Fin du Hamas ou début du chaos ?

L’« assassinat ciblé » du cheikh Ahmed Yassine pourrait neutraliser le Mouvement de la résistance islamique. Ou, au contraire, le faire basculer dans un radicalisme autrement meurtrier.

Publié le 29 mars 2004 Lecture : 9 minutes.

Celui qui a été mortellement atteint, le 22 mars à l’aube, alors qu’il sortait de la mosquée, de trois roquettes tirées par un hélicoptère militaire israélien n’était pas un banal activiste, mais le symbole de la résistance palestinienne, le père spirituel de milliers de combattants, le leader incontesté de Gaza, un homme respecté de tous devant lequel Yasser Arafat lui-même s’inclinait. L’assassinat du cheikh Ahmed Yassine, 67 ans, a plongé les Palestiniens dans une profonde tristesse : ils se sont sentis orphelins, abandonnés des dieux (et des hommes) et presque désespérés. Pour eux, comme pour les Israéliens, la fin brutale du cheikh Yassine pourrait marquer la fin d’une époque pleine de violence et de fureur. Mais elle pourrait tout aussi bien en inaugurer une autre, beaucoup plus sanglante. Cette crainte a d’ailleurs été exprimée par le Premier ministre palestinien Ahmed Qoreï, qui a qualifié la liquidation du vieux cheikh d’acte « fou, irresponsable et très dangereux, qui ouvre la porte au chaos ». Avant d’ajouter : « Yassine était un modéré et contrôlait le Hamas. Aujourd’hui, les choses peuvent déborder… » Des propos auxquels font écho ceux du rabbin des colons de Tekoah, en Cisjordanie, Menachem Forman, qui rencontra souvent Yassine avant la hudna (« trêve ») : « Les chances de paix entre Israël et la Palestine étaient meilleures avec Yassine qu’entre un gouvernement israélien et l’OLP. Assassiner Yassine est une autre étape dans l’abandon du processus de paix, comme le plan de désengagement de Gaza. »
Saëb Erakat, ministre palestinien chargé des négociations, a fait part de la même crainte dans une déclaration à la chaîne de télévision Al-Arabiya. « Celui qui a pris l’initiative [du raid] sait très bien que la conséquence d’un tel crime sera l’escalade et la confrontation », a-t-il notamment dit. En assassinant le fondateur du Hamas, Israël n’a fait, selon lui, « que verser de l’huile sur le feu ». Fidèle à sa ligne radicale, Abdelaziz el-Rantissi, qui a succédé au défunt cheikh à la tête du Hamas, a appelé, pour sa part, à une guerre ouverte entre l’islam et le sionisme. « Yassine avait une dimension internationale, et notre riposte se fera partout, à l’échelle internationale… », a renchéri Abou el-Fadel, l’un des cadres militaires du mouvement, dans une volonté évidente d’internationaliser le conflit.
Ces déclarations incendiaires pourraient être mises sur le compte de la colère. On devrait cependant les prendre au sérieux. Car en faisant éliminer un vieil homme tétraplégique, presque sourd et aveugle, qui plus est considéré comme un leader relativement modéré au sein de la mouvance islamiste palestinienne – il était le seul capable d’ordonner un cessez-le-feu et de le faire respecter par les divers groupes armés -, le gouvernement d’Ariel Sharon a commis un casus belli dont personne n’est à même de prédire les conséquences, et pas seulement sur la suite du conflit israélo-palestinien.
Mais d’abord, quelles sont les raisons qui ont poussé le Premier ministre israélien à ordonner, et même à coordonner depuis son ranch du Néguev l’« assassinat ciblé » du vieux cheikh, un acte dont il ne pouvait ignorer la gravité ?
En décidant de décapiter le Hamas au moment où son cabinet examine les modalités d’un retrait total ou partiel de la bande de Gaza, Sharon cherche à « terroriser » (c’est le cas de le dire) les Palestiniens, toutes tendances confondues, et les empêcher d’interpréter ce retrait programmé comme une capitulation de Tsahal face au Mouvement de la résistance islamique. « Le Hamas entend prouver qu’il a chassé Tsahal de Gaza. Or Sharon ne permettra à personne de le chasser de quelque part. Et avant d’avoir traversé ce corridor, il espère bien avoir détruit le Hamas », écrit Ben Caspit dans le quotidien israélien Ma’ariv. Et d’ajouter : « Sharon est convaincu qu’il peut parvenir à instaurer un ordre nouveau dans la bande de Gaza et, ensuite, s’en retirer. »
En montrant sa fermeté vis-à-vis des Palestiniens, le Premier ministre israélien cherche aussi à resserrer les rangs de la coalition d’extrême droite qui l’a porté au pouvoir et qui a commencé à montrer, face à ce projet de retrait, des velléités de scission. Il cherche, enfin, à noyer, derrière un écran de fumée les affaires de corruption dans lesquelles lui et ses enfants sont impliqués.
