Le mufti et le manager

À la veille de leur cinquième congrès national, qui se tiendra du 9 au 11 avril, les islamistes du Parti de la justice et du développement peaufinent leur image d’honnêteté vertueuse et de modération responsable.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 9 minutes.

Rabat, mars 2004. Au fond d’une impasse, dans le quartier des Orangers, des ouvriers redonnent un coup de fraîcheur à une villa spacieuse. On y entre comme dans un moulin, pour se perdre dans un dédale de couloirs et d’escaliers. Les portes sont grandes ouvertes sur des pièces où des secrétaires rangent des dossiers, où l’on se réunit, où l’on discute, où l’on s’affaire. Aucune hiérarchie dans la disposition des locaux, pas la moindre indication sur la destination des bureaux. Des téléphones portables carillonnent sans cesse. N’étaient-ce le voile qui couvre les cheveux des femmes et ces poils rebelles sur les joues de la plupart des hommes, on pourrait se croire sur le tournage d’un clip publicitaire pour la promotion d’une start-up récemment entrée à la Bourse de New York…
Nous sommes pourtant au siège du Parti de la justice et du développement (PJD), et toute cette animation est due non pas à la préparation d’une quelconque assemblée d’actionnaires, mais à celle du cinquième congrès national du mouvement islamiste qui se tiendra du 9 au 11 avril prochain dans la capitale chérifienne. L’accueil du secrétaire général adjoint, le docteur (il est psychiatre) Saâd Eddine Othmani, accentue l’impression de décontraction souriante qui domine dans l’image que veut se donner son organisation. Des hommes jeunes : Lahbib Choubani, la plume du parti à l’Assemblée, vient de fêter ses 41 ans, ce qui en fait l’aîné de Mohamed Najib Boulif, cheville économique et financière des islamistes. Quant au patriarche du parti, le docteur Abdelkrim Khatib, tout « président à vie » qu’il soit désormais, cela fait belle lurette qu’il ne fréquente plus les lieux. Place, donc, à l’élégance, à la prestance et à l’agilité d’esprit, en français, le plus souvent. Dès la première phrase prononcée par Othmani, il est question de modernité : « On ne peut pas comprendre le PJD si l’on ne comprend pas l’incapacité des partis politiques marocains à se moderniser. D’ailleurs, nombre d’entre eux sont amenés à disparaître. » Des propos moins amènes, citant explicitement l’Istiqlal et l’Union socialiste des forces populaires (USFP), font référence, à ce sujet, au « suicide des baleines ».
À en croire notre interlocuteur, la mission de son organisation se définirait en quelque sorte « par défaut », parce qu’il faut bien que quelqu’un se charge de remédier aux déficiences d’une société bloquée. La population n’a définitivement plus aucune raison de faire confiance à ses représentants. « Nous sommes trop seuls à l’Assemblée. Il faut que cela bouge ! » martèle Othmani, en qui beaucoup voient à ce jour le futur secrétaire général issu du vote du conseil national du parti. L’économiste Lahcen Daoudi, vice-président du groupe parlementaire PJD à la Chambre et responsable de la commission préparatoire du cinquième congrès, confirme à son tour en mettant un nom sur les actions les plus urgentes. Elles concernent « la corruption qui bat toujours son plein, les passe-droits, l’opacité des marchés publics, l’indigence scandaleuse de la santé publique, la politisation de l’administration, la réforme du système bancaire et fiscal ainsi que la suppression des patentes, la refonte de l’impôt sur le revenu pour privilégier la consommation des produits locaux » et nombre d’autres rubriques figurant au programme du PJD.
Pour remédier à cette sombre situation, tous deux croient moins aux proclamations d’une doctrine qu’à la force de l’exemple. D’où l’importance de ces cadres nouveaux, à qui leur parti doit servir de vitrine : il faut avant tout redonner confiance aux Marocains en leur apportant la preuve tangible que des hommes politiques peuvent agir d’une manière désintéressée, que la chose publique peut être synonyme de morale et que la démocratie commence au sein même de la vie partisane. D’ici aux prochaines élections, le PJD se fait fort d’avoir obtenu une loi sur le financement des partis politiques et une autre pour un meilleur contrôle des lobbies.
