L’autre Libye

Conséquence de la libéralisation de l’économie et de la prudente ouverture vers l’Occident, la capitale libyenne change à vue d’il. Pas le régime.

Publié le 29 janvier 2007 Lecture : 7 minutes.

Il est 10 heures du matin à Tripoli. Quelques magasins n’ont pas encore levé leur rideau, mais l’activité est déjà débordante. Comme à toute heure du jour, voire de la nuit, les automobiles avancent au pas. Depuis la levée de l’embargo international, en 2003, les Tripolitains se sont rués sur les belles berlines coréennes, françaises, allemandes et aujourd’hui américaines. Il faut dire que certains prix sont encore subventionnés Les vieux taxis collectifs déglingués disparaissent peu à peu. Ils sont remplacés par des véhicules flambant neufs, importés en masse par une association de jeunes.
Après la libéralisation des importations (baisse des droits de douane, suppression des monopoles publics) et les quelques réformes lancées en 2003 par l’ancien Premier ministre Chokri Ghanem, le nombre des commerces a augmenté de manière vertigineuse. Avec les taxis, ils permettent aux Libyens de compenser la faiblesse des salaires dans la fonction publique. Bloqués depuis plus de vingt-cinq ans, ces derniers sont en cours de revalorisation – un enseignant du secondaire gagne environ 250 dinars, soit 151 euros, par mois -, mais cette augmentation est loin de compenser la baisse du pouvoir d’achat.
Partout, des propriétaires de maison se lancent dans de grands travaux, cassent des murs, construisent des étages supplémentaires Profitant des prêts accordés depuis plus d’un an à des taux bonifiés, le bâtiment est en plein boom. Assez loin du centre-ville, un hypermarché Mehari est en construction, sur six niveaux, en lieu et place de l’un des cinq marchés publics de la capitale. Visible de très loin, sa façade rutilante tranche avec les murs austères de l’ancien bâtiment. Tout un symbole. À la grande époque « révolutionnaire » de Mouammar Kadhafi, ces marchés où l’on ne trouvait que des produits subventionnés étaient censés se substituer définitivement au commerce privé. Dans la réalité, ce fut une autre histoire. C’est à cette époque qu’on a vu apparaître les tickets de rationnement, les pénuries récurrentes, les interminables files d’attente devant des rayons vides et les trafics en tout genre… « Le département des achats était parfois confié à un Bédouin sans éducation. Résultat : on n’avait le choix qu’entre deux couleurs hideuses de pantalon », se souvient un commerçant.
Aux abords de l’avenue Gargaresh, à côté d’un fleuriste installé là depuis un an, un autre centre commercial, Babouabat el-Andalous, a ouvert ses portes à la fin décembre. On y trouve à peu près tout : vêtements importés d’Europe, montres suisses, chaussures italiennes, chocolats suédois ou téléphones portables, mais aussi une banque et deux cafétérias. Un peu plus loin dans la rue s’alignent les cafés, les magasins d’électroménager, les boutiques de matériel hi-fi… Après des années de privation, tout est désormais à portée de main. Les produits chinois, notamment, débarquent en force. Au Souk el-Rachid, le « plus grand marché de gros de toute l’Afrique du Nord », ils sont partout. À des prix défiant toute concurrence. « L’État nous laisse enfin travailler sans presque nous taxer », se réjouit Ali, 30 ans. L’heure est à l’optimisme capitaliste. Pour faire carrière, nul besoin désormais de participer aux Comités révolutionnaires ou autres organes « sécuritaires ».
« L’hiver, les magasins restent ouverts jusqu’à 1 heure du matin. Et jusqu’à 3 heures l’été, raconte un commerçant de Gargaresh. Quand il fait bon, le soir, filles et garçons s’installent à la terrasse des cafés qui ont ouvert récemment au bord de la plage. Incroyable ce que l’ambiance a pu changer en six mois ! Les filles aussi ont changé – trop, je trouve » Cette évolution accélérée fait grincer quelques dents au sein d’une société encore très conservatrice, où la séparation des sexes est plus marquée qu’ailleurs au Maghreb. Mais les Libyennes disposent de nombreux droits, notamment en matière de divorce. Elles travaillent, conduisent des automobiles et sont plus nombreuses que les hommes dans les universités et les administrations.
Toutes les jeunes femmes, ou presque, portent le hijab, mais souvent assorti à une minijupe portée sur un jean à la mode. « L’uniforme étant depuis longtemps obligatoire dans les écoles, les Libyennes se sont habituées à porter le pantalon. Le passage du treillis au jean s’est fait tout naturellement », explique Hadia Gana, une artiste francophone qui donne des cours de poterie à l’école des Beaux-Arts. « Il y a seulement cinq ans, aucune femme n’aurait mis les pieds dans un café. Aujourd’hui, c’est relativement fréquent. On en voit même tenir des boutiques », s’émerveille Karim, un serveur de nationalité marocaine.
Certaines jeunes femmes ont pris l’habitude de faire leur jogging à l’hippodrome de Tripoli, jusque tard dans la nuit. À Benghazi, des dames bien en chair se retrouvent quotidiennement sur une portion de route de quelques kilomètres pour une paisible marche vespérale. De façon bien peu élégante, les hommes les ont surnommées El-Bat, « les Canards ».
