Le choix des urnes, la voie des armes

Le président Joseph Kabila et son challenger Jean-Pierre Bemba s’affronteront au second tour de la présidentielle. Mais, à Kinshasa, leurs gardes respectives se sont déjà violemment opposées. Malgré le retour au calme, le processus électoral reste menacé.

Publié le 28 août 2006 Lecture : 7 minutes.

La période qui s’ouvre s’annonce périlleuse. Les 25 millions d’électeurs congolais devraient retourner aux urnes le 29 octobre afin de départager le chef de l’État sortant, Joseph Kabila, et l’un des vice-présidents, Jean-Pierre Bemba. D’ici là, le processus électoral ne tient qu’à un fil. Après les agitations de la campagne suivies du scrutin placé sous très haute surveillance le 30 juillet dernier, l’annonce des résultats le 20 août a mis le feu aux poudres. Les violents affrontements à Kinshasa entre la garde du président et celle de son désormais seul challenger ont fait au moins vingt morts et ont donné un aperçu de l’extrême tension qui règne entre les deux camps.
Pendant trois jours, jusqu’à l’accord conclu le 22 août entre les deux parties sous les auspices de la Mission des Nations unies (Monuc), qui prévoit le cantonnement des troupes dans la capitale, Kinshasa a pris des allures de ville morte. La République démocratique du Congo a bien failli basculer dans le chaos.
Du côté présidentiel, on prétend avoir répliqué à une tentative de déstabilisation. « Deux gardes républicains ont été faits prisonniers, et le Palais de la nation a été visé », affirme le directeur de cabinet à la présidence, Léonard She Okitundu. Réputé calme et conciliant, « le président Kabila s’est montré implacable en recourant à la force, mais il a perdu des points auprès de la communauté internationale », analyse un observateur. « On a voulu nous éliminer. Les attaques menées contre les résidences de Jean-Pierre Bemba le prouvent », estime pour sa part le directeur de campagne du Mouvement de libération du Congo (MLC), Fidèle Babala.
Douze diplomates, venus rencontrer Bemba le 21 août pour appeler au dialogue, se sont, eux, retrouvés bloqués pendant près de six heures à son domicile en raison de tirs nourris aux abords de la résidence. Le chef de la Monuc, William Swing, et les ambassadeurs présents ont fini par être exfiltrés par les Casques bleus et les soldats européens de l’Eufor. Parmi eux, « certains étaient très agacés ». Les appels téléphoniques du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, aux belligérants, une rencontre le lendemain entre les ambassadeurs et Joseph Kabila, ainsi qu’une intense pression internationale ont permis de ramener le calme. Mais l’arithmétique électorale issue du premier tour, incertaine, est propice à tous les débordements.
En tête avec 44, 8 % des suffrages (7,5 millions de voix), Joseph Kabila dispose d’une marge d’avance. Mais malgré son score de 20,03 % (3,3 millions de voix), Jean-Pierre Bemba espère combler son retard. « À présent, les compteurs sont à zéro et nous entrons dans une nouvelle phase au cours de laquelle les alliances et les reports de voix vont jouer un rôle déterminant », explique un proche du candidat MLC. « Le chef de l’État n’a aucun intérêt à ne pas aller au second tour. Tout le donne gagnant », rétorque She Okitundu pour démentir l’accusation selon laquelle le clan Kabila aurait tenté de bloquer le processus électoral. L’écart entre les deux adversaires est de 4,2 millions de voix. Or les 7,5 millions d’abstentionnistes sont autant d’électeurs mobilisables qui pourraient faire la différence. Quant au total des suffrages obtenus par les 31 autres candidats du premier tour, il s’élève à 6,1 millions de voix.
Arrivé troisième, Antoine Gizenga en a obtenu 2,2 millions. Le patriarche, qui fut vice-Premier ministre de Patrice Lumumba en 1960, est en position de négocier ce réservoir, alors qu’une partie de la presse congolaise le présente déjà comme le prochain chef de gouvernement. Celui qui a connu l’exil sous Mobutu et le mépris sous les présidences de Laurent-Désiré Kabila et de son fils est devenu l’arbitre incontournable du second tour. Avec deux arguments de poids. D’abord, son électorat constitué de partisans disciplinés et fidèles appliquera à la lettre toute consigne de vote. Largement en tête dans le Bandundu avec 80 % des voix, il est ensuite l’une des clés du succès dans la capitale, où une partie de la population est originaire de cette province. « Nous sommes les véritables vainqueurs du premier tour. Ni Kabila ni Bemba ne nous sont proches, mais nous sommes prêts à participer à un gouvernement de large coalition », avance déjà Sylvain Ngabu, le secrétaire permanent du Parti lumumbiste unifié (Palu). Et d’avertir : « Nous envisageons toutes les hypothèses, l’abstention ou l’appel à voter en faveur de l’un ou l’autre. » Voilà les deux protagonistes prévenus, alors que les discussions entre états-majors vont bon train.
