Les tribulations d’un Américain en Libye (II)

Un journaliste du New Yorker est allé prendre la température de la Jamahiriya au moment où celle-ci semble hésiter entre ouverture et immobilisme. Second volet de son récit-témoignage.

Publié le 28 août 2006 Lecture : 24 minutes.

Pour les réformateurs modernistes, les principaux problèmes auxquels la Libye est confrontée sont la faiblesse de son management et son isolement international. « Les temps ont changé, confie le Premier ministre de l’époque, Chokri Ghanem. Comme tous les pays socialistes, nous savons que nous ne disposons que de moyens limités pour satisfaire des besoins illimités. » En rendant le monde extérieur aisément accessible, Internet et la télévision par satellite – les paraboles sont si nombreuses à Tripoli que, vues du ciel, elles évoquent un essaim de papillons blancs – ont fait monter la pression en faveur des réformes. « Depuis qu’Oprah Winfrey [productrice et animatrice d’un célèbre show sur la chaîne américaine ABC] est apparue sur nos écrans, le changement est devenu inévitable », se lamente un poète local. Mais il y a plus grave. Par l’intermédiaire d’Al Jazira et des autres chaînes arabes, les Libyens découvrent que les conditions de vie dans la plupart des autres pays pétroliers sont sans commune mesure avec les leurs. En comparaison, leur pays leur apparaît misérable et poussiéreux. Difficile de les empêcher de se demander pourquoi.
Les revenus tirés des exportations pétrolières représentent environ 80 % des recettes budgétaires. À sa plus belle époque, la production libyenne avoisinait 3 millions de barils par jour. Elle est tombée à 1,7 million, mais la National Oil Company (NOC), la compagnie nationale, met tout en uvre pour retrouver en 2010 son niveau de production antérieur. Le brut libyen est d’excellente qualité : pauvre en soufre, il est facile à raffiner. La Libye dispose des plus importantes réserves prouvées d’Afrique – environ 40 milliards de barils -, mais ses réserves réelles pourraient dépasser 100 millions de barils. Plusieurs majors sont convaincues que l’exploration y est exceptionnellement prometteuse. Mais les Libyens manquent de moyens financiers pour prospecter à grande échelle : depuis le départ des sociétés étrangères, il y a quinze ans, ils ont très mal géré leurs ressources.
Pourtant, la manne pétrolière reste assez abondante pour financer d’importants programmes de subventions – c’est le « socialisme » tel qu’on le conçoit dans la Grande Jamahiriya. La National Supply Corporation (Nasco), l’entreprise nationale chargée de l’approvisionnement, achète 26 dinars le sac de 50 kg de farine et le revend aux boulangers au prix de 2 dinars. Du coup, une miche de pain ne coûte pas plus de 2 centimes. De même, riz, sucre, thé, pâtes alimentaires et essence sont mis en vente à des prix très inférieurs à leur valeur réelle. La réforme économique devra inévitablement s’attacher à démanteler ce système de subventions (dont le montant total avoisine annuellement 600 millions de dollars), sans appauvrir et, encore moins, affamer la population. Ce sera d’autant moins facile que les salaires sont gelés depuis 1982. Et que le crédit est fort peu répandu : aucune carte de crédit libyenne n’est acceptée à l’étranger et aucun établissement financier ne satisfait aux normes internationales.
« Le pétrole permet d’amortir le choc de toutes les erreurs, et Dieu sait qu’elles ont été nombreuses, commente un responsable. Il permet d’assurer la stabilité du pays et le rend plus facile à gouverner. » Bref, c’est une bénédiction – mais une malédiction tout autant. Car le système jamahiriyen a créé une population qui se soucie comme d’une guigne de l’éthique du travail. Les Libyens ne travaillent pas plus de cinq matinées par semaine – à supposer naturellement qu’ils aient un emploi. « S’ils étaient prêts à travailler, disons, dans le bâtiment, il n’y aurait aucun problème : ce n’est pas le travail qui manque, explique Abdelhafidh Mahmoud Zlitni, le patron de la planification économique. Mais nous sommes un pays riche et nos jeunes n’ont aucune envie de bosser dur. »
Le fait est que toute économie reposant sur une ressource unique ne crée que peu d’emplois, sauf si elle parvient à se diversifier. « Sans le pétrole, nous serions déjà un pays développé, estime Abdelkader Elkheir, le ministre de l’Économie. Franchement, je préférerais de beaucoup avoir de l’eau en abondance. » Pour lui, comme pour tous les partisans du secteur privé, le plus grand des scandales, c’est la sclérose et la corruption de la haute administration. L’ONG Transparency International, qui établit chaque année un « indice de perception de la corruption » à travers le monde, attribue à la Libye la note peu glorieuse de 2,5 sur 10. Même le Zimbabwe, le Vietnam et l’Afghanistan font mieux ! S’agissant de la « liberté économique », l’Heritage Foundation, le célèbre think-tank américain, la classe au 152e rang mondial, sur 157 pays classés. « Il faut une vingtaine de documents pour créer une société. Même si vous versez des pots-de-vin à tous les gens bien placés, l’opération prendra au moins six mois », commente Elkheir.