C’est un peu comme si, pour présenter un film de propagande, on insistait davantage sur le casting et sur les conditions du tournage que sur le scénario lui-même. Les acteurs sont jeunes, séduisants, ils plaisent au public et aux journalistes, ils ont un comportement irréprochable et partagent leur cachet avec les figurants les plus démunis. Certes. Mais convient-il pour autant d’escamoter le producteur et, pour rassurer à tout prix, de faire disparaître de l’intrigue la dimension religieuse qui la fonde ? On sait que le PJD réfute le qualificatif de « parti islamiste » – « une expression qui a été forgée en Occident » – pour n’accepter que l’appellation de « parti politique avec un référentiel islamique ». Et encore l’existence de ce référentiel lui-même serait-elle menacée, si l’on en croit des rumeurs sur une refonte des statuts – à l’occasion du prochain congrès – qui n’ont pas encore été officiellement démenties par le secrétariat général. L’accent mis sur les vertus de la nouvelle gouvernance n’aurait-il d’autre objectif que de cacher le visage du mufti sous le masque du manager ? Le pouvoir de séduction des leaders du PJD ne serait-il pas mis au service de quelque sombre dessein qu’il ne serait pas encore temps de révéler au spectateur ?
Sur ce point, les responsables du parti s’expriment ouvertement, sans aucun complexe, au nom de leur pragmatisme revendiqué. On sait en effet que les attentats de Casablanca, le 16 mai 2003, avaient ranimé les ardeurs de ceux qui, pour mieux traquer les terroristes islamistes, s’étaient, comme le socialiste Mohamed el-Yazghi, montrés partisans d’assécher la mouvance politique censée leur donner refuge. Des associations islamistes, voire le parti lui-même, avaient alors échappé de justesse à une interdiction pure et simple, souhaitée par des « éradicateurs » qui avaient le vent en poupe, et… l’oreille des « services ». Il ne faudrait surtout pas qu’après le massacre de Madrid l’affolement soit à nouveau propice à semblables amalgames. Pour que des ornières ne soient pas creusées une nouvelle fois par des mains impies sur l’autoroute que les électeurs semblent déterminés à ouvrir au PJD, le parti « bétonne » sans faire de détail.
Il est consensuel sur tout, ou presque : sur le Sahara marocain, bien sûr, – avec comme point fort le meeting du mois d’octobre dernier où le PJD avait peiné à attirer vers lui les autres formations sur le thème de l’unité nationale, pourtant fédérateur par excellence -, mais aussi sur la réforme du code de la famille – une volte-face spectaculaire, trois ans après la grande manifestation de Casablanca qui y était hostile -, et, tout aussi étonnant, sur l’accord de libre-échange qui vient d’être signé avec le Satan américain, George W. soi-même… On vous dira, au PJD, « qu’on ne peut pas ne pas s’ouvrir sur le monde », que « le Maroc est un petit pays qui ne connaît pas d’autre alternative », voire que l’ALE (l’accord de libre-échange) « peut aider les forces de progrès à faire reculer l’économie de privilèges au profit d’une culture de l’efficacité ». Ce qu’un observateur résumera plus modestement en affirmant qu’en « refusant un combat perdu d’avance sur cet accord, le PJD pratique tout simplement des économies d’énergie ».
