« Un savant dévoyé par la politique »

Après Malek Chebel (J.A.I. n° 2254), Mezri Haddad livre son point de vue sur Bernard Lewis, le grand spécialiste anglo-saxon du monde musulman.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

L’analyse que Béchir Ben Yahmed a consacrée au rôle que Bernard Lewis, professeur émérite à Princeton, joue auprès de l’administration américaine (J.A.I. n° 2248) est d’une importance capitale. « Un intellectuel dans la politique » – tel était son titre – montre, au-delà du cas Lewis, que le pouvoir intellectuel, lorsqu’il n’est plus exercé à des fins épistémologiques mais idéologiques, devient aussi dangereux et dévastateur que le pouvoir politique. Cette problématique des rapports, tantôt harmonieux tantôt antagoniques entre les intellectuels et les politiques, entre Savoir et Pouvoir, était déjà cardinale dans la philosophie platonicienne. Elle en constituait même l’humus. Chez Platon, les relations entre le philosophe et le roi devaient nécessairement être complémentaires, voire osmotiques. Dans une formule restée célèbre, Platon croit résoudre cette équation complexe en proclamant : de deux choses l’une, ou bien « les philosophes deviennent rois, ou bien les rois deviennent philosophes ». Au XXe siècle, la même problématique a été traitée par les plus grands noms de la philosophie et de la sociologie politiques, notamment par Max Weber dans Le Savant et le Politique et Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels. Ils ont conclu à l’incompatibilité entre impératif politique et exigence philosophique.
C’est dire que le cas Lewis n’est pas du tout insolite. Avant lui, bien des savants ont été tentés puis dévoyés par la politique. Pis : bien des penseurs ont souillé leur nom en se compromettant avec des idéologies totalitaires aussi abominables que le nazisme ou le communisme. Mais il en existe d’autres qui, forts d’une éthique inébranlable et d’une sagesse inaltérable, ont su éclairer leurs princes et orienter leurs politiques vers le bien commun et la justice. L’engagement de l’intellectuel en politique n’est donc pas, par définition même, un acte de trahison ou une entreprise vouée à l’échec. Il ne s’agit donc pas ici de juger le professeur Lewis, encore moins de le blâmer parce qu’il a cédé à la tentation politique. Il s’agit plutôt de se demander pour quelles raisons les néoconservateurs ont précisément choisi Bernard Lewis.
À l’aune des déclarations de Lewis, je serais tenté de répondre : parce que notre éminent professeur est lui-même un parfait produit du néoconservatisme. En lisant ses déclarations, on découvre un Bernard Lewis islamophobe, ultrasioniste de droite et clausewitzien qui croit aux vertus du bellicisme en général et aux bienfaits de la guerre préventive en particulier. L’est-il devenu « au soir de sa vie », s’interroge Béchir Ben Yahmed, comme pour lui trouver des circonstances atténuantes, ou l’a-t-il toujours été ? Telle est la vraie question à laquelle certains de mes coreligionnaires répondraient, soit par ignorance soit par judéophobie, que toute sa vie Bernard Lewis a exécré les Arabes et méprisé leur religion. Pour les initiés qui ont étudié et décrypté tous ses livres, les déclarations, il est vrai étonnamment venimeuses, de Bernard Lewis dans la presse américaine et israélienne ne sont pas le reflet de l’ensemble de son oeuvre, qui reste d’une richesse exceptionnelle, même si dans certains de ses livres il s’est parfois laissé aller à quelques jugements de valeur qui relèvent beaucoup plus de la conviction politique que de la démonstration scientifique. L’éminent Maxime Rodinson le lui a autrefois reproché : « Je suis d’une opinion différente de celle de Lewis sur plusieurs points importants et sur certains aspects de son optique. Il s’agit notamment de points de vue touchant à l’appréciation de la situation politique des peuples musulmans d’aujourd’hui » (postface au livre de Bernard Lewis, Comment l’islam a découvert l’Europe, Gallimard, 1984).