Dans les principales villes du pays, parcs et abribus ont fait leur apparition. Selon Loay Burwais, un architecte qui a participé, l’an dernier, à l’organisation d’un festival d’art contemporain, « c’est à des détails de ce genre qu’on s’aperçoit que les autorités se préoccupent désormais du paysage urbain ». Aujourd’hui, il réalise un magasin Cartier entièrement en fer forgé, dans le quartier chic de Ben Achour. « Il faut que les Libyens aient confiance en eux, soient créatifs, s’approprient l’avenir », estime-t-il.
Les jeunes gens soignent volontiers leur apparence, s’attirant au passage les sarcasmes de leurs aînés : « Regardez ces cheveux pleins de gel, on dirait des femmes ! » s’emporte un passant. Après des années d’autarcie, la Libye s’ouvre sur le monde, via les cafés Internet ouverts 24 heures sur 24, les chaînes satellitaires, les voyages Longtemps interdit, l’anglais a fait son grand retour dans le secondaire. Deux centres culturels, l’un britannique, l’autre américain, ont ouvert l’an dernier, des navires de croisière font fréquemment escale dans les ports libyens, et les entreprises étrangères se bousculent au portillon, en quête de juteux contrats. Avec 34 milliards de dollars de recettes pétrolières en 2006, le pays a théoriquement les moyens financiers de son développement. « Baghdadi Mahmoudi, le nouveau Premier ministre, est un homme du sérail, mais il est plus efficace que son prédécesseur dans la mesure où il incite les banques à financer les projets d’infrastructures, l’acquisition d’équipements, etc. », juge un chef d’entreprise français.
« L’importation massive de biens de consommation a tout à la fois fait baisser le pouvoir d’achat – le coût de la vie a augmenté dans des proportions incroyables – et créé de nouveaux besoins. Désormais, tout le monde est obligé de travailler dans le privé, ce qui durcit la concurrence », se lamente un commerçant de Benghazi. De fait, le système de redistribution instauré par la Révolution donne de sérieux signes d’essoufflement. Les produits alimentaires sont de moins en moins subventionnés, et la médecine – gratuite, il est vrai – n’est pas à niveau : les Libyens qui en ont les moyens vont donc se faire soigner en Europe ou en Tunisie. Quant à la situation de l’emploi des jeunes, elle s’aggrave de jour en jour. « J’ai un diplôme en informatique, mais ne trouve pas de travail dans mon domaine. Mon taxi ne me rapporte que 10 dinars par jour, car je le loue à une compagnie privée et l’essence a augmenté. Je vis encore chez mes parents », témoigne Ali.
Pour ne rien arranger, le gouvernement prévoit de licencier quatre cent mille fonctionnaires, qui conserveront néanmoins leur salaire pendant trois ans et bénéficieront, en principe, d’une aide à la création d’entreprise.
« La Libye, c’est bien pour les étrangers qui viennent faire des affaires », entend-on dire souvent. Pourtant, même pour ces derniers, la situation devient moins favorable. L’arrivée récente d’une trentaine de nouveaux opérateurs pétroliers a fait s’envoler les prix des loyers. « Tous les propriétaires veulent louer à des Américains, se plaint un expatrié maltais. Aujourd’hui, une maison coûte 4 000 DL par mois, contre 2 000 DL il y a deux ans. » Pour que l’ouverture économique profite davantage aux nationaux, Mohamed Maatoug, le ministre de l’Emploi, s’efforce de « libyaniser » autant que possible le personnel des compagnies étrangères – ce qui n’est pas vraiment du goût de ces dernières. « La durée des visas de travail des expats est de moins en moins longue », confirme un chef d’entreprise. Conscients de cette pression et de la rareté des compétences, les Libyens qualifiés font jouer la concurrence pour obtenir une revalorisation de leur salaire ou se faire embaucher par une compagnie pétrolière américaine.
Pour autant, l’environnement politique n’a guère évolué. La référence ultime reste le Livre vert de Kadhafi, qui interdit tout parti politique et toute association vouée à la défense d’intérêts particuliers. Quant à la presse locale, elle est l’une des plus fermées du monde arabe. « Le climat n’est pas vraiment tendu, les gens s’expriment assez librement, sauf sur certains sujets relatifs au Guide et sa famille, nuance un diplomate. On n’a pas non plus l’impression d’être surveillé, la sécurité est devenue très relaxe. »
Mais les Libyens n’ont pas la mémoire courte. « Ils souffrent d’un torticolis permanent, parce qu’ils regardent toujours autour d’eux avant de parler, plaisante un entrepreneur de Benghazi en présence d’un collègue. Mais les choses changent. Il y a deux ans, je n’aurais jamais parlé à un étranger de cette façon devant un autre Libyen. » En raison du cumul des postes et l’existence de réseaux d’influence informels, il est souvent difficile de savoir ce que fait exactement son interlocuteur. L’opacité des organigrammes des entreprises et institutions publiques incite à la discrétion. Les noms des ministres ne sont, par exemple, jamais mentionnés dans la presse. « Il est aussi de très mauvais goût de demander son nom de famille à qui que ce soit », renchérit un commerçant.
En attendant, le chiffre 37, qui orne la plupart des panneaux d’affichage de Tripoli, rappelle à ceux qui auraient tendance à l’oublier que la Révolution du colonel Kadhafi a aujourd’hui 37 ans. Le 1er septembre prochain, ils seront consciencieusement mis à jour. « Pour toi seul, l’amour et la fidélité », lit-on sous un immense portrait du « Guide », à la sortie de l’aéroport de Tripoli. « Oui, le tableau a changé, conclut un humoriste, mais c’est le même peintre qui tient le pinceau. »

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