Quoi qu’il en soit, ces efforts ont porté leurs fruits : aujourd’hui, pour le Dr Othmani, « le choc du 16 mai est avalé et il ne se reproduira pas. Soyons positifs : nos ennemis nous ont contraints à mieux communiquer avec les autres. » Le professeur Lahcen Daoudi traduit à sa manière : « Même l’Everest paraît moins haut quand on s’éloigne. Le temps aplatit tout. »
Le temps. Maître mot de la stratégie d’un parti que le ministère marocain de l’Intérieur a contraint sans vergogne, depuis deux ans, à réfréner ses ambitions électorales. Au secrétariat général du PJD, on pousse la complaisance jusqu’à bien vouloir admettre que la « classe politique » n’est sans doute pas encore mûre – « avec l’Algérie, on peut comprendre le traumatisme… » – pour laisser le parti des islamistes donner d’emblée toute sa mesure : « On n’est pas là pour faire chavirer le bateau. On tâte le terrain, on avance comme des chats… » Et les délais imposés par les autorités, qui, en contraignant le PJD à réduire le nombre de ses candidats aux élections législatives de septembre 2002 – il n’était présent que dans un peu plus de la moitié des circonscriptions – et aux municipales de septembre 2003, ont fait reculer d’autant la reconnaissance par les urnes de son accession au premier rang de la vie politique marocaine, seraient, en quelque sorte, « un mal pour un bien. » Positifs, toujours, avec un sourire peint, les victimes de cette censure vont jusqu’à saluer « l’abstinence » imposée, tant au gouvernement qu’à l’Assemblée et dans des villes comme Tanger ou Casablanca, artificiellement soustraites à la domination du PJD. Les restrictions auraient le mérite d’obliger le parti à un effort pédagogique, en son propre sein, « pour ramener, en toute transparence, les slogans à la réalité ».
Cette posture, qui a jusqu’ici consisté à solliciter des électeurs un « vote inutile » – puisqu’il n’avait, en toute hypothèse, aucune chance de conduire à une majorité parlementaire – et à sauvegarder chez les militants un dévouement constamment borné par les diktats des services du ministère de l’Intérieur, est certes pour le moins inhabituelle dans un parti censé représenter la majorité sociologique d’un pays. Certains, tel Me Moussaîf Benhammou, redevenu simple militant après un long parcours dans des associations islamistes et comme cadre du PJD, jugent même cette retenue franchement excessive : « Si on a choisi la route de la démocratie, il faut être prêt à tout. Le PJD n’a jamais opté pour la force ni oeuvré contre la monarchie. Il n’a enfreint aucun tabou : qu’a-t-il à craindre ? Son état-major négocie mal avec le Makhzen qui le manipule. Il a peur de la confrontation et, du coup, il trahit la volonté du peuple. »
Peut-être parce que lui-même a coutume de défendre des salafistes – « des gens de principes, qui croient à la charia, mais qui brûlent les étapes » -, Me Benhammou conteste la trop grande souplesse des dirigeants du PJD. Sans illusions, il ne prévoit pas pour autant, lors du prochain congrès, une scission de la part de ceux qui refusent le « dialogue » avec l’Intérieur et qui ont été ostracisés au sein du parti.
Rien ne devrait donc venir écailler, le 10 avril, ce lustre d’honnêteté vertueuse et de modération responsable d’un islam politique à la marocaine dont le PJD tire sa fierté, grâce aux soins conjugués du gouvernement et d’une direction politique particulièrement réceptive. Le temps – encore lui… – aura sans doute fait taire les derniers grincements. Mustapha Ramid, qui avait dérogé à l’omniprésente modération en montrant les dents pour demander l’interdiction d’Une minute de soleil en plus, le film « pornographique » de Nabil Ayouch, a dû céder à Abdellah Baha sa place de président du groupe parlementaire. Al-Tajdid, l’organe du PJD, qui avait dénoncé le secrétaire d’État à la Jeunesse Mohamed el-Gahs comme « une cinquième colonne francophone et sioniste », a mis, depuis, un peu d’eau dans son… eau. Et si l’humoriste français Laurent Gerra s’est vu bouter dehors par les marcheurs en colère du PJD au mois de janvier dernier, c’est après tout qu’il l’avait bien cherché avec ses prises de position pro-israéliennes…
Sur l’avenue Mohammed-V qui traverse Rabat, le large terre-plein central en face du Parlement, qui a servi de lieu de rassemblement à tant de manifestations et, pendant des années, de refuge aux diplômés- chômeurs, se trouve opportunément cerné par une imposante clôture métallique protégeant les passants contre les nuisances des travaux qu’on y a entrepris. Un signe que les fins observateurs du PJD n’ont sans doute pas ignoré quand ils se sont rendus à la cathédrale toute proche pour y exprimer, aux côtés des trois religions monothéistes, leur solidarité avec les victimes des attentats terroristes de Madrid.

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