Un idéaliste solitaire et entêté

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 4 minutes.

Cela se passe en octobre 1983 au café Le Jour et nuit, à Rabat. Légèrement grisé, mon voisin de table se tourne vers moi :
De quel pays ?
De Guinée !
Vous n’allez pas me dire que vous vous appelez Diallo, vous aussi !
Pourtant si !
Êtes-vous un parent de Siradiou Diallo ?
Oui ! (en vérité, bien que Diallo de mon vrai nom, je n’ai aucun lien de parenté avec lui).
Alors, on ne se quitte plus. Siradiou Diallo est mon idole. Je ne manque jamais un de ses articles. D’ailleurs je les ai tous.

C’est ainsi qu’avec l’écrivain et cinéaste Ahmed Bouanani, Younès (ainsi s’appelait-il), un jeune cadre du ministère des Finances, devint mon plus fidèle compagnon durant mon long séjour au Maroc (plus tard, je serai le témoin de son mariage). Grâce à Siradiou Diallo ! Ce nom, il est vrai, avait fini par faire le tour du continent. Il suffisait de le prononcer pour entendre pleuvoir les plus beaux éloges et gronder les foudres les
plus hostiles. Car l’homme qui le portait fut quelqu’un de secret, de complexe, de
paradoxal. Quelqu’un qui, pour le plus grand embarras de ses amis, n’en faisait qu’à sa tête et n’éprouvait jamais le besoin de s’expliquer. Quelqu’un de subtil, d’absolument
insaisissable ! Cultiver la différence et la contradiction à ce point va bien pour un personnage de roman, très mal pour un homme politique. À croire que Siradiou prenait un malin plaisir à acheter lui-même les verges avec lesquelles ses ennemis (il n’en manquait décidément pas !) le fouettaient !
Maintenant que la porte du destin a fini par se refermer, que retenir de lui ? Il s’impose
de noter d’avance que Siradiou est le produit de deux éléments. Un événement : celui des indépendances africaines (et de leur épouvantable atmosphère, la guerre froide). Et une éducation : celle d’un jeune homme issu d’une grande famille musulmane de cette vieille cité mystique et érudite de Labé, cette Tombouctou du Sud où il convient de cultiver le goût du scepticisme et du contrôle de soi, de la méditation et du discernement, dès le plus jeune âge.
Ce qui fait que c’est un adolescent prévenu de la nature complexe et forcément ambiguë du monde, peu enclin aux outrances verbales et aux certitudes qui croise, au milieu des années 1950, la ruée pleine de bruit et de fureur des nationalistes révolutionnaires. La mode est de lire Marx et de s’essayer sous les préaux et dans les amphithéâtres à des discours haineux et grandiloquents sur les méfaits du colonialisme et le passé grandiose et virginal de l’Afrique. Trop peu pour lui : les meetings, les manifestations de rue, ce n’est pas son style, et le marxisme, ma foi, se révélera vite à ses yeux une soupe insipide à laquelle, décidément, il ne goûtera jamais.

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La lutte pour la libération du continent, il y participera activement cependant, d’abord au cours normal de Kankan (oui, les étudiants guinéens ont largement contribué à l’indépendance !), ensuite à William-Ponty puis à l’université de Dakar, où il sera l’un des dirigeants de l’Union générale des étudiants d’Afrique de l’Ouest et manifestera violemment contre l’assassinat de Lumumba. L’indépendance, oui, mais avec réalisme et mesure ! Sékou Touré, il réprouve ses excès, mais il le soutient et l’admire. La rupture ne viendra qu’en 1961 à la suite du « complot des enseignants et de la sanglante répression qui s’ensuivra. Plus que tout, c’est cet événement qui déterminera sa conduite ultérieure. Le parti unique montre ses limites, et Sékou Touré sa véritable nature, celle d’un homme assoiffé de pouvoir et de sang, pour lequel le lyrisme nationaliste et révolutionnaire n’est qu’un prétexte pour consolider et perpétuer son régime. Cependant, les intellectuels africains continuent de l’acclamer malgré l’évidence. Siradiou en gardera beaucoup de ressentiment et finira par prendre ses distances. L’élite africaine, surtout celle de gauche, est si superficielle, si démagogique, si émotive et versatile !

Une seule idée l’obsède après cela : délivrer son peuple de la dictature. Le plus vite possible et par tous les moyens ! Qu’importent les chuchotements des mégères et les menaces des inquisiteurs ! Et c’est bien à cela qu’il consacrera le reste de sa vie avec l’entêtement qui est le sien. Il sait, depuis l’enfance, que l’image importe peu, que l’essentiel se trouve dans l’idéal que l’on se fixe et dans la force intérieure que l’on met à le réaliser. Il sait aussi que le chemin de l’idéal est une série d’épreuves. Pour le parcourir, il faut accepter d’avaler des couleuvres. Et des couleuvres, il en avalera tout au long de sa vie de journaliste et de politicien, mais avec la sérénité métaphysique d’un bouddha méditant au milieu des braises.
Au terme de sa vie, cet homme abondamment dénigré par les « bien-pensants de la cause africaine » (j’en fus dans ma jeunesse et je lui suis reconnaissant de ne m’en avoir jamais tenu rigueur) avait pourtant ne serait-ce qu’un mérite : celui de la cohérence. Ah ! le nombre de « révolutionnaires africains » devenus ministres des régimes qu’ils prétendaient combattre, voire thuriféraires zélés de ce néocolonialisme hier tant honni.
Sans le moindre malaise et sans un mot de repentance !…

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