Dans une rue de Tripoli, je fais du surplace dans un embouteillage. Des travaux barrent la chaussée. Le militant des droits de l’homme assis à mes côtés esquisse un geste de désespoir : « Ils commencent à creuser des trous, puis les rebouchent, puis recommencent à creuser. À chaque fois, des sommes énormes sont englouties en pure perte. C’est à cause de toute cette corruption que je vais être en retard à mon rendez-vous ! »
J’ai eu l’occasion de rencontrer l’ancien patron de l’Institut national contre le cancer, que tous ses collègues considèrent comme le meilleur spécialiste de l’ablation des tumeurs malignes. Limogé de son poste au profit d’un ami du Guide, il travaille aujourd’hui dans une petite clinique dramatiquement sous-équipée. Et son ancien adjoint vend du poisson au bord des routes.
« Kadhafi se félicite d’être parvenu à corrompre tous les gens qui travaillent pour lui, m’a confié un membre de son entourage. Il préfère ceux qui sont attirés par l’argent à ceux qui veulent le pouvoir. Ainsi, personne n’est en mesure de menacer le contrôle total qu’il exerce sur le pays. » Bien entendu, les solidarités tribales, renforcées par le simple copinage, jouent aussi leur rôle. Au sein de la haute hiérarchie de l’armée et des services de sécurité, les membres de sa tribu, les Qadhdhafa, sont très largement représentés. Ceux de la tribu, numériquement plus importante, des Warfala aussi : ce sont des alliés de longue date

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Ouverture de la Foire commerciale des Émirats arabes unis, à Tripoli. Sous une tente, d’avenantes hôtesses proposent à la foule des visiteurs munis de grands sacs en plastique des produits venus du monde entier : médicaments, articles de cuisine ou équipements industriels. Balayant la foule du regard, Ahmed Swehli, un homme d’affaires formé au Royaume-Uni, me souffle : « Regardez, la richesse de ce pays est incroyable. C’est un peu comme si nous étions les enfants de l’homme le plus riche du monde. Et que celui-ci nous contraignait à vivre en haillons. La corruption est un facteur d’appauvrissement. »
Celle-ci est indissociable de la pénurie des compétences. J’ai un jour assisté à un séminaire de formation pour cadres dirigeants concocté par deux cabinets de consultants américains travaillant pour le gouvernement libyen. Les organisateurs avaient sélectionné les cadres qui leur paraissaient disposer du « potentiel de leadership » le plus important. Mais certains responsables locaux souhaitaient choisir les participants sur une base purement relationnelle. On est parvenu à un compromis à mi-chemin entre méritocratie et corruption. Pour certains participants, le capitalisme était une complète découverte. D’autres, en revanche, avaient largement le niveau pour travailler pour une grande banque d’affaires. Tous ont pris la parole dans un micro grésillant, sous un portrait géant du Guide. Un véritable jeu de rôle. De fringants managers ont décrit des instruments financiers sophistiqués, dessiné des organigrammes, parlé de « rachat d’entreprises financé par l’endettement », d’« investisseurs institutionnels » ou de « jeu à somme nulle ». Mais un bureaucrate en costume élimé et cravate voyante a été complètement déboussolé par la question : comment financer un projet de construction ? « Il me semble que c’est le rôle des banques, non ? » a-t-il répondu. L’un de ses collègues a semblé découvrir que les investisseurs internationaux s’attendent à percevoir des intérêts ou à participer aux bénéfices ! Bref, le business libyen sera à l’avenir dirigé par des gens remarquablement compétents. Et par d’autres qui ne le sont pas du tout. À l’issue du séminaire, la meilleure note a été attribuée à un certain Abdelmonem M. Sbeta, un homme remarquablement cultivé qui travaille pour un prestataire de services privé spécialisé dans le pétrole et la construction navale. « Nous avons moins besoin de leaders que d’opposants, m’a-t-il confié, un soir, dans un restaurant italien de la banlieue de Tripoli. Tout le monde ici a sous les yeux un bon modèle de la manière de gouverner. Mais personne n’a jamais vu quelqu’un s’opposer. Or le secret du business, c’est l’opposition. Les gens veulent la prospérité davantage que l’émancipation, mais la réforme sociale ne pourra être menée à bien que par le développement économique. »
