La crise de trop ?

Après plus de dix-neuf mois de tâtonnements et d’errements, la violence a repris ses droits dans les rues d’Abidjan. Et pourrait compromettre définitivement le processus de paix.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 7 minutes.

Vingt, trente, quarante morts, bien davantage peut-être. Le 25 mars, la « grande marche pacifique » du G7 – le Groupe de sept des dix parties ivoiriennes signataires des accords de Marcoussis, dont le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Henri Konan Bédié et le Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara – a été « étouffée » dans le sang. Dès les premières heures de la matinée, l’armée, « réquisitionnée », ainsi que les forces de l’ordre s’étaient déployées dans les quartiers et les faubourgs sensibles de la capitale économique du pays. Le Plateau, Yopougon, Port-Bouët, Marcory, Anyama, Attécoubé, Abobo… étaient bouclés. Des hélicoptères de combat survolaient la ville à basse altitude, les blindés stationnaient aux principaux carrefours, et les « hommes habillés », comme on appelle ici tout ce qui porte un uniforme, étaient de sortie. Militants et partisans des formations politiques à l’initiative de la mobilisation ne pouvaient rallier la place de la République, dans le quartier du Plateau, déclarée « zone rouge ». Toute personne manifestant à l’intérieur de celle-ci « sera considérée comme combattant ennemi et traitée comme tel, sans sommation ».

Le président Laurent Gbagbo n’a pas voulu revenir sur le décret pris le 18 mars et interdisant toute manifestation jusqu’au 30 avril. Ni les organisateurs sur leur décision de rassembler leurs troupes. Ils les avaient suffisamment « chauffées » les jours précédents pour ne pas faire machine arrière. Les différentes médiations ont toutes échoué – y compris l’ultime tentative du chef de l’État ghanéen, John Kufuor. Le président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), arrivé à Abidjan le 24 mars, n’a pu empêcher les protagonistes d’engager l’épreuve de force. Pas plus que Bédié, extirpé de sa retraite de Daoukro et ramené à Abidjan à bord d’un hélicoptère français pour rencontrer Kufuor, et qui laisse ses lieutenants, comme Alphonse Djédjé Mady, mener la danse. Auparavant, Albert Tévoédjrè, président du Comité international de suivi des accords de Marcoussis et représentant de Kofi Annan en Côte d’Ivoire, Lansana Kouyaté, représentant de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), mais aussi des ambassadeurs occidentaux, avaient dû jeter l’éponge.
Le scénario d’un mauvais film de série B était écrit. Abidjan devait basculer dans l’affrontement et la violence, et le rassemblement se transformer en guérilla urbaine. « Force est restée à la loi », a déclaré le lieutenant-colonel Aka N’goran, porte-parole des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci). Le président Gbagbo a gagné. Ses opposants n’ont pu se compter, montrer leur force. A-t-il pour autant vaincu ? L’appel « à la raison » qu’il a lancé à la télévision, le 23 mars, invitant ses concitoyens à « renoncer à des actions dont les conséquences risquent de compromettre gravement les avancées du processus de paix » n’a pas été entendu. Il devait s’adresser de nouveau le 26 mars à ses compatriotes. À tort ou à raison, ses adversaires y ont vu une manoeuvre. Une de plus. Le RDR, les Forces nouvelles (ex-rébellion, de Guillaume Soro), l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI, de feu le général Robert Gueï), le Mouvement des forces de l’avenir (MFA, d’Innocent Anaky Kobénan)… ont rejoint le PDCI dans sa décision, annoncée le 4 mars, de « suspendre » sa participation aux travaux du gouvernement de réconciliation nationale.

la suite après cette publicité

C’est une alliance de circonstance, mais elle n’en traduit pas moins leur ras-le-bol devant ce qu’ils appellent les oukases et les vexations permanentes du Front populaire ivoirien (FPI, du président Gbagbo). L’équipe du Premier ministre Seydou Elimane Diarra, mise en place en mars 2003, est désormais amputée des deux tiers de ses membres, qui attendent de voir satisfaites leurs revendications, consignées dans un mémorandum remis le 22 mars au chef de l’État. Ce sont toujours ou presque les mêmes (nominations dans les ministères et les sociétés nationales, obstacles dans l’application des différentes dispositions de Marcoussis…). Sauf que, cette fois, le fait qu’elles soient mises sur la table, et de concert, par le PDCI, le RDR, l’UDPCI, le MFA, les Forces nouvelles… leur confère un caractère d’urgence et de gravité. Car le retrait du gouvernement de ces partis isole davantage Gbagbo et éloigne les chances de la paix. Et jamais, sans doute, le retour à la normale n’a connu un accroc aussi grave depuis la signature du document de Marcoussis, à la fin de janvier 2003. Pas même la décision, le 22 septembre, de Soro et de ses amis de boycotter le Conseil des ministres.
Les principaux acteurs – y compris le président lui-même, soumis à une pression de tous les instants par ses propres partisans du FPI – sont au bord de la rupture. Car tout le monde se demande aujourd’hui comment trouver un second souffle à un processus de réconciliation nationale qui est à bout de course pour avoir été régulièrement malmené. La Cedeao, l’Union africaine, les Nations unies, l’OIF, l’Union européenne…, chacune de leur côté ou de manière concertée, semblent à court d’arguments et de solutions.

