L’important et l’essentiel
Par son caractère dramatique et spectaculaire, pour ses conséquences difficiles à mesurer, l’assassinat « ciblé » du cheikh Ahmed Yassine, perpétré la semaine dernière par l’État d’Israël, est un événement important. Mais il n’est ni le premier ni, hélas ! le dernier, même si le fait que sa victime soit un homme âgé et infirme, frappé à la sortie de la prière, lui donne un caractère particulier.
Ce meurtre a été commis de sang-froid, après délibération (et vote) par le gouvernement d’un pays démocratique, qui l’a revendiqué et s’en est même vanté.
L’homme qui a été déchiqueté par un missile était le chef incontesté du Hamas palestinien ; il luttait de toutes ses forces – et en utilisant la violence – pour la libération de son pays de la lourde occupation israélienne.
L’argument de ceux qui l’ont tué est : « Nous nous défendons contre le terrorisme qui nous menace et, comme les Américains, nous tuons ses chefs sans autre forme de procès et quels que soient les « dommages collatéraux ». Contre le terrorisme, comme l’Amérique, nous menons une guerre sans règles ni limites. »
Traumatisés par les attentats suicide qui les frappent depuis près de trois ans, les Israéliens ont majoritairement approuvé le meurtre perpétré par le gouvernement de droite qu’ils se sont donné.
En revanche, au nom des règles et conventions internationales, la plupart des dirigeants et des autorités morales du monde, à l’exception notable des hommes (et femmes) au pouvoir à Washington, ont condamné ce nouvel assassinat d’un homme politique.
Tels sont les faits, sobrement résumés. Que nous disent-ils ?
Que deux pays démocratiques, surarmés mais vulnérables, gouvernés depuis trois ans par des hommes qui croient principalement à la force, ont oublié qu’ils sont eux-mêmes peuplés de descendants de persécutés.
C’est grave parce que sans précédent : avant Bush et Sharon, bien des gouvernants ont fait assassiner des opposants. Mais aucun, pas même Hitler ou Staline, ne l’a revendiqué. Pour la première fois dans l’Histoire moderne, des gouvernants démocratiquement élus s’affranchissent des lois de la guerre et de l’occupation, des conventions internationales que leurs pays ont signées, font fi de l’opinion mondiale, sèment la haine et l’humiliation et pratiquent le désormais fameux « ceux qui ne sont pas avec nous sont avec les terroristes »…
Ils disent à qui veut l’entendre que le terrorisme ne se combat pas autrement et que la force paie. En confidence, ils précisent que c’est la guerre à outrance et qu’ils en graviront toutes les marches, et ils ajoutent que, lorsqu’ils auront gagné, les minables moralistes que nous sommes seront bien obligés de reconnaître qu’ils avaient raison…
Un de ces moralistes qu’ils méprisent, Tony Judt, qui se trouve être juif et américain, leur répond ceci, auquel je souscris :
« Le terrorisme est la menace existentielle de l’époque, il ne peut pas être éliminé ni même contenu. Faire « la guerre au terrorisme » est une dangereuse illusion. Nous vivrons indéfiniment avec des terroristes.
Il existe cependant une réponse efficace. C’est de vivre « comme si » : comme si la démocratie n’était pas menacée ; comme si les protections constitutionnelles et l’État de droit étaient notre première priorité ; comme si nos choix politiques et nos valeurs civiques pouvaient ne pas être influencés par ceux qui voudraient nous en priver.
Les Espagnols font cela depuis trente ans et, à leur immense honneur, ils l’ont fait encore l’autre semaine. C’est une forme de victoire. La seule qui importe. »
Beaucoup plus important que l’assassinat par Israël du cheikh Yassine intervenait simultanément, au coeur de l’Asie, un événement que je juge considérable et même essentiel : l’élection générale qui a donné la majorité absolue, en Malaisie, au Front national dirigé par Abdullah Badawi, successeur de Mahathir Bin Mohamad.
Regroupant des musulmans modernistes et modérés, le Front national recueille, à l’issue d’un scrutin pluraliste et transparent, les deux tiers des suffrages et 89 % des sièges ; ses adversaires, les islamistes intégristes du PAS, régressent et font encore moins bien qu’en 1999 (voir en page 17 l’analyse de Joséphine Dedet).
La Malaisie est un pays de 25 millions d’habitants, musulmans en majorité. Sous la férule du Dr Mahathir Bin Mohamad, elle est devenue en vingt-deux ans le pays musulman le plus évolué, avec un revenu annuel par habitant de 9 000 dollars(*). L’éducation y a fait d’énormes progrès puisque le taux d’alphabétisation y est de 90 % ; une classe moyenne, nombreuse et laborieuse, composée de Malais et de Chinois, en constitue la colonne vertébrale.
Le résultat des élections malaisiennes m’apparaît d’une grande importance parce qu’il dépasse de très loin la Malaisie. Il vient confirmer et vérifier une thèse que je défends depuis longtemps : l’islamisme, cet intégrisme borné et passéiste, est une maladie de l’islam. Comme le communisme était une maladie du capitalisme.
Il prospère là où prédominent les inégalités, l’injustice, l’analphabétisme, l’arriération économique et la corruption, lot actuel de la plupart des pays musulmans ; il régresse devant le progrès économique et social, un système éducatif ouvert sur le monde, auquel accèdent les filles comme les garçons, une répartition des revenus qui donne naissance, lentement, à une classe moyenne.
Au cours des dernières décennies, en plus de la Malaisie, deux autres pays musulmans ont connu un développement économique et social régulier, rapide et durable : ce sont la Turquie (70 millions d’habitants) et la Tunisie (10 millions). Dans ces trois pays, qui rassemblent 8 % des musulmans de la planète et où il reste beaucoup de progrès à réaliser, l’islamisme radical a perdu toute chance d’accéder au pouvoir, et même de compter réellement dans la société : il apparaît comme l’anachronisme qu’il est ; dans la plupart des autres, lorsqu’il n’est pas déjà au pouvoir, il a l’ambition – et des chances – de le conquérir.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les Européens et les Américains ont vaincu le communisme par le progrès économique, la justice sociale et la démocratie. Dans cette première partie du XXIe siècle, il n’y a pas d’autre thérapie pour lutter victorieusement contre l’islamisme (et le terrorisme qu’il a choisi de pratiquer) que d’aider les pays musulmans à suivre la voie tracée par la Malaisie, la Turquie et la Tunisie, celle qui mène, au prix d’un effort soutenu et au terme de quelques décennies, au développement économique et social, à la démocratie.
L’Europe semble l’avoir compris. Pas les États-Unis de George W. Bush, et encore moins l’Israël d’Ariel Sharon, qui s’emploie de façon suicidaire – et pour quelques arpents de terre (de plus) – à bloquer l’évolution des pays arabo-musulmans parmi lesquels il est pourtant condamné à vivre.
* En parité de pouvoir d’achat (PPA).
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