Reste à savoir si Kadhafi souhaite vraiment que ses compatriotes apprennent à s’opposer à lui ! « Sa hantise, m’explique un homme d’affaires expatrié, c’est l’apparition d’une classe sociale prospère, capable de promouvoir une seconde révolution, comme on dit ici. » Prospérité est d’ailleurs un bien grand mot. Selon les critères occidentaux, seuls les membres de la famille Kadhafi sont véritablement riches. Si un Libyen parvient à acquérir quelques biens, mieux vaut pour lui s’abstenir d’en faire étalage
Les caprices du Guide sont si nombreux que les élites ne savent plus sur quel pied danser. En 2000, il a sans crier gare autorisé l’importation de véhicules utilitaires sportifs. Ceux qui en ont les moyens se sont empressés d’acheter Hummer et autres Range Rover. Trois mois plus tard, l’interdiction a été rétablie. Résultat : de nombreux Libyens se retrouvent avec de coûteux véhicules qu’ils n’ont pas le droit de conduire.

« Ne parlez surtout pas d’ouverture, proteste en agitant les mains Abderrahmane Chalgham, le ministre des Affaires étrangères, quand je l’interroge sur cette nouvelle Libye en voie d’émergence. Et ne parlez pas non plus de réintégration. La Libye n’a jamais été fermée au monde, c’est ce dernier qui s’est fermé à elle. » La vérité est que la paranoïa de Kadhafi a bel et bien provoqué l’isolement de son pays sur la scène internationale. Et que cet isolement a, en retour, renforcé sa paranoïa et incité ses compatriotes à se rassembler autour de lui. L’idée que le monde cherche à renouer avec elle est très dangereuse pour la Jamahiriya. « L’Amérique est une ennemie : il est normal qu’elle cherche à mettre le Guide dans l’embarras. Mais celui-ci ne veut surtout pas s’en faire une amie », analyse le très conservateur Ali Abdellatif Ahmida.
Les relations entre les deux pays restent profondément marquées par l’histoire. En 1980, le président Ronald Reagan ferme l’ambassade de la Jamahiriya à Washington, suspend les importations de brut et donne l’ordre d’abattre deux Mig au-dessus du golfe de Syrte. En 1986, les Libyens font exploser une bombe dans un night-club berlinois fréquenté par des soldats américains. Six jours plus tard, Reagan bombarde Tripoli et Benghazi. Des missiles prennent pour cible la résidence de Kadhafi, qui soutient que sa fille adoptive a été tuée. « Le pouvoir était en train de lui échapper. Le bombardement a refait l’unité des Libyens derrière lui », commente un responsable. L’isolement total commence en 1991. Américains et Britanniques mettent en cause la responsabilité de deux ressortissants libyens dans la destruction d’un Boeing de la PanAm au-dessus de Lockerbie, en Écosse. Les Français font de même avec quatre agents libyens soupçonnés d’avoir commandité un attentat contre un DC-10 de la défunte compagnie UTA, deux ans auparavant, au-dessus du désert nigérien. La Libye refusant de livrer les suspects de Lockerbie, l’ONU décrète contre elle, l’année suivante, des sanctions économiques. En 1999, Kadhafi cède. Les prévenus sont traduits devant un tribunal de La Haye, aux Pays-Bas, et jugés par des magistrats écossais (de la même façon, un accord financier a été trouvé, cette année, avec les autorités françaises). L’un est reconnu coupable, le second acquitté. La Libye a longtemps nié toute implication dans cette affaire et ne s’est ravisée que par pur pragmatisme. Mais elle continue de soutenir que les aveux de ses agents leur ont été extorqués par la force. Et Kadhafi, à titre personnel, n’a jamais reconnu une quelconque responsabilité dans les attentats.
