanov (Défense) et Rachid Nourgaliev (Intérieur) dominent la sphère politique.
Mais, pour beaucoup, ce partage d’influence est un leurre. En témoignent le choix d’un Premier ministre sans relief et l’emprise croissante du président sur l’action du gouvernement, notamment par l’intermédiaire de Dimitri Kozak, promu chef de l’administration présidentielle. L’objectif ? Reconstruire un État assez fort pour faire régner l’ordre, fût-ce dans l’horreur et l’arbitraire comme en Tchétchénie, ou avec efficacité comme pour le recouvrement de l’impôt. Trois des orientations les plus « musclées » du premier mandat Poutine devraient se poursuivre : la réforme administrative, la reprise en main des ressources minérales du pays et la consolidation du rôle de la Russie dans le monde.
L’ordre intérieur, d’abord. On devrait entendre reparler de la sempiternelle réforme administrative dont Guerman Gref avait tracé les grandes lignes en 2000 au sein du Centre d’élaborations stratégiques. Mais le volontarisme affiché par le président, qui a réduit le nombre des portefeuilles ministériels dans son nouveau gouvernement (ils sont passés de 30 à 17) pourrait bien n’être que symbolique face aux maux dont souffre la fonction publique russe : pléthore des effectifs, faiblesse des salaires, insuffisance de la formation professionnelle, gangrène de la corruption.
Ce que Poutine appelle la « verticale du pouvoir » se traduit donc bien moins par une plus grande efficacité des services de l’État que par un contrôle accru des organes fédéraux sur les pouvoirs locaux. Ainsi le Kremlin a-t-il nommé ses propres émissaires dans sept grands districts fédéraux. À charge pour eux de surveiller les gouverneurs et les maires, élus, eux, au suffrage universel…
Le contrôle de l’État sur l’économie, ensuite. Là aussi, Poutine veut faire régner l’ordre, seul susceptible à ses yeux de créer un climat de confiance pour les investisseurs, et donc de favoriser la croissance. Cette « dictature de la loi », qui a assaini les régimes de la propriété foncière et de la fiscalité et permis d’améliorer la gestion des monopoles d’État, s’est révélée globalement bénéfique pour l’économie russe. Elle n’en reste pas moins porteuse de dérives autoritaires. Dès son arrivée au pouvoir, en 2000, Vladimir Poutine a entrepris de chasser les encombrants oligarques de la « Famille » Eltsine non seulement des allées du pouvoir, mais aussi de leurs propres groupes. Après les spectaculaires évictions de Berezovski et de Goussinski, qui ont permis au pouvoir de remettre au pas les médias appartenant à ce dernier, cette « épuration » connaît un regain depuis l’été 2003 au sein de Youkos, la première société pétrolière privée du pays. La crise a atteint son paroxysme le 25 octobre dernier avec l’arrestation de son patron, Mikhaïl Khodorkovski, inculpé pour « fraude fiscale ».
Le redressement fiscal de 1 milliard de dollars infligé début mars à Roman Abramovitch, patron du groupe pétrolier Sibneft, que l’on croyait relativement à l’abri, indique on ne peut plus clairement que « l’ordre et la loi » chers à Vladimir Poutine sont destinés à faire rentrer dans le rang une fois pour toutes les derniers récalcitrants. À savoir ceux qui, comme Khodorkovski, auraient l’impudence de se mêler de politique, de financer des partis d’opposition ou, pis, qui envisageraient de se poser en concurrents directs du maître du Kremlin. Lorsqu’on sait que l’industrie pétrolière apporte près de 40 % de ses recettes au budget de l’État, l’on mesure l’enjeu que représente, pour le pouvoir, le contrôle de cette manne financière. Sur ce plan, les prochains mois devraient être décisifs. Si une renationalisation des entreprises acquises naguère pour une bouchée de pain paraît exclue (elle effrayerait les investisseurs), l’adoption d’une loi d’amnistie l’est tout autant (elle exaspérerait l’opinion). Il est probable que Poutine optera pour une solution intermédiaire, par exemple une amnistie assortie de fortes amendes revenant à faire payer a posteriori aux oligarques une entreprise douteusement acquise à son prix réel.