Sur le plan extérieur, Sharon a lancé un ballon d’essai pour tester le niveau de réaction de l’administration américaine à l’« assassinat ciblé » du leader le plus populaire à Gaza, en ayant à l’esprit des projets similaires, notamment celui de faire éliminer Arafat ou de le faire expulser hors des territoires palestiniens. Le président de l’Autorité, que Sharon considère comme le principal obstacle à la réalisation de son dessein du Grand Israël, ne figure-t-il pas en tête de la liste israélienne des personnalités palestiniennes à abattre ?
Sharon, qui a toujours su tirer parti des attentats perpétrés par des activistes palestiniens, pour mettre en route, sous prétexte de combattre le terrorisme, ses plans d’expansion territoriale, espère qu’une nouvelle opération palestinienne visant à venger la mort du cheikh Yassine lui fournira un prétexte pour mettre à exécution ses menaces à l’encontre du chef de l’OLP – menaces qu’il a proférées plus d’une fois ces derniers mois, comme pour en banaliser la portée auprès de l’opinion publique israélienne et internationale. Résultat : selon un sondage réalisé par Ma’ariv au lendemain de l’attentat contre le cheikh Yassine, 43 % des Israéliens souhaitent l’élimination d’Arafat, contre 38 % qui s’y opposent.
Le Premier ministre israélien franchira-t-il une seconde fois le Rubicon ? Ou faut-il plutôt se demander ce qui pourrait l’en empêcher ? Le chef du Likoud est convaincu, à tort ou à raison, que la conjoncture internationale n’a jamais été aussi propice à la réalisation de son rêve du Grand Israël et qu’il ne doit pas laisser passer cette chance. Mieux : cette conviction repose sur des faits objectifs. L’administration américaine, qui ne pouvait pas ne pas être au courant de son projet d’assassinat du cheikh Yassine – même si elle prétend aujourd’hui le contraire -, ne l’a-t-elle pas laissé faire ? En s’abstenant, qui plus est, de condamner l’opération, elle l’a conforté dans son analyse : le président Bush, obnubilé par la guerre contre le terrorisme, a fait un amalgame entre le Hamas et el-Qaïda et met dans le même sac cheikh Yassine et Ben Laden. À preuve : au lendemain de l’assassinat du vieux leader, Condoleezza Rice, sa conseillère pour la sécurité, n’a pas trouvé mieux que de rappeler, au cas où on l’aurait oublié, que le Hamas était une organisation terroriste.
Par ailleurs, Bush est déjà en pleine campagne pour l’élection présidentielle du 4 novembre 2004. Alors que ses troupes sont embourbées en Irak, quel intérêt aurait-il à s’engager dans le conflit du Proche-Orient ? Sharon, qui l’a compris, considère, pour sa part, qu’au-delà de cette date il aura du mal à mettre en route ses projets. Traduire : il a encore sept mois pour achever la « clôture de sécurité », réduire à néant l’Autorité palestinienne et mettre fin au projet d’État palestinien préconisé par la « feuille de route » du Quartet (États-Unis, Union européenne, Russie et Nations unies).
Quant aux chefs d’État arabes, ils sont pris en tenailles entre les pressions des États-Unis, qui leur recommandent de lancer des réformes démocratiques, et celles de leurs opinions publiques, qui leur reprochent de se plier aux diktats de Washington et d’être passifs face à la détérioration de la situation en Irak et dans les territoires palestiniens. L’assassinat du cheikh Yassine, qu’ils ont condamné du bout des lèvres, n’améliorera pas cette image. Pis : il plombera davantage les travaux de leur sommet, prévu les 29 et 30 mars à Tunis, et leur interdira de faire à Israël une offre de paix, comme à Beyrouth, en 2002.
En l’absence d’un engagement américain fort pour une reprise du processus de paix au Proche-Orient, l’Union européenne, qui fait face aujourd’hui à la menace terroriste, se gardera bien, on s’en doute, de dénier à Israël le droit de se défendre contre ce fléau.
Les Palestiniens, dont les moyens militaires n’ont jamais été aussi réduits, pourront-ils contrecarrer les desseins du Premier ministre israélien ? Certes, ils ont toujours les moyens de lancer des attentats meurtriers contre des cibles israéliennes. Mais ils savent qu’un nouvel attentat justifierait, a posteriori, l’assassinat du cheikh Yassine et fournirait à Sharon un prétexte, si tant est qu’il en ait besoin, pour poursuivre ses purges dans leurs rangs.
