Taylor, le parrain

Un rapport onusien apporte d’utiles précisions sur le système mafieux mis en place par l’ancien dictateur pour racketter son pays.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 5 minutes.

Alors que les autorités nigérianes continuent de se heurter aux pires difficultés pour récupérer l’intégralité des milliards de dollars détournés dans les années 1990 par le défunt dictateur Sani Abacha, un autre tyran, fraîchement déchu et bien vivant celui-là, a des soucis à se faire pour ses « économies ». Dans son exil doré de Calabar, la capitale de l’État de Cross River, dans le sud-est du Nigeria, Charles Taylor, puisque c’est de lui qu’il s’agit, vient en effet de recevoir une série de mauvaises nouvelles.
Il y a d’abord eu l’inauguration officielle, le 10 mars à Freetown, des nouveaux locaux du Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone, appelé à juger les principaux responsables des crimes perpétrés dans ce pays entre le 30 novembre 1996 et la fin de la guerre civile, en 2001. Le 7 mars 2003, le Tribunal a inculpé l’ancien chef de l’État libérien, qu’il accuse d’avoir contribué à déstabiliser la Sierra Leone par le biais de son soutien militaire et financier au Front révolutionnaire uni (RUF) de feu Foday Sankoh. Cinq mois plus tard, Taylor n’en a pas moins trouvé asile au Nigeria. Avant tout soucieuse de mettre fin à la guerre civile libérienne, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a fermé les yeux. Mais le procureur (américain) du Tribunal spécial, le très pugnace David Crane, ne lâche pas le morceau et continue de demander aux autorités d’Abuja qu’elles lui livrent leur hôte encombrant. Sans succès, pour l’instant.
Plus inquiétant, peut-être, le vote à l’unanimité, le 12 mars, de la résolution 1532 du Conseil de sécurité des Nations unies. Préparé par le département d’État américain, ce texte demande en effet aux 191 États membres de rechercher et de geler les actifs financiers et les « ressources économiques » de Taylor, de Jewell Howard Taylor, son épouse, de Charles Taylor Jr. (alias « Chuckie »), son fils, et de tous les membres de son clan. L’objectif est de les empêcher « d’utiliser les fonds et les biens frauduleusement acquis pour interférer dans le processus de restauration de la paix et de la stabilité dans la sous-région ». L’administration Bush, dont le refus d’intervenir militairement dans l’ancienne « colonie » américaine d’Afrique de l’Ouest avait, au plus fort de la crise, suscité de vives critiques, a manifestement à coeur de se racheter. Elle finance donc largement le déploiement des 15 000 Casques bleus de la Mission des Nations unies au Liberia (Minul) et la mise en place du programme de reconstruction du pays, mais a bien l’intention de présenter la facture au retraité de Calabar.
Le « traçage » des transactions financières du clan Taylor, de même que l’identification de ses comptes bancaires et de ses propriétés immobilières ne seront pas choses aisées. Le 8 mars, des enquêteurs mandatés par le Tribunal spécial, aidés par des policiers de la Minul, ont procédé à une perquisition à White Flower, la résidence principale de Taylor à Monrovia. Ils ont l’intention de faire de même dans d’autres villes du pays, notamment à Gbarnga, l’ancien fief de l’ex-chef de guerre. Mais celui-ci est bien décidé à se battre. L’un de ses avocats, Me Richard Flomo (par ailleurs ancien ministre de l’Intérieur), vient ainsi de déposer une plainte auprès de la Cour suprême pour tenter de bloquer les futures investigations de la juridiction onusienne. Laquelle n’est, selon lui, pas compétente au-delà des frontières sierra-léonaises. La manoeuvre n’a guère de chances d’aboutir, mais permettra aux associés de Taylor de gagner du temps.