Pour la majorité des Américains, l’affaire de Lockerbie est désormais classée. Mais elle est encore fréquemment évoquée à Tripoli. « Je n’arrive pas à croire que nous ayons réussi à monter un coup d’une telle envergure, m’a un jour confié un responsable. Un coup stupide, c’est tout à fait possible, mais pas aussi gros. »
Les relations se sont progressivement réchauffées au cours des dernières années. En 1999, les États-Unis ne se sont pas opposés à la levée des sanctions onusiennes contre la Libye, mais ont reconduit les leurs, en août 2001. Tout change après le 11 Septembre. Kadhafi s’empresse de condamner les attentats, dénonce les talibans afghans comme les « promoteurs impies d’un islam politique » et rappelle que, six ans auparavant, il a lancé un mandat d’arrêt contre Oussama Ben Laden. En août 2003, son gouvernement s’engage à déposer 2,7 milliards de dollars dans une banque suisse, afin d’indemniser les familles des victimes de Lockerbie. Quatre mois plus tard, au terme de négociations secrètes, il accepte de renoncer à son programme d’armes de destruction massive. Les sanctions américaines sont allégées.
En réalité, Kadhafi avait déjà fait des offres similaires à George Bush père, puis à Bill Clinton, mais celles-ci avaient été repoussées. « Les programmes d’armement libyens n’étaient pas considérés comme une menace imminente », explique aujourd’hui Martin Indyck, secrétaire d’État adjoint pour les affaires du Moyen-Orient dans l’administration Clinton. La suite le confirmera. Mohamed el-Baradei, le patron de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), est convaincu que le programme nucléaire libyen n’en était qu’à « un stade initial de son développement », la plupart des centrifugeuses livrées à Tripoli n’ayant jamais été sorties de leurs caisses.
Mais John Wolf, qui, en tant que secrétaire d’État adjoint chargé de la non-prolifération, joua un rôle décisif dans le démantèlement du programme libyen, maintient que « Tripoli avait bel et bien l’intention de se doter de l’arme nucléaire, par le biais du réseau d’Abdul Qadeer Khan », l’ancien patron du nucléaire militaire pakistanais. « En acceptant de nous remettre ses équipements et, surtout, la documentation qui s’y rapportait (factures de transport maritime, plans, etc.), explique-t-il, la Libye nous a livré un véritable trésor. Sans elle, nous ne serions jamais parvenus à mobiliser la communauté internationale contre les personnalités et les sociétés étrangères impliquées. L’information qui nous a permis de démanteler le réseau Khan était absolument cruciale. »
Après l’accord de 2003, Bush déclare que tout pays qui acceptera de renoncer à ses armes de destruction massive ouvrira « la voie à une amélioration de ses relations avec les États-Unis » et que « la Libye a enclenché le processus qui la ramènera dans la communauté des nations ». À la fin de 2004, son administration abroge l’interdiction de voyager à l’étranger imposée aux ressortissants libyens, établit avec la Jamahiriya des relations diplomatiques limitées et lève la majorité des restrictions commerciales encore en vigueur. Ce « cocktail de problèmes et de sanctions », comme dit Seif el-Islam, semble aujourd’hui en voie de règlement.
Les responsables américains sont sans nul doute impatients de voir leurs compagnies décrocher des droits d’exploitation pétrolière en Libye et désireux de faciliter certains engagements économiques. Mais plusieurs affaires embarrassantes, comme le complot antisaoudien de 2003 ou la condamnation à mort des infirmières bulgares, compliquent singulièrement les choses. Du coup, la Libye n’a pas été radiée de la liste des pays soutenant le terrorisme établie par le département d’État. Tant qu’elle y figurera, Washington s’opposera à son admission au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale et maintiendra en place un certain nombre de sanctions.
« Presque rien n’a changé depuis le temps de l’embargo », s’indigne l’ancien patron de la NOC. Les durs de Tripoli rappellent que les responsables américains ont fini par admettre que, depuis plusieurs années, la Libye n’est plus impliquée dans aucune opération terroriste. Or tandis que Tony Blair, Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Silvio Berlusconi se bousculent au portillon libyen, les Américains se contentent de dépêcher à Tripoli quelques obscurs sous-secrétaires Les États-Unis n’ont pas de représentation officielle en Libye, fût-ce au niveau consulaire. Les Libyens désireux d’obtenir un visa doivent donc passer par la Tunisie – où les précieux documents ne sont délivrés qu’au compte-gouttes. Convaincus que le règlement de l’affaire de Lockerbie et le renoncement aux armes de destruction massive se traduiraient par le rétablissement de relations normales, les réformateurs en sont pour leurs frais : « l’objectif s’éloigne », reconnaissent-ils.