La manière dont la reprise en main de sociétés considérées comme stratégiques pourrait s’effectuer reste cependant floue. Avec quels hommes et à quelles fins ? S’agit-il de substituer aux oligarques d’hier une nouvelle génération, proche du pouvoir ? L’hebdomadaire Moskovie Novosti affirme ainsi que l’opposition de l’ex-Premier ministre Mikhaïl Kassianov à de prochaines privatisations bénéficiant à des groupes d’intérêts liés aux services secrets n’aurait pas été étrangère à son limogeage, le 24 février dernier…
Poutine entend d’autant plus reprendre le contrôle de ces secteurs clés que toute alliance passée par les sociétés russes avec des compagnies étrangères attente, à ses yeux, à la sécurité d’une Russie considérablement affaiblie sur le plan diplomatique depuis l’effondrement de l’Union soviétique, et qui se sent encerclée. Par les Américains, désormais présents militairement dans les anciennes zones d’influence russes (en Irak et en Afghanistan, mais aussi en Géorgie et en Asie centrale). Par l’Otan (en Turquie, ce qui n’est pas nouveau), mais surtout et, depuis le 29 mars, dans son « étranger proche » (dans trois États baltes et quatre pays d’Europe orientale – Bulgarie, Roumanie, Slovénie et Slovaquie). Et par l’UE, qui s’élargit, le 1er mai, outre aux trois États baltes, à cinq pays de l’ancien bloc communiste – Pologne, Hongrie, Slovaquie, Slovénie et République tchèque.
Pour l’heure, les relations avec les États-Unis, assez tendues jusqu’en 2002, sont tempérées par des intérêts bien compris. En donnant son adhésion à la cause américaine au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Poutine s’est habilement placé dans le camp de ceux qui luttent contre le terrorisme international. En établissant ainsi un lien entre la rébellion tchétchène et el-Qaïda, il mise sur la « compréhension » de Washington. Au vu des derniers développements (la persistance des attentats commis par des terroristes tchétchènes – ou supposés tels – sur le sol russe), le stratagème n’est pas près de prendre fin… D’autant que le « nettoyage » antitalibans mené par les Américains en Afghanistan bénéficie indirectement aux Russes.
Dans « l’étranger proche » (les ex-Républiques soviétiques), l’approche pragmatique de Poutine devrait continuer à prévaloir. Lorsque le président a reconnu avoir vécu la désintégration de l’URSS comme une « tragédie », le dérapage était parfaitement contrôlé : il savait combien l’opinion, très patriote (voire nationaliste), supporte mal l’abaissement de son pays. Poutine a cependant compris que le seul moyen de retrouver l’influence d’antan ne passe plus par une domination politique ou militaire, mais par une sorte de soft power à l’américaine, fondé sur l’économie. Au coeur de cette stratégie de reconquête, des monopoles comme la compagnie d’électricité SEU, ou Gazprom, le géant du gaz. Ce dernier, par exemple, a passé des accords avec plusieurs États de la Communauté des États indépendants (CEI) pour les contraindre à utiliser le seul réseau russe pour leurs livraisons de pétrole et de gaz : ainsi l’Ukraine et les pays d’Asie centrale sont-elles devenues particulièrement dépendantes de Moscou.
Toujours dans le domaine économique, la nomination de Mikhaïl Fradkov, fin connaisseur des arcanes du commerce international et ancien représentant de la Russie auprès de l’UE (son dernier poste), indique que ce dernier aura la charge de mener les négociations d’adhésion de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de faire entendre à Bruxelles le point de vue de Moscou. Celui-ci rechigne en effet à appliquer aux dix nouveaux membres de l’UE l’accord mutuel de partenariat et de coopération qui la lie aux Quinze depuis décembre 1997.

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