Dans une moindre mesure, le candidat arrivé en quatrième position avec 4,7 % des voix, l’héritier François-Joseph Nzanga Mobutu, compte aussi tirer quelques ficelles. « Il n’a jamais été question de vengeance contre la famille Kabila », affirme un proche du leader de l’Union des mobutistes (Udemo). Mais les liens qui unissent le jeune Mobutu à son beau-frère Jean-Pierre Bemba pourraient faire pencher la balance. D’autant que, durant la campagne, le vice-président congolais n’a eu de cesse de vouloir séduire les nostalgiques du maréchal défunt.
L’enjeu du second tour concerne aussi la province du Kasaï oriental et celle du Kasaï occidental, où le cancérologue venu des États-Unis, encore inconnu il y a quelques mois, Oscar Kashala effectue une percée remarquée en remportant respectivement 17,8 % et 17,7 % des voix. « Pour l’instant, on attend et on regarde, mais nous sommes confrontés à un dilemme », estime Lilly Tshimpumpu, la porte-parole d’Oscar Kashala. « Aucun des deux candidats n’incarne, selon nous, une véritable alternative susceptible de redresser le pays. » Les deux provinces situées dans le centre du pays comptent plus de 4 millions d’électeurs mais ont enregistré une très forte abstention le 30 juillet en raison de la non-participation de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) d’Étienne Tshisekedi. « Celui qui aura l’UDPS aura la victoire », avance Aka Mantsia, l’un des plus proches collaborateurs du célèbre opposant. « Quiconque veut l’emporter doit s’approcher de nous. Nous sommes prêts à dialoguer. » S’il est impossible d’évaluer précisément le poids électoral de l’UDPS, bon nombre de ses militants ont déjà apporté leurs voix à Jean-Pierre Bemba dans la capitale et sont prêts à se mobiliser dans les deux Kasaïs s’ils reçoivent un mot d’ordre de Tshisekedi.
L’autre enseignement du 30 juillet confirme la coupure du pays en deux zones clairement délimitées. Si cette fracture électorale représente une menace pour l’unité nationale, elle implique surtout une redéfinition des stratégies de campagne. Dans les provinces de l’Est et du Sud, qui rassemblent 11,5 millions d’électeurs, le verdict semble sans appel. Kabila a obtenu 70,2 % des voix dans l’Orientale, 77,7 % au Nord-Kivu, 94,6 % au Sud-Kivu, 89,8 % au Maniema et 77,9 % au Katanga. À l’Ouest et au Nord (plus de 10 millions d’électeurs), la situation est en revanche plus nuancée même si Bemba est en tête dans le Bas-Congo (36,2 %), à Kinshasa (49 %) et dans l’Équateur (63,7 %). Pour le reste, la multitude des postulants a causé une dispersion des voix.
L’heure est donc aux rassemblements sur fond de radicalisation des discours. Le camp Bemba continue d’agiter la fibre nationaliste et de réactiver les réseaux mobutistes pour donner naissance à une véritable et forte coalition « Tout sauf Kabila » (TSK). En face, « on a réagi trop tard aux insultes de Bemba. À présent, on va dénoncer ses mensonges et son passé trouble d’hommes d’affaires », prévient Vital Kamehre, le secrétaire général du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD, formation présidentielle). Ce dernier souhaite par ailleurs « consolider les acquis dans l’Est, mais surtout conquérir l’Ouest, délaissé durant la campagne du premier tour ». Placés aux avant-postes au sein de l’Alliance de la majorité présidentielle (AMP), André-Philippe Futa, Antoine Ghonda et Olivier Kamitatu, censés ratisser des voix dans les provinces occidentales, apprécieront cette pique. Surnommé « l’attaquant de base et de pointe du président Kabila », Kamehre n’a guère apprécié la « promotion » de ces trois hommes. Au sein de l’Alliance, les rivalités pour le poste de Premier ministre s’enveniment et menacent l’unité affichée de l’équipe présidentielle.
Dans ces conditions, si le pire a été évité, la campagne du second tour débute sous de mauvais auspices. « Le chef de l’État et le vice-président se sont engagés à respecter le verdict des urnes », ose croire un diplomate. Sans manquer d’ajouter : « Dans l’entourage de Kabila, certains semblent décidés à ne pas perdre le pouvoir. Quant à Bemba, on peut se demander s’il n’a pas multiplié les provocations pour ensuite se présenter en victime. » L’accord prévoyant le retrait de la garde présidentielle et celle du vice-président doit être considéré comme un geste d’apaisement. Encore faudrait-il que cette trêve tienne jusqu’au 29 octobre. « C’est trop long, et les risques de dérapages sont trop importants », estime Kamehre. La Constitution prévoit d’ailleurs un délai de quinze jours pour la tenue du second tour après la proclamation officielle des résultats par la Cour suprême, prévue à la fin du mois. L’impression des bulletins en Afrique du Sud et l’organisation conjointe d’élections provinciales ont reporté l’échéance au 29 octobre. Il serait dommage que ces questions techniques puissent saboter l’exercice démocratique et faciliter la tâche de ceux qui n’ont pas abandonné le choix des armes.

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