La Rue Monsieur

Nommé ministre de la Coopération dans le gouvernement d’Édouard Balladur, il vit la dévaluation du franc CFA et se découvre une passion pour l’Afrique.

Publié le 28 août 2006 Lecture : 8 minutes.

Au lendemain de la nomination d’Édouard Balladur au poste de Premier ministre, qui consacre la victoire de l’opposition aux élections législatives et entame ce que l’on appelle la seconde cohabitation, la rumeur court que je pourrais faire partie de son gouvernement, mais je n’en ai aucune confirmation.
Deux jours plus tard, Jacques Chirac me convoque. Il est 19 heures. Jacques Friedmann, qui conseille le maire dans les moments délicats, m’accueille dans l’immense pièce en prononçant ces mots que je n’oublierai jamais : « Bonjour, Monsieur le Ministre de la Coopération. » Le maire, les pieds sur son bureau, me confirme la nouvelle au cours d’un bref entretien entrecoupé de conversations téléphoniques. Je remercie et retourne dans mon bureau où je reste un moment silencieux, seul devant cet événement. []
J’arrive au 20, rue Monsieur, près des Invalides. La passation des pouvoirs avec mon prédécesseur est sommaire : « Bonjour. Bienvenue. Il n’y a pas de problème particulier aujourd’hui. Si vous souhaitez des précisions, mon directeur de cabinet est à votre disposition. Voilà, pour ma part, je rejoins ma mairie. » Et, paisible, Marcel Debarge s’en va. J’entrevois les membres de son cabinet et tout le monde disparaît vers 17 heures. Je me retrouve seul dans ce bureau qui sera le mien pendant presque deux ans. []
Très vite arrivent les coups de fil de félicitations, parmi lesquels ceux du général Eyadéma du Togo et du président Lissouba du Congo. La conversation commence toujours par les congratulations d’usage, puis : « Bravo, mais voilà, il y a quand même des problèmes. Il faut nous aider ! » Heureusement, j’ai été bien préparé à ce genre de situation dans le corps préfectoral. Il faut s’adapter vite et régler plusieurs questions dans l’urgence avec les bons réflexes. Dans ces deux pays, des processus électoraux sont en cours et le ministère de la Coopération doit s’y intéresser. Il ne peut y avoir de césure dans l’action politique de la France. []
Sur le plan économique, la situation est peu encourageante. Le taux de croissance est négatif et la zone franc va mal. La remarque d’un technocrate me fait sourire : « Le paysage économique, Monsieur le Ministre, est contrasté. » En effet !
La relance des économies africaines offre et offrira des opportunités croissantes pour les intérêts français. Il ne faut pas oublier que ce continent est celui qui reçoit le plus d’aide internationale par habitant et que les financements internationaux ont un taux de retour positif pour les entreprises françaises : leur chiffre d’affaires cumulé en Afrique est égal à cinq fois le montant de l’aide publique à cette même région du globe. Il est essentiel de conserver les positions acquises par nos entreprises dans les pays francophones.
La France doit continuer à être l’avocate de l’Afrique au sein de l’Union européenne pour que les marchés s’ouvrent à ses produits, mais il faut aussi que les entreprises françaises s’engagent sur la voie d’un véritable partenariat.
Nous devons également lutter contre le retrait des réseaux bancaires. En Afrique comme ailleurs, la nature a horreur du vide. Si les réseaux financiers réputés se retirent, ils seront remplacés par des circuits et des capitaux sans doute plus opaques.
Je découvre la complexité de la position de ce ministère, dont la situation au sein de la structure gouvernementale est originale. Il lui faut naviguer entre Bercy, la rue Saint-Dominique et le Quai d’Orsay. En effet, la Coopération n’est pas toujours un ministère de plein exercice et le Quai d’Orsay est frustré d’une tutelle qu’il exerçait auparavant sur elle. Cela indique déjà la complexité et la pluralité des acteurs de la politique de coopération. Son titulaire doit se battre sur plusieurs fronts pour rester l’ambassadeur de l’Afrique auprès du gouvernement français. Je l’ai fait, en dépit des propos ironiques tenus à mon sujet : « Il a parfois tendance à se prendre pour le ministre des Affaires étrangères de l’Afrique ! »
De surcroît, dans le contexte particulier de la seconde cohabitation et de la guerre fratricide qui divise le RPR en opposant Jacques Chirac et Édouard Balladur, l’Afrique est un des enjeux. Balladur ne veut pas laisser le terrain libre à Chirac. Une situation très difficile à vivre.
Le franc CFA

Fin 1993, la dette africaine dépasse le PNB du continent (108 %), l’aide publique au développement représente plus du dixième du revenu national, et les États ne peuvent financer leurs dépenses de fonctionnement courant que grâce à l’aide extérieure. La Banque mondiale se retrouve principal créancier de nos partenaires.
La France, pour sa part, assure la couverture des déficits budgétaires, contribue au remboursement par les États des prêts octroyés par les bailleurs de fonds. Objectivement, l’aide française finance les salaires d’une fonction publique pléthorique mais reste insuffisante pour satisfaire les besoins d’investissement de l’instrument productif. Plus grave encore, cette aide est utilisée pour rembourser, sans contrepartie, les créances de la Banque mondiale. Ce constat me fait déclarer à plusieurs reprises à nos partenaires : « Je ne suis pas le caissier de l’Afrique. Je ne viens pas faire les fins de mois. » Le moins que l’on puisse dire est que ce ton leur paraît nouveau !
Dans un article intitulé « Une solidarité exigeante », Édouard Balladur résume la situation : « Aujourd’hui, plus de la moitié de notre aide aux États est consacrée à payer des dépenses de fonctionnement. [] La Banque mondiale [] reçoit plus de l’Afrique qu’elle ne lui prête. » Dans ces conditions, la seule solution raisonnable réside dans un réajustement monétaire permettant d’augmenter la compétitivité des productions africaines. Pour rendre confiance aux investisseurs en assainissant les économies des États d’Afrique francophone, il faut redonner au franc CFA une valeur qui ne soit pas artificielle. Il ne reste plus qu’à agir et surtout à convaincre ! En cela, l’aide du président de la République du Sénégal sera déterminante et riche d’enseignements.