« Les échanges d’informations entre les États-Unis et la Libye ont été mutuellement profitables », estime le diplomate américain David Mack, qui rappelle que Washington a accepté de classer les Groupes combattants islamistes libyens, un groupe d’opposants radicaux, parmi les organisations terroristes et a contribué à faire interdire de séjour au Royaume-Uni ceux de ses membres qui y étaient établis. « Après tant de progrès accomplis, pourquoi laisser les choses aller à vau-l’eau ? Cela ne peut apparaître que comme un retour en arrière », regrette-t-il.
L’administration Bush présente volontiers la Libye comme un modèle en matière de désarmement, mais ne fait pas grand-chose pour promouvoir ledit modèle. Ronald Bruce Saint-John, du Centre des relations internationales, juge que les priorités des États-Unis sont de contrôler les armes de destruction massive et de s’assurer des soutiens dans la lutte contre le terrorisme. Et que celles de la Libye sont de rationaliser les relations commerciales et diplomatiques. Or si les premiers sont parvenus à leurs fins, la seconde en est encore loin. À Tripoli, les conservateurs se sentent trahis et les réformateurs perdent du terrain.
Deux parlementaires américains, le représentant Tom Lantos et le sénateur Richard Lugar, ont récemment séjourné en Libye, où ils ont rencontré Seif el-Islam, Chokri Ghanem et Kadhafi en personne. Ils en sont revenus plutôt optimistes. « Le Guide ayant opéré un virage à 180 degrés, la politique américaine, ce gigantesque porte-avions, a elle aussi fait demi-tour », apprécie Lantos. Pourtant, quand il s’est mis en quête d’un partenaire pour parrainer un éventuel renforcement des relations, aucun volontaire ne s’est manifesté. « Nous voulons montrer au monde, explique Mack, et en particulier à l’Iran et à la Corée du Nord, qu’il existe une autre manière de traiter avec les États-Unis. Et qu’il y a beaucoup à gagner à établir avec nous des relations normales. » Selon lui, son pays aurait tout intérêt à améliorer ses rapports avec Kadhafi. Un responsable arabe opposé au fondamentalisme islamique et disposant d’importantes réserves de pétrole, ce n’est, après tout, pas si fréquent « Fondamentalement, les Libyens sont convaincus que les Américains ne veulent rien d’autre qu’un changement de régime à Tripoli, tranche un conseiller de Seif. Et, fondamentalement, ces derniers redoutent que, s’ils acceptent de normaliser les relations, Kadhafi s’empresse de tout gâcher et de les faire passer pour des idiots. »

Je passe la matinée avec Azza Magour, une avocate des droits de l’homme qui rentre d’une conférence humanitaire au Maroc. Avec ses cheveux en cascade et son rire chaleureux, la jeune femme ne passe pas inaperçue. Son père fut une grande figure de la Libye postrévolutionnaire, ce qui explique qu’elle bénéficie d’une relative liberté d’action. Elle semble presque inconsciente des contraintes qui obligent la plupart des Libyennes à porter le foulard islamique et à rester cloîtrées chez elles. Je lui demande ce qu’elle pense des États-Unis. Elle me répond qu’il est bien difficile de rester proaméricain après la révélation des scandales d’Abou Ghraib et de Guantánamo. « Vous ne pouvez imaginer à quel point nous vouions un culte à cette grande idée que représentait pour nous l’Amérique, m’explique-t-elle, les yeux rivés au sol comme pour évoquer la mémoire d’un défunt. Mais aujourd’hui, qui nous donnera une leçon de liberté ? Le jour où vous trouvez votre grand prêtre au lit avec une prostituée, vous cessez de compter sur lui pour vous ouvrir les portes du paradis. » Pourtant, Magour ne désespère pas de faire un jour découvrir les États-Unis à sa fille. Elle raconte que la petite lui a récemment demandé des nouvelles des relations entre les deux pays.
« Ça va, mon cur, lui a-t-elle répondu.
– Alors, nous allons à Disneyland ?
