Dorra Bouzid
Première journaliste tunisienne
Béchir Ben Yahmed avait créé le 23 mai 1955 dans le numéro 5 de l’hebdomadaire L’Action (futur Afrique Action puis Jeune Afrique) une rubrique, « Leila vous parle », rédigée par lui et ses collaborateurs. M’ayant rencontrée à Paris, étudiante en pharmacie, militante nationaliste, féministe et journaliste en herbe dans La Voix de l’étudiant, BBY avait reconnu en moi, parmi les deux ou trois étudiantes tunisiennes à l’étranger, celle qui allait donner sa concrétisation féminine à cette deuxième « Leila ». Il me demanda alors de prendre la relève à partir de Paris, toujours sous le pseudonyme de « Leila ».
J’acceptai avec fougue, malgré les risques, grands à une époque où les femmes étaient brimées et occultées par les Tunisiens autant que « les Arabes » l’étaient par les colons, et commençai dès le numéro 8, le 13 juin 1955, avec ce titre provoquant : « Appel pour le droit à l’émancipation ».
C’est ainsi que, tout en terminant mes études de pharmacie, un an avant l’indépendance et le code du statut personnel, seule fille de l’équipe du journal, je me lançai passionnément et bénévolement dans la bataille médiatique féministe. De Paris, je bombardais la rédaction de billets incendiaires où je tirais à bout portant contre tout ce qui était rétrograde et aliénait ma liberté et celle de mes surs opprimées.
Combien de fois n’ai-je pas entendu tonner les injures et les menaces contre cette maudite « Leila » qui osait réclamer des choses subversives insupportables et à qui, si on la tenait, « on ferait un sort ». Mon courrier – le plus abondant du journal – oscillait entre la haine hargneuse et la solidarité admirative. « Leila vous parle » devint très vite une page féministe professionnelle, la première de l’histoire de la Tunisie et du monde arabo-africain, « L’action féminine ».
J’y réclamais l’émancipation, la monogamie, le droit de disposer de son corps, le droit au travail, à l’instruction Bref, l’égalité totale. J’y saluais la première élection de femmes au Néo-Destour, l’abolition du voile dans les écoles et, enfin, le révolutionnaire code du statut personnel, du 13 août 1956, « offert à nous, écrivais-je dans une double page spéciale, et qu’il fallait mériter, imposer et appuyer » (n° 65, 3 septembre 1956).
J’ai eu l’immense joie de vivre ce fabuleux « 13 août » non seulement comme une jeune fille libérée brusquement des atroces jougs ancestraux, mais aussi comme journaliste. Folle de joie comme toutes mes surs de tous âges, je suis descendue avec elles dans la rue pour acclamer et appuyer cette promulgation – scandaleuse pour les âmes bornées. Et pour témoigner, dans une double page spéciale demeurée célèbre, sous le titre général : « Les femmes tunisiennes sont majeures ». Tout d’abord, un éditorial soulignait la collaboration à l’élaboration du CSP de deux cheikhs, Abdelaziz Djaït et le recteur de la Zitouna, Tahar Ben Achour : « Le code est-il incompatible avec la religion ? » Sous leur photo, les deux cheiks déclaraient : « Nous sommes dans une période qui doit montrer que la religion peut s’adapter : l’essentiel est l’évolution. Et respecter l’esprit de l’islam. » Une mémorable polémique devait suivre !
Un grand reportage rapportait les réactions des filles et des garçons qui sillonnaient la ville en chantant. Il y avait aussi ceux qui étaient interloqués, inquiets. Celles qui étaient, hélas, « indifférentes », ou seulement « bien contentes ». Et celles qui auraient « préféré que Si Lahbib donne du travail à leur mari ».
Quant à nous, les nouvelles libérées, nous vivions ce moment comme une révolution. En ce 13 août fabuleux, quelque cinq mois seulement après la première libération, celle de l’Indépendance, nous abordions avec ivresse cette seconde délivrance : fini la tutelle masculine, l’horrible épée de Damoclès de la répudiation et de la polygamie, le cauchemar des mariages imposés, etc.
Avec ce nouveau code révolutionnaire, mes vux les plus chers étaient comblés. Le combat devait se déplacer, répétais-je, vers un féminisme constructif : « On nous a offert la liberté sur un plateau, écrivais-je. Maintenant, il faut la mériter, l’imposer et l’appliquer. Tout est à faire. » La Tunisie est toujours le seul pays arabe qui reconnaît l’égalité des sexes. Mais la vigilance doit rester. Les retours en arrière sont toujours possibles. Les mentalités rétrogrades ne sont jamais totalement éradiquées. Et dans notre CSP, il y a des lacunes. Encore des droits à établir
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