Cauchemar turkmène

Les habitants de cette ancienne république soviétique vivent sous l’une des pires dictatures du monde. Celle de Saparmourad Niazov, dont la mégalomanie le dispute à la cruauté.

Publié le 28 août 2006 Lecture : 10 minutes.

La scène se passe en 2003 à Achkhabad, la capitale du Turkménistan. Pour avoir le droit de conserver son poste à l’Université, une enseignante en mathématiques doit passer un concours. Le fonctionnaire qui préside le jury lui demande : « Comment s’appellent le père et la mère du cheval du président ? » Habituée à devoir citer le nom des parents du chef de l’État turkmène, elle ne flaire pas le piège et bafouille les prénoms des géniteurs de Saparmourad Niazov. Crime de lèse-majesté : l’enseignante rejoindra les 70 % de chômeurs de l’ancienne république soviétique de la mer Caspienne.
Même lieu, même année. Celui qui se fait appeler Turkmenbachi (« Père de tous les Turkmènes ») prononce un discours devant les étudiants en agriculture. Il dit tout son mépris des dents en or, très prisées dans la région. Le lendemain, les jeunes doivent faire la queue devant leur professeur. Chacun à leur tour, ils ouvrent grand la bouche. Les possesseurs de couronnes dorées sont priés d’aller sur-le-champ les faire remplacer par des prothèses blanches, sous peine d’être exclus de l’Université.
Ces anecdotes pourraient prêter à sourire si elles étaient sorties de l’imagination d’un auteur de politique-fiction. Mais au Turkménistan, un pays de la taille de l’Espagne situé au nord de l’Iran et de l’Afghanistan, où l’absurde n’a d’égal que la cruauté du pouvoir en place, ces scènes forment le quotidien des cinq millions d’habitants de l’une des pires dictatures du monde
Au centre de ce cauchemar, Saparmourad Niazov, un petit homme trapu, à la tête carrée et aux cheveux teints noir de jais. Né en 1940, il est placé en orphelinat à l’âge de 8 ans. Son père est mort au champ d’honneur dans l’armée Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa mère et ses deux frères ont disparu dans le tremblement de terre qui a rasé la capitale de la République socialiste soviétique du Turkménistan (RSST) en 1948, faisant 100 000 morts.
Timide et appliqué, le pupille est repéré par ses professeurs qui l’envoient à l’École polytechnique de Léningrad, en filière « énergie ». Logique pour un jeune homme issu d’une terre qui possède une des plus grandes réserves de gaz naturel de la planète et en est le quatrième producteur mondial. Niazov est ambitieux : le soir et le week-end, il travaille à l’usine comme ouvrier-fondeur pour se faire remarquer des hiérarques du Parti communiste. En 1970, son diplôme en poche, il rentre chez lui et devient un des apparatchiks du Comité central du PC de la RSST. Sa carrière est facilitée par son mariage avec une Russe et par son statut d’orphelin, garantie d’indépendance vis-à-vis des cinq grandes tribus locales dont Moscou se méfie. Son ascension est fulgurante : en 1980, il est premier secrétaire du Parti communiste turkmène avant d’être nommé, cinq ans plus tard, Premier ministre par Mikhaïl Gorbatchev.
En 1991, le Turkménistan fait sécession, profitant du mouvement de dislocation de l’Union soviétique. L’année suivante, Niazov troque ses habits de président du Soviet suprême turkmène pour ceux de président du Turkménistan, à l’issue d’une élection qui lui offre 99,5 % des suffrages. Depuis, il a été deux fois (!) réélu président à vie, « contre [sa] volonté et sous la pression populaire » (selon ses propres mots), avec 99,99 % des voix.
Bon disciple, Niazov a parfaitement retenu les leçons de ses maîtres communistes, en y introduisant une forte touche personnelle, à la manière de Mao Tsé-toung ou de Kim Jong-il. Depuis 1992, il s’emploie à liquider tous les actifs de la période soviétique, hormis, évidemment, l’existence du Turkménistan lui-même, car ce sont les Russes qui l’ont inventé en 1924, en réunissant cinq zones tribales. L’enseignement du russe est progressivement interdit, le turkmène devenant l’unique langue autorisée. Le Parti communiste est remplacé par le Parti démocratique du Turkménistan, seule formation politique légale. La Chambre des députés laisse la place à deux instances : le Conseil national (2 500 délégués) et le Parlement (50 sièges), dont les membres sont à la fois élus par la population et « approuvés » par Niazov. La purification nationaliste interdit également à la fonction publique d’employer des Turkmènes ayant un ascendant russe, arménien ou ukrainien parmi leurs arrière-grands-parents, grands-parents ou parents. Même les systèmes sanitaire et éducatif, qui constituaient les deux apports les plus positifs du système soviétique, sont progressivement démantelés.