– Pas encore, chérie, pas encore. »

Tripoli est quadrillée par des autoroutes et l’essence y est subventionnée – donc à un prix très bas. Les bars et les boîtes de nuit y sont interdits, les théâtres et les cinémas très peu nombreux. Alors, le principal passe-temps est ici de rouler en automobile, des heures durant. Jusque tard dans la nuit, la circulation est infernale. Quand ils n’avalent pas les kilomètres, les Libyens ont généralement une vie sociale active, mais reçoivent leurs amis plus volontiers à la maison qu’au café, toute présence féminine et toute consommation d’alcool étant interdites dans les lieux publics.
Un ami appelle devant moi l’une de ses connaissances, colonel dans l’armée libyenne : « Avez-vous des pépins de grenade ? » Dans tout État policier qui se respecte, mieux vaut user d’un langage codé La réponse étant positive, nous décidons de lui rendre visite. À la sortie d’une petite ville, nous empruntons une route que personne n’a jamais pris la peine de goudronner, puis nous nous arrêtons devant une maison blanche un peu décatie, précédée d’une véranda. Dans une vaste salle éclairée par des néons, nous prenons place sur une banquette de couleur vive. La pièce est décorée de souvenirs d’Asie centrale, où notre hôte fut naguère en poste. Tandis qu’un haut-parleur diffuse une compilation des tubes de Shirley Bassey, à la cithare, nous tirons à tour de rôle sur un narguilé. Le colonel est un homme épanoui, extraverti, dont les ancêtres étaient à l’évidence subsahariens. Il nous sert une mixture de fabrication locale qui, flirtant allègrement avec les 45 °C, pourrait sans problème servir de dissolvant pour vernis à ongle. À supposer qu’elle ne dissolve pas les ongles eux-mêmes ! Sur la table recouverte de napperons brodés s’alignent les bouteilles de soda. On se croirait dans une soirée entre lycéens, juste avant le bac !
Je demande à mon nouvel ami comment il réagirait s’il apprenait que ses fils boivent de l’alcool. « C’est inévitable », me répond-il en riant. Et ses filles ? Il se rembrunit : « Si mes filles buvaient de l’alcool, je serais très, très mécontent. Pour ne pas dire furieux. Parce que si les gens l’apprenaient, ils penseraient qu’elles ont des relations sexuelles et leurs projets de mariage tomberaient à l’eau. »
J’ai eu l’occasion de rencontrer une Libyenne travaillant chez Alitalia, la compagnie aérienne italienne. Elle adore son job, mais ne se fait aucune illusion : aucun homme n’acceptera jamais qu’elle travaille. « J’ai dû choisir entre me marier et avoir une vie, dit-elle. J’ai choisi de vivre, mais la majorité des femmes font ici le choix inverse. » Ces discriminations n’ont aucune base légale. Sur la question de l’égalité entre les sexes, la législation libyenne est même l’une des plus progressistes du monde arabe. Simplement, la pression sociale est extrêmement forte.
Kadhafi ne se hasarde pas à combattre ces usages, mais dénonce à l’envi le caractère « rétrograde » de la société libyenne – le terme qu’il utilise le plus volontiers pour exprimer sa désapprobation. « À bien l’écouter, on en arrive à la conclusion qu’il hait le peuple libyen », commente un intellectuel. S’il ne se prive pas de réprimer les forces démocratiques, il réserve ses coups les plus durs à l’opposition islamiste. Depuis deux décennies, la plupart de ses victimes étaient membres de groupes fondamentalistes interdits, Frères musulmans compris.
Près de la moitié des institutions islamistes ont été fermées en 1988, après que les religieux eurent protesté contre ses interprétations « innovantes » du Coran et son rejet des commentaires et de la tradition coraniques. Le Guide est allé jusqu’à affirmer que l’islam autorise ses fidèles à s’adresser directement à Allah. Et que tous les dignitaires religieux ne sont en somme que des intermédiaires superflus. Un an plus tard, il a comparé les militants islamistes « au cancer, à la peste noire et au sida ». Plus récemment, comme s’il cherchait à se brouiller avec le Hamas, qui fut longtemps le bénéficiaire de ses largesses, il a publiquement estimé que les Palestiniens n’ont aucun droit exclusif sur la terre de Palestine et appelé à la création d’un État binational – qu’il propose de baptiser « Isratine » – capable de garantir la sécurité des deux peuples. À ses yeux, les Juifs et les Arabes ne sont pas des ennemis, les uns et les autres étant membres de la même famille biblique.