La France en appelle « au sens de la responsabilité » et invite les Ivoiriens « à reprendre le dialogue ». Un aveu d’impuissance, si ce n’est de lassitude. Les ambitions d’hier et les surenchères d’aujourd’hui hypothèquent toujours une issue négociée de la crise.
Le scrutin présidentiel est prévu en octobre 2005, mais rien ou presque n’est fait. Le programme « désarmement, démobilisation, réinsertion » (DDR) piétine. L’identification des populations et son corollaire, l’établissement des listes électorales, sont toujours en gestation. À l’exception de quelques rares avancées comme la loi d’amnistie, les projets de réformes législatives, quoique déjà adoptés en Conseil des ministres, tardent à être discutés à l’Assemblée nationale. Le calendrier de mise en oeuvre des engagements souscrits par toutes les parties prenantes dans le cadre de Marcoussis devient difficile à respecter. La partition de fait du pays est encore une réalité. Les soutiens étrangers à l’ex-rébellion n’ont pas totalement disparu, ils se font seulement plus discrets. Heureusement, une reprise des hostilités est peu probable, grâce notamment à la présence des troupes françaises et de celles de la Cedeao, et à l’arrivée annoncée des Casques bleus, début avril. Sans doute, aussi, parce qu’au sein même des ex- rebelles, affaiblis par un conflit de leadership, le coeur n’est plus à l’affrontement armé et, quoi qu’on dise de ses mouvements d’humeur supposés ou réels, l’armée semble soudée derrière le pouvoir. Mais cela suffit-il au retour de la paix ? Une seule certitude : Abidjan s’est réveillé, le 26 mars, meurtri.

Et les médiations qui se sont engagées le jour même pour éviter que pareil scénario se répète pourraient bien ressembler à celles de la veille. Un compromis de dernière minute a été alors proposé par Kufuor et soutenu par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan : différer la marche à une autre date, reprendre les négociations avec le président Gbagbo (sur la base du mémorandum qui lui a été remis) dans l’espoir d’obtenir de celui-ci un engagement ferme à « lâcher du lest sur les prérogatives des ministres » et à relancer les réformes pour revenir aux dispositions de Marcoussis. Bédié, dans un premier temps sensible à la proposition, a fini par se rallier à la position des Forces nouvelles qui n’ont pas voulu en entendre parler et refusent même de se joindre à la rencontre prévue le 29 mars avec Gbagbo. Elles continuent de penser que le chef de l’État ne connaît rien d’autre que les rapports de forces, oubliant qu’à ce jeu-là il est peut-être imbattable.

L’ancien président le sait, qui ne veut surtout pas se fâcher, aujourd’hui, ni avec l’ex-rébellion ni avec le RDR, qui lui ont manifesté leur soutien dès le début du bras de fer engagé avec le pouvoir et qu’il serait malvenu de laisser en rase campagne. Il ne souhaite pas davantage continuer à accréditer dans l’opinion l’idée qu’il est toujours prêt à avaler des couleuvres. Pas sans concessions, en tout cas. En obtiendra-t-il de Gbagbo ? Le Comité international de suivi s’y essaie, qui s’est encore réuni le 26 mars. Le président Chirac, également. Dès le 25 au soir, il a appelé Bédié au téléphone pour le convaincre de mettre un peu d’eau dans son vin et, dans le même mouvement, a demandé à son homologue ivoirien de baisser la pression, en allégeant notamment le dispositif sécuritaire dans la capitale économique – ce qu’il avait déjà commencé à faire. Alors que le Conseil européen, à l’unanimité, invite les acteurs ivoiriens à « une application complète et immédiate des accords de Marcoussis ». Mais les morts et les blessés de la marche du 25 mars, la plus violente qu’ait connue Abidjan depuis l’éclatement de l’insurrection armée le 19 septembre 2002, ont singulièrement assombri l’horizon. Serait-ce la crise de trop après plus de dix-neuf mois de tâtonnements et d’errements ?

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires