Sarkozy l’impétueux

Le ministre de l’Intérieur continue de séduire l’opinion. Mais son apparente fébrilité et ses dérapages verbaux inquiètent les élites.

Publié le 28 novembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Si Nicolas Sarkozy est l’homme politique français le plus controversé du moment, c’est sans doute parce que son action s’est toujours située à la frontière incertaine entre courage et témérité. En 1993, à l’époque où il était maire de Neuilly-sur-Seine, il négocia en tête à tête avec un preneur d’otages qui s’était affublé du surnom de « bombe humaine ». Le forcené menaçait de tuer les élèves d’une classe de maternelle et leur institutrice… À l’issue d’un suspense qui tint la France en haleine pendant plusieurs heures, il parvint à obtenir la libération de plusieurs enfants avant que la police ne donne l’assaut et abatte le preneur d’otages.
Aujourd’hui ministre de l’Intérieur, il fait une nouvelle fois, alors que les banlieues françaises s’embrasent, la preuve de son courage physique. Il apporte un soutien sans faille aux policiers chargés de réprimer les émeutes et n’hésite pas à se rendre dans les quartiers les plus chauds. Il a par ailleurs démontré un indéniable courage, moral cette fois, en appelant à une refonte radicale d’un modèle social français dont les déficiences éclatent aujourd’hui au grand jour. Et en exhortant ses compatriotes à faire en sorte de mieux intégrer les minorités déshéritées.
Mais sa témérité refait surface du même coup, comme s’il tenait absolument à justifier sa réputation de populisme. Dénoncer les émeutiers comme des « voyous » et des « racailles » qu’il convient d’éliminer au Kärcher a eu pour seul effet d’attiser la colère des jeunes et d’amplifier la violence. De nombreux émeutiers ont d’ailleurs affirmé qu’ils ne mettraient un terme à leurs exactions que lorsque le ministre aura présenté des excuses. Ou sa démission. Bien sûr, ses opposants – et ses rivaux au sein du gouvernement – n’ont pas laissé passer l’occasion : selon eux, les récentes déclarations de Sarkozy traduisent un caractère excessif incompatible avec l’exercice de hautes responsabilités.
L’annonce ultérieure que cent vingt étrangers convaincus d’avoir participé aux émeutes seraient expulsés après avoir purgé une peine d’emprisonnement a également suscité, à gauche, de véhémentes protestations. Les défenseurs des droits de l’homme font valoir que les jeunes concernés, qui sont pour la plupart originaires de pays maghrébins ou subsahariens, disposent de visas de résident de longue durée. Et qu’ils seraient ainsi punis deux fois pour la même faute. Selon eux, le revirement apparemment spontané de Sarkozy sur la question de la « double peine » n’a en réalité qu’un seul objectif : courtiser l’extrême droite.
L’impétuosité de Sarkozy peut-elle lui coûter la présidence de la République, son rêve depuis ses débuts en politique, il y a quelque trente ans ? Jack Lang, l’un des chefs de file du Parti socialiste, en est convaincu. « Sarkozy est à lui-même son pire ennemi, parce qu’il en fait trop, estimait-il, il y a quelques mois, dans une interview au Financial Times. Il a de nombreux talents, c’est un grand professionnel, un homme intelligent, courageux et doué d’une fabuleuse énergie. Mais on sent chez lui quelque chose d’un peu déraisonnable. Il est paradoxal que cet homme qui est le ministre de la sécurité suscite un tel sentiment d’insécurité. »
Bien sûr, Sarkozy, qui, tout au long de sa carrière, a prouvé qu’il ne manquait pas de ressort, rejette farouchement les accusations portées contre lui. À 50 ans, ce fils d’un aristocrate hongrois immigré estime que les émeutes dont les banlieues défavorisées sont le théâtre – la pire flambée de violence que la France ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale – prouvent avant tout que le modèle social français est en panne et nécessite une sérieuse révision. En tant que président de l’UMP, le parti au pouvoir, il a mis au point toute une série de propositions destinées à promouvoir l’entreprise, à assouplir le marché du travail et à rendre la société plus fluide – ou moins figée. Parallèlement, il a suscité un certain nombre de débats. Il s’est par exemple déclaré partisan de l’instauration d’une « discrimination positive » pour aider à l’intégration des minorités ethniques et d’une révision de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État pour favoriser l’assimilation des cinq millions de musulmans français.