Le drame du docteur Bernard Lewis, c’est que sa passion pour Israël a dominé et vaincu sa passion pour la science et la vérité. Son érudition est incontestable, sa subjectivité aussi. La « neutralité axiologique » chère à Max Weber, le maître à penser de Bernard Lewis, n’est qu’un voeu pieux. En matière de sciences humaines et particulièrement en islamologie, il n’y a d’ailleurs ni neutralité ni objectivité. Dans son magistral Orientalism, Edward Saïd ne s’y était point trompé : l’orientalisme est une idéologie raciste et ethnocentriste dont se sert l’Occident pour maintenir sa domination sur l’Orient. Ce jugement excessif n’est que partiellement juste car on ne peut pas dire ni même penser que les travaux de Louis Massignon, Henry Corbin, Régis Blachère, Jacques Berque, Louis Gardet, Roger Arnaldez, Henri Laoust, Maxime Rodinson, Dominique Chevallier… ont été des instruments de domination au service du colonialisme. Bien au contraire, tous ces penseurs marqués par l’humanisme des Lumières et qui sont aussi illustres que Bernard Lewis avaient une vraie sympathie pour le monde arabe et un profond respect pour l’islam.
Il n’en demeure pas moins vrai qu’avant d’occuper l’Égypte Napoléon s’est bel et bien plongé dans la lecture d’une certaine littérature orientaliste. Mutatis mutandis, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Richard Perle, Elliott Abrams, Robert Kagan, William Kristol… auraient trouvé dans la littérature lewissienne de quoi justifier « moralement » et légitimer « scientifiquement » leur croisade antiarabe. L’orientalisme lewissien serait ainsi à l’idéologie néoconservatrice ce que le fard est à la prostituée : un produit d’embellissement. Dans le recours à la « doctrine Lewis », la finalité est donc esthétique avant d’être scientifique.
Conseiller de Bush. Le titre est flatteur et la promotion est vertigineuse. Si Bernard Lewis croit jouer le rôle de Platon auprès du roi Denys, celui de Machiavel auprès de César Borgia, celui de Voltaire auprès de Frédéric II ou encore celui de Diderot auprès de Catherine II, il se trompe lourdement. Il risque d’être auprès de Bush ce que Raspoutine fut auprès du Tsar : un démiurge de la malfaisance, un « prince des ténèbres », pour reprendre cette expression réservée à son ami Richard Perle. Triste fin de carrière pour ce savant que de se mettre au service d’une équipe dirigeante qui fait tout pour rendre inéluctable et irrémédiable le « choc des civilisations ». Triste fin car, quoi que l’on pense, l’oeuvre de Lewis a contribué à la connaissance du monde musulman et, par conséquent, au dialogue des civilisations.
L’intrusion en politique du professeur Lewis n’est ni accidentelle ni première. Jeune chercheur à Londres, sa ville natale, il s’est fait enrôler dans l’Intelligence Corps. Depuis la publication de son premier article savant dans l’Economic History Review (en 1937), il a mené toute sa carrière académique à l’ombre et au service de son pays, l’Angleterre, et de sa patrie, Israël. Je ne reproche pas à ce savant qui a été témoin des années sombres de l’abjection hitlérienne d’aimer Israël et de craindre pour son avenir. Ce sentiment, que nous autres Arabo-Musulmans n’avons jamais essayé de comprendre, est humain, trop humain. Encore une fois, je ne lui reproche pas sa tentation politique. Ce que je lui reproche, c’est son nationalisme extrémiste, son bellicisme devenu maladif, son travestissement du messianisme juif, et, de plus en plus, sa malhonnêteté intellectuelle. Dans La Trahison des clercs (Grasset, 1927), Julien Benda disait que « la fonction de l’intellectuel en matière politique est de prêcher le respect de la justice et de la vérité ». Est-ce encore le cas de Bernard Lewis ? Non, si l’on en croit l’hypothèse selon laquelle « l’occupation de l’Irak est une mise en application de la doctrine Lewis ». Et je n’ai aucune raison de ne pas lui ajouter foi car voilà ce que déclarait Bernard Lewis au journal israélien Yediot Aharonot, en 2002, peu de temps après la liquidation des barbares talibans : « Les manifestations de joie dans Kaboul auront l’air de cortèges funèbres comparées aux manifestations de joie qui éclateront à Bagdad, Téhéran et peut-être même à Damas si l’Occident provoque l’expulsion de ces régimes despotiques inefficaces qui dirigent ces pays. »
Dans l’un de ses derniers essais (Des intellectuels et du pouvoir, Le Seuil, 1994), Edward Saïd, que Bernard Lewis poursuivait de sa vindicte et contre lequel les disciples de celui-ci ont publié des pamphlets ignominieux, disait que « le rôle de l’intellectuel est de dire aussi pleinement, aussi honnêtement et aussi directement que possible la vérité. Cela implique qu’il ne se soucie ni de plaire ou déplaire au pouvoir, ni de s’inscrire dans la logique d’un gouvernement, ni de répondre à un intérêt de carrière. » Le professeur de Princeton et le professeur de la Columbia University n’étaient décidément pas faits pour s’entendre !

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