« La migration maghrébine n’est pas plus importante que celle des Italiens ou des Espagnols »

François Héran, auteur d’une récente étude publiée par l’Institut national d’études démographiques (INED), replace les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas et fait le point sur la situation en Afrique du Nord et au Maghreb. D’après lui, la prophétie selon laquelle « un quart des habitants d’Europe seront africains en 2050 » est scientifiquement fausse.

Des migrants tunisiens à Paris, en 2011 (archives). © Michel Euler/AP/SIPA

Des migrants tunisiens à Paris, en 2011 (archives). © Michel Euler/AP/SIPA

Arianna Poletti

Publié le 17 septembre 2018 Lecture : 4 minutes.

Non, l’Europe ne comptera pas 200 millions d’Africains dans 30 ans. Le démographe François Héran invalide la thèse d’une invasion imminente, et conteste la théorie de « la ruée vers l’Europe » de Stephen Smith – selon ce professeur à l’Université de Duke aux États-Unis, auteur en 2003 de Négrologie, l’Europe « va bientôt s’africaniser ».

Pour le titulaire de la Chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France, l’ordre de grandeur est cinq fois moindre. Et si les Maghrébins « émigrent deux fois plus que les Subsahariens, en aucun cas cette théorie tient la route. Ils occuperont une place grandissante dans les sociétés du Nord, tout en restant très minoritaires. » Et s’il n’y a que 3% des Subsahariens qui se déplacent, la migration maghrébine n’est pas plus importante que celle en provenance du sud de l’Europe.

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>>> À LIRE – Stephen Smith : « L’Europe va s’africaniser, c’est inscrit dans les faits »

Jeune Afrique : Dans votre rapport, vous contestez la théorie selon laquelle « un quart des habitants d’Europe seront africains en 2050 ». Pourquoi cette affirmation est-elle le fruit d’un calcul inapproprié ?

François Héran : Ces annonces fracassantes reposent sur un modèle de vases communicants qui méconnaît des données de base. Premièrement, on a l’idée que les populations des pays les plus peuplés vont se déverser dans les pays moins peuplés. C’est la théorie du « suicide démographique de l’Europe ».

Elle est complètement fausse, comme nous l’avons démontré dans cette étude. J’ai utilisé une base de données sur les diasporas – la Base bilatérale des migrations de la Banque Mondiale de 2017 – qui permet de mesurer combien de personnes d’un pays A habitent aujourd’hui dans un pays B. En exploitant ces sources, on découvre que les pays les plus féconds envoient une petite portion de migrants par rapport à d’autres.

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La deuxième idée fausse, c’est que la migration est la misère du monde. Au contraire, ce sont les pays de niveau moyen, de richesse émergente, qui émigrent le plus. L’Afrique subsaharienne émigre peu, en raison même de sa pauvreté. Les migrants subsahariens occuperont une place grandissante dans les sociétés du Nord, tout en restant très minoritaires – entre 3% et 4% de la population vers 2050, soit très loin des 25% redoutés.

Vous expliquez dans votre rapport que « la plupart des migrants subsahariens restent dans leur région, contrairement aux migrants maghrébins ».

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Il y a en effet une différence de comportement considérable entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne. Il faut souligner qu’il n’y a que 3% des Subsahariens qui émigrent, dont 70% à l’intérieur du continent et 15% vers l’Europe. Quant à l’Afrique du Nord, le taux grimpe à 5%, et même à 6,4% si on ne considère que les trois pays du Maghreb.

En effet, 5,7 millions de Maghrébins vivent à l’extérieur. Soit le même effectif que la population migrante venue d’Europe du Sud. La migration maghrébine n’est pas plus importante que celle des Italiens, des Portugais ou des Espagnols.

C’est important de faire ce genre de rapprochement, afin de replacer les migrations africaines dans un panorama mondial et se dire qu’il n’y a pas une exception africaine ou maghrébine. Les migrations des pays du Sud sont une manifestation ordinaire de la mobilité et doivent être recontextualisées. Elles sont même moins importantes que dans certaines parties de l’Europe comme les Balkans (22%).

Cette théorie alarmiste de « ruée vers l’Europe » n’a aucun fondement. Ce propos est irresponsable et crée une panique injustifiée

Comment explique-t-on ce taux d’émigration plus élevé au Maghreb ?

En excluant les Égyptiens et les Libyens, qui partent en majorité vers le Golfe, les Maghrébins migrent deux fois plus que les habitants de l’Afrique subsaharienne. Ils ne se déplacent pas d’un pays à l’autre, mais plutôt vers le Nord. Les accords de libre circulation, notamment en Afrique de l’Ouest, facilitent aussi le fait que la migration subsaharienne reste subsaharienne, alors qu’il n’y a que 1% des Maghrébins qui migre vers un autre pays de la zone.

À l’intérieur même du Maghreb, il y a différents comportements liés à l’histoire de chaque pays, et notamment à la colonisation. 90% des Algériens émigrent en France, avec qui le lien reste presque exclusif. Pour ce qui est des Marocains et des Tunisiens, c’est différent. Les Marocains ont des destinations beaucoup plus diversifiées, alors que les Tunisiens émigrent essentiellement en France ou en Italie.

En ce qui concerne la migration subsaharienne comme maghrébine, peut-on parler de « ruée vers l’Europe », comme le soutient Stephen Smith ?

Cette théorie alarmiste n’a aucun fondement. Je trouve que ce propos est irresponsable et crée une espèce de panique injustifiée, qui ne s’appuie pas sur des données sérieuses. L’idée de « ruée vers l’Europe » est que si l’Afrique était aussi développée que le Mexique, les Africains émigreraient comme les Mexicains. Mais le niveau de développement du Mexique reste très au-dessus, et il est totalement impossible d’imaginer une telle situation en Afrique dans les prochaines trente années. En ce qui concerne l’Afrique du Nord, c’est une zone qui a progressé à bien des égards, où la natalité a notamment beaucoup reculé.

Dans les deux cas, il n’existe donc aucune raison de croire à un « remplacement » ou à une « invasion ». Les migrants provenant d’Afrique seront plus nombreux en 2050, mais on parle de pourcentages minimes. Nourrir le débat public avec des faits aussi vraisemblables que possible, appuyés sur des statistiques sérieuses, permettra d’élaborer des politiques migratoires rationnelles qui ne seront pas fondées sur des peurs ou des fantasmes.

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