Au mois de mars dernier, Kadhafi est intervenu par visioconférence dans un colloque organisé par la Columbia University, à New York. Assis devant une carte de l’Afrique, dans une robe violette du plus bel effet, il s’est efforcé de répondre aux critiques : « Vous nous demandez : pourquoi réprimez-vous les oppositions au Moyen-Orient ? Mais parce que celles-ci n’ont strictement rien à voir avec ce qu’elles sont dans les pays développés ! Chez nous, elles ont recours aux bombes, aux assassinats, aux massacres. C’est une attitude socialement rétrograde. »
Sur ce point, au moins, conservateurs et réformistes ne sont pas loin d’être d’accord. « Les fondamentalistes sont une menace pour votre sécurité, mais aussi pour notre mode de vie, explique Chalgham. Ils sont contre l’avenir, contre la science, contre les arts, contre les femmes et contre la liberté. Ils voudraient nous ramener au Moyen Âge. Vous avez peur de leurs actes, nous, nous avons peur de l’idéologie qui sous-tend leurs actes. OK, lisez le Coran une heure par jour si vous voulez, mais si vous n’étudiez pas, aussi, l’engineering, la médecine, les affaires et les mathématiques, comment comptez-vous survivre ? Ces gens ont compris une chose : plus dure sera leur conception de l’islam, plus il leur sera facile de recruter des partisans. »
Cette peur de l’islam radical contribue à expliquer la brutalité de la répression des émeutes de Benghazi, en février, lors de l’affaire des caricatures du Prophète. Un ministre italien ayant cru bon d’arborer sur son tee-shirt les dessins contestés, le consulat de son pays a été incendié. Après que onze manifestants eurent été tués par la police, les violences ont gagné deux autres villes de l’est du pays, où l’emprise de Kadhafi sur le pouvoir a toujours été relativement moins assurée. Apportant de l’eau au moulin de l’opinion internationale, Seif el-Islam a sèchement commenté : « Les protestations étaient une erreur et l’intervention de la police une erreur plus grave encore. » Son père a lui aussi dénoncé le caractère « rétrograde » des violences policières, mais en prenant soin de préciser que les émeutes ne résultaient ni d’une flambée de ferveur islamique ni d’une manifestation de mécontentement contre son régime, mais d’une réaction de colère contre l’ancien colonisateur italien. Il est vrai que plus de 250 000 Libyens – un tiers, environ, de la population – sont morts pendant l’occupation italienne, beaucoup dans des camps de concentration « D’autres Benghazi sont à craindre », a prédit le Guide, peut-être même « des attaques en Italie », si Rome s’obstine à refuser le versement de réparations. Bien sûr, il en irait tout autrement si les Italiens avaient le bon goût de consacrer 3 millions d’euros à la construction d’une autoroute le long de la côte libyenne !
Les chefs de l’opposition en exil sont convaincus que Kadhafi a lui-même mis en scène les émeutes pour arracher des concessions à l’Europe, avant de perdre le contrôle des opérations. En Libye même, l’interprétation qui prévaut est davantage économique : une foule de jeunes sans emploi auraient ainsi trouvé un exutoire à leur colère.
Quoi qu’il en soit, la conséquence la plus immédiate des émeutes a été la démission du Premier ministre Chokri Ghanem et sa nomination à la tête de la NOC. Mais peut-être n’était-ce là qu’un prétexte. À en croire la rumeur, ses jours à la tête du gouvernement étaient de toute façon comptés, son ouverture d’esprit ayant fini par irriter le Guide. « Il a commis trois erreurs fondamentales, m’explique un conseiller de ce dernier. D’abord, il a associé son nom à la réforme et publiquement critiqué la direction. Or, pour accomplir quelque chose dans ce pays, il faut s’efforcer de se rendre invisible et de sublimer son ego. Ensuite, il a cru que la bonne image qui est la sienne à l’étranger suffirait à assurer son maintien au pouvoir : il n’a pas compris que l’opinion de l’Occident ne pèse pas bien lourd ici. Enfin, il n’est pas parvenu à gagner la sympathie des Libyens, parce qu’il n’a jamais paru véritablement concerné par leurs souffrances. Dans la rue, l’annonce de son départ a été accueillie avec soulagement, même si son successeur ne suscite aucun enthousiasme. »
Il va de soi qu’en nommant à la place de Ghanem le très taciturne et très conservateur Baghdadi el-Mahmoudi, Kadhafi a voulu renforcer sa mainmise sur le pouvoir. Plusieurs ministères, à commencer par celui du Pétrole et de l’Énergie, ont été pris dans la tempête. Des responsables en place depuis parfois plusieurs décennies ont été écartés. La récente décision du département d’État de maintenir la Libye sur sa liste noire des États soutenant le terrorisme est à la fois la conséquence et l’une des causes de ce virage.
