Vers de nouveaux langages
Malgré son coût encore élevé, le téléphone portable explose sur le continent. Et l’inventivité féconde d’abonnés aux ressources limitées crée chaque jour de nouveaux modèles pour réduire la fracture numérique.
En Afrique, le système D dépasse l’imagination la plus débordante. Même le cellulaire n’échappe pas à la règle. À Libreville, au Gabon, l’opérateur mobile Telecel et une entreprise locale ont lancé un projet étonnant. Objectif : équiper les tricycles des handicapés moteurs avec des mobiles GSM. Pour cela, rien de très technologique ! Les moyens de locomotion des handicapés sont simplement munis d’un téléphone portable et d’un compteur d’appels. Depuis, ces « mobilnautes » sont une vingtaine à arpenter, à bord de leurs fauteuils roulants, les galeries marchandes. « Chaque jour, des dizaines de clients font le siège de ces cabines téléphoniques ambulantes et se délestent à la fin de leur conversation de quelques pièces qu’ils remettent au conducteur », explique-t-on chez Telecel. L’intérêt de cette technique pour les utilisateurs : ne pas avoir à se déplacer jusqu’au centre d’appels où à la cabine téléphonique.
La notoriété de ce nouveau concept a vite franchi les frontières et a été copié. Au Zimbabwe, en Tanzanie, au Botswana, en Namibie ou au Congo, il permet aux clients ayant épuisé leur crédit – ou ne pouvant pas s’offrir un mobile dont les prix dépassent 100 euros – de téléphoner à moindres frais. Et le système est en passe de devenir le modèle économique des oubliés de la fracture numérique.
Sur le continent, la réduction des coûts est une telle obsession qu’elle guide tous les comportements. « L’Afrique invente sans cesse de nouvelles manières d’utiliser le portable, quitte à détourner la technologie », observe Bruno Maynard, du cabinet de conseil CDC Ixis. Le dernier phénomène en vogue en Afrique de l’Ouest est le « bipage ». La technique consiste à communiquer sans consommer d’unités ou presque. L’astuce : appeler son correspondant en s’identifiant (présentation du nom) et raccrocher instantanément sans attendre de réponse. Et donc laisser à son correspondant le soin de rappeler et de payer la communication.
Mieux : chez les jeunes, un nouveau langage est né avec les sonneries de portable, pour communiquer sans bourse délier. Ainsi, au Cameroun, une sonnerie signifie : « Je suis en retard. » Deux sonneries : « C’est annulé », etc.
« La téléphonie mobile correspond à un vrai besoin en Afrique et, malgré la faiblesse des revenus, les gens veulent à tout prix communiquer », analyse Jérôme Bezzina. Ce spécialiste des marchés émergents travaille à l’Institut de l’audiovisuel et des télécommunications en Europe (Idate), à Montpellier, en France, l’un des plus importants centres de recherche sur les télécommunications. Selon Bezzina, le boom du mobile ne s’explique pas seulement par le mauvais état des réseaux fixes. L’aspect culturel joue aussi un rôle important.
Ainsi, la notion d’individualité est fortement contrariée par les valeurs du communautarisme et de la mutualisation. De la même façon que l’on partage les mobiles des « cabines ambulantes », on prête son portable à ses amis. « C’est un paradoxe, reconnaît Jérôme Bezzina, car le mobile est justement conçu comme un appareil de type individuel. » Mais certainement pas en Afrique.
« Il y a une vraie culture de l’oralité sur le continent, et même les gens instruits préfèrent parler plutôt qu’écrire », ajoute-il. Au Cameroun, un chauffeur de taxi analphabète utilise souvent son portable, au lieu de tenter de lire en vain une carte. De même, l’absence de noms de rues dans les grands centres urbains rend le cellulaire parfois indispensable pour se faire guider.
Fin février, à Lagos, au Nigeria, les packs mobiles de Globacom se sont arrachés dans une bousculade inouïe, en raison d’une liste d’attente très longue chez les autres opérateurs du pays.
C’est logique : le mobile est une technologie bien adaptée au continent. Nomadisme et mobilité caractérisent les modes de vie. « S’équiper d’une ligne fixe est incongru dans un pays comme la Mauritanie », souligne Bezzina. D’ailleurs, le nombre de mobiles au kilomètre carré dépasse largement le nombre de lignes fixes, jusqu’à cinq fois comme au Maroc. L’Afrique du Nord n’a d’ailleurs pas fini d’étonner. Subissant la crise du logement qui les conduit à vivre avec leurs parents, les jeunes utilisent les SMS (ces petits messages texte) pour communiquer sans être écoutés. Au Maroc, il s’en échange déjà près de 2 millions par jour.
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