Est-ce à dire que le chef du Likoud a remporté une grande victoire en faisant assassiner le chef spirituel du Hamas et qu’il peut se permettre désormais de viser des objectifs plus importants ? La réponse doit être nuancée. D’abord, parce que cette nouvelle tragédie conforte le Hamas dans son analyse : Israël ne veut pas la paix. « L’assassinat du cheikh Yassine est la preuve que la cohabitation pacifique avec les Israéliens est impossible », a ainsi déclaré Mohamed Ghazal, l’un des dirigeants du mouvement. La décision israélienne de se retirer de Gaza a validé une autre thèse du mouvement islamiste selon laquelle le dialogue, prôné depuis les accords d’Oslo par l’OLP et par le Fatah, doyen des mouvements palestiniens, ne mène nulle part et que seul le recours au terrorisme peut changer les rapports de forces au profit du plus faible.
Sharon a beau répéter « que la guerre contre le terrorisme n’est pas finie » et qu’« elle se poursuivra quotidiennement, en tous lieux », il tient là le même discours extrémiste que ses ennemis du Hamas, devenus ses alliés objectifs. « Je crains que nous ayons déclenché un cycle et que de nombreuses personnes en payent le prix de leur vie », a déclaré le ministre israélien de l’Intérieur, Abraham Poraz, qui a voté contre la décision de tuer cheikh Yassine, tout comme Yossef Lapid, son collègue de la Justice, tous deux du parti centriste Shinoui. « Je ne crois pas qu’en liquidant les dirigeants nous puissions liquider le terrorisme », a estimé, pour sa part, le chef de l’opposition travailliste, Shimon Pérès. Quant au chef du Shin Beth, le service de sécurité intérieure israélien, Avi Dichter, il a estimé que la disparition du cheikh Yassine sera « plus nuisible qu’utile pour Israël ». Il aurait préféré, il est vrai, éliminer d’un seul coup tous les dirigeants du mouvement islamiste palestinien.
« Le monde sans Yassine est certainement un monde meilleur, mais ce n’est pas un monde plus sûr. Quelqu’un croit-il vraiment que le terrorisme faiblira ou s’arrêtera avec l’élimination de cet homme ? » s’est demandé, dans Ma’ariv, Yossi Beilin, co-artisan, avec Yasser Abed Rabbo, du Pacte de Genève. Avant d’ajouter : « Hier, Sharon est monté une seconde fois sur le mont du Temple et, comme il y a trois ans, il a pris un risque inconsidéré en mettant en danger tous les habitants d’Israël. »
Depuis le 22 mars, Israéliens et Palestiniens vivent dans la crainte de nouveaux attentats. Le Hamas, qui a perdu un chef fédérateur, ne sortira pas renforcé de cette épreuve. Mais ce mouvement, qui était proche des Frères musulmans égyptiens dont il partageait le pragmatisme, ne risque-t-il pas de basculer dans un radicalisme teinté de salafiyya jihadiyya ? Le chroniqueur israélien Zvi Bar’el le craint, qui écrit dans Ha’aretz : « Le danger immédiat est que le Hamas, manquant d’un dirigeant incontesté, éclate en différentes factions, comme ce fut le cas pour les Frères musulmans d’Égypte et le FIS en Algérie, avec certaines d’entres elles s’alignant sur el-Qaïda, alors que les groupes palestiniens ont soigneusement évité, jusqu’ici, un tel alignement. »
De son vivant, le cheikh Yassine a toujours rejeté tout affrontement avec l’OLP. De même, l’OLP s’est bien gardée de s’en prendre au Hamas. Le vieux leader disparu, assisterons-nous bientôt à un affrontement entre les deux organisations ? C’est peu probable, mais cette hypothèse n’est pas à écarter totalement. Par ailleurs, l’Autorité palestinienne, minée par une sourde contestation intérieure, pourra-t-elle gérer, le cas échéant, des heurts interpalestiniens ? Saura-t-elle aussi contenir la colère qui gronde dans les camps des réfugiés ? Le Hezbollah libanais ayant repris, quelques heures après l’assassinat du cheikh Yassine, ses tirs de roquettes en direction du territoire israélien, assisterons-nous à un réchauffement des fronts libanais et syrien ? Comment la fameuse « rue arabe », qui semble aujourd’hui sur un volcan, réagira-t-elle à la poursuite des violences en Irak et dans les territoires palestiniens ? Sera-t-elle plus attentive au discours des islamistes ? Autant de questions qui restent aujourd’hui sans réponse.

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