Le fait que Ghanem, en dépit de ses bonnes relations supposées avec les puissances occidentales, ait été incapable de l’empêcher a naturellement précipité sa chute. Son successeur n’a sans doute pas une réputation de grande intégrité, mais c’est un vieux renard, calculateur et doté d’une exceptionnelle capacité de travail. « Bien qu’il n’appartienne pas aux comités révolutionnaires, il ne ménage pas sa peine pour célébrer la politique du Guide, explique un universitaire libyen-américain. Le rythme des réformes va-t-il diminuer ? Écoutez, Chokri Ghanem avait de très grands projets en ce domaine, mais ses réalisations sont si minces qu’il sera difficile de faire pire. Mahmoudi sait fort bien qu’il est impératif de poursuivre les réformes économiques. Mais les réformes politiques et sociales sont le cadet de ses soucis. »
« Le pouvoir d’Ahmed Ibrahim [l’ancien, et très conservateur, secrétaire général du Congrès général des comités populaires] devrait parallèlement décroître », espère un conseiller de Seif el-Islam. Le fils de Kadhafi va devoir « prendre ses responsabilités », il est « assez grand pour cela ».
« Le cercle de feu : c’est ainsi que nous appelons entre nous l’entourage du Guide, raconte un intellectuel. Approchez-vous un peu trop près du centre, vous serez cruellement brûlé. Approchez-vous encore, vous serez descendu en flammes. » Le « cercle de feu » comprend aussi bien des réformateurs que des partisans de la ligne dure, preuve de l’attirance de Kadhafi pour le chaos. Mais le Guide a beau en parler avec ironie, presque avec dédain, il n’est pas à l’abri des flammes.
Au cours d’un dîner à son domicile, j’ai eu l’occasion d’entendre un très vieil écrivain libyen dénoncer en termes passionnés les injustices du régime. « Kadhafi doit s’en aller, s’est-il emporté. Il a bouffé les meilleures années de ma vie, empoisonné mon âme et mon existence, assassiné des gens que j’aimais. Je le hais davantage que je n’aime ma femme. Trop, c’est trop. Ne vous laissez pas abuser par ses bavardages à propos des réformes. Comme si une réforme était possible tant qu’il sera en place ! Il doit s’en aller, il doit s’en aller, IL DOIT S’EN ALLER ! » Quelques minutes plus tard, j’ai prononcé devant mon hôte le nom d’un responsable de premier plan dont j’espérais obtenir une interview. « Lui ? Il a dîné ici au début de la semaine. » Un silence, puis, dans un haussement d’épaules : « Je ne suis pas d’accord avec lui, mais je l’aime bien. »
Les secrètes accointances entre certains responsables politiques et nombre de leurs plus farouches détracteurs sont pour moi une surprise continuelle. Bien sûr, il s’agit souvent de simple opportunisme, mais pas toujours. J’ai un jour pris un verre – de bière sans alcool, bien sûr ! – au planétarium de Tripoli avec un professeur d’université qui m’avait quelque temps auparavant annoncé que Seif et le Premier ministre allaient se saouler ensemble avant de violer le pays ! Nous avons plaisanté sur l’inefficacité du gouvernement. À un moment, il m’a déclaré d’un air sombre qu’il ne comprenait pas qu’un non-Libyen parvienne à supporter un tel chaos, puis a feint de s’inquiéter pour ma santé mentale : négocier avec le personnel des ministères devait être un calvaire, non ? Un peu plus tard, son visage s’est éclairé :
« Eh ! j’ai trouvé un boulot au ministère. »
Il a levé la main au-dessus de sa tête dans un geste de triomphe. Je me suis étonné de son enthousiasme. Lui, travailler pour ce régime honni ?
« Tu sais, m’a-t-il répondu, il arrive qu’il n’y ait pas d’autre solution. »

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© The New Yorker et Jeune Afrique 2006. Tous droits réservés.

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