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Abdou Diouf

Ce qui frappe le plus lors d’une première rencontre avec le président Abdou Diouf est son extrême délicatesse et l’amabilité sincère de son accueil. Il sait mettre son hôte à l’aise dans ce grand palais qui a été autrefois celui des gouverneurs. Ici, ni marbres, ni dorures, ni climatisation. L’air de l’Atlantique circule librement à travers les baies ouvertes sur le jardin. Les rideaux se balancent légèrement au gré des courants d’air. Le président n’est pas gêné par sa haute taille. Bien au contraire, sa prestance le fait se mouvoir avec élégance. Sa méthode de gouvernement est pragmatique. Ce chef d’État, à l’écoute de son peuple et de la nation sénégalaise, incarne, après Senghor, la tradition démocratique de son pays. À l’occasion de nos discussions, il n’oublie jamais d’évoquer les Sénégalais. Cette préoccupation constitue la marque du « patron », comme on dit affectueusement en Afrique.
Les réunions officielles sont toujours simples. Assis sur le même canapé que le président, le visiteur se tient très droit pour paraître moins petit ! Dans le salon d’honneur, les participants peuvent s’exprimer. Parfois, le regard présidentiel se porte au loin, mais rien ne lui échappe. Les repas sont sans prétention. Cette absence de faste est un signe de l’état d’esprit d’Abdou Diouf. Seule originalité, à l’issue du déjeuner, les invités se rassemblent dans un coin de la salle pour écouter, au garde-à-vous, un musicien jouer sur sa cora les hymnes sénégalais et français. Mélange de tradition et d’étiquette.
Durant les périodes délicates de mes fonctions ministérielles, le président Diouf a été l’interlocuteur que j’ai pu solliciter pour lui demander des avis. Il n’a jamais hésité à me dire ce qu’il pensait, avec beaucoup de finesse. Il aura été l’un de ceux qui m’ont aidé à découvrir, d’une façon peut-être plus subtile, les réalités africaines. Les nombreux entretiens que nous avons eus ont été formateurs. Dans son langage clair et précis, il m’a aidé à accomplir ma mission dans de bonnes conditions. Suivant la grande tradition africaine, le président Diouf a constamment pris en compte les remarques des uns ou des autres, portant une grande attention aux arguments de ses interlocuteurs. Il est de ceux qu’il faut écouter.
Si le Sénégal joue un rôle international incontestable, c’est au successeur de Léopold Sédar Senghor qu’on le doit. Lors de chaque crise internationale grave, les premiers à répondre présents au sein de l’ONU ou dans le cadre de relations bilatérales privilégiées avec la France sont les Sénégalais.
L’idée de la dévaluation du franc CFA remonte en fait à 1991 et trouve son origine dans le constat de l’impasse financière dans laquelle s’engage l’Afrique francophone. La France, ne pouvant plus assumer seule la dette africaine, décide de sortir de cette situation. En juillet 1992, la première tentative est un échec cuisant. Pourtant, le dossier était techniquement mûr, l’entourage du ministre de la Coopération de l’époque, Marcel Debarge, d’accord et celui du président Mitterrand favorable. Mais il n’y avait eu aucune concertation préalable avec les dirigeants africains. Trente minutes de conversation entre trois leaders – Abdou Diouf, Omar Bongo, Félix Houphouët-Boigny – ont suffi au président Mitterrand pour mesurer la forte réticence africaine. Le projet est enterré.
Le dîner au restaurant du Méridien est lugubre. Les Français sont regroupés, coupés des Africains. D’habitude, on peut faire du bilatéral, convaincre certains, négocier par la bande. Cette fois, nous nous heurtons à un mur. Pourtant, nous ne pouvons échouer, mais Paris réagit lentement, les réponses à nos questions tardent. Cela n’a rien d’original, il en est toujours ainsi dans les négociations, le temps est une arme. C’est dur à supporter. La nuit est courte.
Le 12 janvier, en début d’après-midi, les chefs d’État, réunis dans une petite salle, nous paraissent moins tendus. Ils nous font part de leur décision, prise collectivement, d’accepter la dévaluation. Le président Bongo est encore et toujours incisif et amer. Nous palabrons, prenons en compte quelques-unes de ses ultimes demandes. Chacun cherche à défendre ses intérêts.
À 18 heures, les gouverneurs des banques centrales, que nous encadrons avec Mme Marshall et Michel Camdessus, annoncent la dévaluation du franc CFA. Cette fois, pas d’adieux. Les porteurs de mauvaises nouvelles que nous sommes ne verront pas les chefs d’État. Serrés dans un Falcon 50, nous retournons à Paris, tentons de décompresser dans l’avion en humant, avant de le boire, un château-batailley, le bordeaux des long-courriers. Nous somnolerons jusqu’à l’atterrissage. À 4 h 30, nous sommes à Villacoublay. Fin de mission.
Cette dévaluation était nécessaire. Plusieurs fois reportée, il fallait le courage politique de la décider. Sous l’autorité d’Édouard Balladur, nous l’avons faite.

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