Le 28 octobre 2003, dans un rapport remis au Conseil de sécurité, un panel d’experts avait recommandé le gel des avoirs de Taylor, soupçonné de faire sortir des fonds du Liberia par le biais de multiples intermédiaires. Ce document apporte d’utiles informations sur le « système Taylor ». « Les activités les plus rentables, licites ou non, étaient placées sous son contrôle, écrivent les auteurs. Une poignée de personnes de confiance, parmi lesquelles Juanita Neal, l’ancien vice-ministre des Finances, Kadiyatu Dara, l’assistante personnelle de Taylor, Belle Dunbar, la directrice de l’entreprise libérienne de raffinage, et Talal Nassereddine (plus connu au Liberia sous le nom de Talal Eldine), étaient chargées de collecter des fonds, pour le compte de Taylor, de les disperser selon ses indications et de créer des entreprises privées. » Malgré sa présence sur la liste des individus interdits de voyage par le comité des sanctions de l’ONU, Nassereddine, considéré comme le spécialiste du négoce du bois et des diamants et comme l’un des bailleurs de l’ancienne rébellion sierra-léonaise, a pu s’installer en Californie, au nez et à la barbe de l’ONU.
Taylor prélevait sa dîme sur la distribution des produits pétroliers (entre 300 000 dollars et 600 000 dollars par mois), en accord avec Belle Dunbar et les frères Ghassan et Jamal Basma, ses « conseillers informels », selon le comité de sanction de l’ONU. Cette « taxe » était naturellement répercutée sur les prix à la consommation. Du coup, le gallon d’essence était vendu au prix exorbitant de 3 dollars (soit 1,26 dollar le litre). Même technique pour la commercialisation du riz, confiée quasi exclusivement à l’entreprise Bridgeway Corp., que dirigeait George Haddad, autre ami de l’exilé de Calabar. Selon les estimations des experts onusiens, chaque sac de riz vendu entre 20 dollars et 22 dollars lui assurait un profit de 5 à 6 dollars. La manne atterrissait notamment sur un compte ouvert à la banque Tradevco. Celui-ci était géré par Kadiyatu Dara et quelques autres.
Principale richesse du Liberia, le bois n’échappait évidemment pas à la razzia. Taylor avait placé son propre frère, Robert Demetrius, à la tête de l’Autorité de développement des forêts et tissé des relations d’affaires avec toutes les grandes entreprises d’exploitation du bois, à commencer par l’Oriental Timber Corp. (OTC) du Néerlandais Gus Kouwenhoven. Celui-ci est soupçonné d’avoir livré des armes à Taylor, en violation de l’embargo onusien.
Autre vache à lait : le registre maritime libérien, le deuxième au monde après Panamá en termes de tonnage. À l’issue d’une procédure judiciaire engagée par les avocats de Taylor contre International Registries Incorporated (IRI), l’entreprise de droit américain chargée de la gestion du registre, celle-ci avait été confiée, à la fin de 1999, à Liberian International Ship and Corporate Registry (LISCR), une autre entreprise basée aux États-Unis. Comme d’habitude, Taylor s’était empressé de nommer des fidèles à des postes clés, afin de disposer d’un accès direct aux recettes du registre. Agnes Reeves-Taylor, son ex-épouse, avait ainsi été bombardée représentante permanente du Liberia auprès de l’Organisation maritime internationale (IMO). Et Benoni Urey, un autre de ses proches, commissaire aux affaires maritimes. L’un et l’autre sont officiellement interdits de voyage par l’ONU. Selon les experts, Taylor a ainsi détourné plusieurs millions de dollars des coffres du LISCR, avant de les investir dans l’immobilier, à l’étranger. « Depuis son exil, écrivent-ils, il a tenté de vendre plusieurs propriétés, notamment le bâtiment qui abritait l’ambassade du Liberia en Afrique du Sud. »
La résolution 1532 parviendra-t-elle à empêcher le clan Taylor de mettre à l’abri l’immense fortune accumulée sur le dos du peuple libérien ? Rien n’est moins sûr. À ce jour, les demandes d’informations adressées par le panel des experts aux gouvernements américain, britannique, chinois et burkinabè à propos de onze comptes bancaires suspects sont restées sans réponse. Tout se passe comme si l’activisme de Washington dans les couloirs de l’ONU avait pour objectif essentiel de rappeler à l’exilé de Calabar qu’il a tout intérêt à se faire oublier.

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