« La persistance de la violence montre la nécessité de la rupture que j’appelle de mes voeux, estime-t-il. Nous devons nous affranchir des politiques menées dans ce pays depuis quarante ans, parce que, malheureusement, elles ont échoué. » À l’en croire, son populisme n’est que le reflet des angoisses des électeurs. Ses discours musclés à l’adresse des criminels et ses positions très dures sur les questions touchant à la sécurité ne sont peut-être pas du goût des élites parisiennes choyées et déconnectées des réalités, suggère-t-il, mais elles traduisent les préoccupations de l’électorat. Les responsables de la majorité se doivent, selon lui, de relever le défi lancé par Jean-Marie Le Pen, le leader de l’extrême droite arrivé en seconde position lors de l’élection présidentielle de 2002, grâce à une rhétorique anticriminalité et anti-immigration extrêmement agressive.
Au Parlement, cette année, Sarkozy a raillé ses opposants socialistes : « Vous voulez être compris des donneurs de leçons, je veux être entendu du peuple. J’emploie des mots pour être compris de tous. Vous avez dit populisme, je réponds peuple. »
Tous les sondages montrent que l’approche « dure » du ministre de l’Intérieur continue de recueillir l’approbation d’une majorité de Français. Pourtant, sur le plan politique, il perd indiscutablement du terrain sur Dominique de Villepin, son principal rival à droite. Le chef du gouvernement n’a certes jamais brigué un mandat électif, mais il s’impose aux électeurs comme un présidentiable qui tranche, par ses allures patriciennes, avec le personnel politique habituel.
Villepin a d’ailleurs montré un talent pour la mise en scène politique qui n’a pas grand-chose à envier à celui de Sarkozy. Sa décision d’exhumer une loi de 1955 autorisant les préfets de région à décréter le couvre-feu a sans nul doute frappé les esprits, même si le ministre de l’Intérieur n’y était pas favorable et qu’elle ne semble pas avoir eu beaucoup d’effets sur le terrain. La manoeuvre du Premier ministre suggère – perspective passablement inquiétante – que les deux hommes sont désormais engagés dans une sorte de saute-mouton politique dont l’enjeu est évident : s’assurer la meilleure place sur la ligne de départ de la course à la présidence, en 2007. Si la capacité de Sarkozy à mobiliser sa base lui assure un indéniable avantage dans la perspective du premier tour de scrutin, le style plus rassurant et la politique centriste de Villepin lui donnent sans doute de meilleures chances de l’emporter au second.
Malheureusement pour le premier, de nombreux indices montrent que les médias français, qui lui ont longtemps mangé dans la main, commencent à virer de bord et multiplient les critiques à son égard. Plusieurs magazines ont consacré des cover stories à ses « dérapages » politiques, d’autres se sont beaucoup (selon les critères français) intéressés à sa vie privée – et notamment à l’échec de son mariage. Paris Match est allé jusqu’à publier en première page une photo de Cécilia, son épouse, en compagnie d’un autre homme. Pour la France, l’enjeu de la partie en cours va pourtant bien au-delà d’une simple rivalité entre deux responsables politiques à l’ambition dévorante : les récents événements prouvent que le gouvernement est confronté à un gigantesque défi social et économique.
Dans une interview télévisée, le 15 novembre, Sarkozy a défendu bec et ongles son intransigeance sécuritaire – de même que l’usage du mot « racaille » pour désigner les émeutiers – et expliqué que son populisme visait un but précis. « Croyez-vous qu’il soit amusant de rentrer chaque soir chez soi avec la peur au ventre ? » a-t-il lancé.

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