La plupart des hôpitaux construits par les Russes dans les cinq provinces sont subitement fermés, « parce qu’ils ne servent à rien ». Seule solution pour se faire soigner, rejoindre la capitale, où ont été construits des hôpitaux flambant neufs. Problème : pour passer d’une région à l’autre, il faut des autorisations difficiles à obtenir
De toute façon, les médecins de province n’avaient plus les moyens d’y exercer leur métier, privés de matériel et de médicaments par le pouvoir central, si bien que même les maladies bénignes n’y étaient plus correctement soignées. Quant aux meilleurs médecins, souvent formés à l’étranger (en particulier en Russie), il leur devient impossible de passer les portes d’un établissement de soins, car tout diplôme glané hors du pays est synonyme d’interdiction de pratiquer ! Et comme toute règle exige son exception, huit praticiens allemands se relaient aux côtés du tyran, qui est, à 66 ans, suivi pour des problèmes cardiaques et a récemment été opéré de la cataracte.
La rumeur le dit-elle mourant ? Niazov prend un décret fixant le début de la vieillesse, définie comme la fin de la période « créative », à 85 ans. Au Turkménistan, où 58 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté (35 % pour la Russie), l’espérance de vie des hommes peine à dépasser 60 ans Quant au semblant de couverture sociale, il est en passe de disparaître totalement du paysage. En janvier 2006, 100 000 pensions de retraite ont cessé d’être versées sur un trait de plume du « Père de tous les Turkmènes », et 250 000 ont également été réduites à leur plus simple expression.
En réponse aux timides protestations populaires (une statue du despote a tout de même eu les bras coupés et a été recouverte d’excréments, dans l’ouest du pays), Niazov vient de réformer, en avril, ce qui restait de l’accès au système de santé publique, augmentant le « ticket modérateur » pour le rendre inaccessible à l’immense majorité des Turkmènes. La tuberculose, qui avait été éradiquée sous l’ère soviétique, est récemment réapparue dans les bidonvilles où errent des hommes squelettiques, expropriés sans indemnisation pour permettre la construction d’un palais ou d’une autoroute
Les mêmes causes ont produit les mêmes effets dans l’éducation. Tous les lieux à dimension culturelle, à l’exception de l’opéra, ont fermé : ballets, salles de cinéma, cirques, Académie des sciences, Bibliothèque nationale, écoles de danse ou de théâtre. Même sort pour les jardins d’enfants, qui ont été interdits dans les zones rurales. Le nombre d’étudiants (30 000 avant l’indépendance) a été fixé, par décret, à 3 000, et les études universitaires limitées à deux ans. La durée de la scolarité obligatoire est aussi passée de onze à neuf ans, pour permettre aux enfants âgés de 12 ans de rejoindre leurs parents dans les champs de coton.
Niazov a également fait disparaître les librairies dans les provinces, n’autorisant que celles de la capitale, où les seules uvres autorisées sont signées de sa main, à commencer par le Rouhnamé, le « Livre de l’Âme » (ou « de la Renaissance spirituelle ») qui est au centre de toute la vie sociale turkmène. Concours d’entrée dans la fonction publique ? Diplôme universitaire ? Permis de conduire ? Entretien d’embauche ? Le succès du candidat est toujours conditionné au même critère : être capable de réciter des extraits du Rouhnamé.
Publiés en 2001, ces deux volumes de quatre cents pages sont décrits par leur auteur comme un « guide spirituel, entre Bible et Coran, qui permet de répondre aux complexités et aux soucis de la vie quotidienne ». C’est en fait un mélange de révisionnisme historique, dans lequel le Turkménistan devient une nation ancestrale, de philosophie à la petite semaine vaguement inspirée des grands livres des religions monothéistes et de vers de mirliton.
Le Rouhnamé a remplacé les manuels scolaires à tous les niveaux du système éducatif. Chaque jour, les élèves des écoles primaires récitent des passages entiers du livre. Parfois, leurs maîtres leur accordent une fantaisie : la récitation est remplacée par des chants à la gloire du dictateur. Les enseignants encouragent également les jeunes enfants à tester la connaissance qu’ont leurs parents du Rouhnamé, et à les dénoncer si celle-ci est imparfaite
Et quand ces mêmes jeunes écoliers vont réciter et chanter sur une des quatre chaînes de télévision d’État, où apparaît en permanence le portrait de Niazov en médaillon, ils touchent quelques roubles turkmènes, qui feront vivre leur famille pendant une semaine. Cette inversion du système vivrier, où ce sont les enfants qui nourrissent leurs parents, est voulue par le dictateur, qui ne jure que par ces enfants nés sous son règne dont les connaissances se résument aux assertions du Rouhnamé.
Dans n’importe quel autre pays à majorité musulmane (89 % des habitants, contre 9 % d’orthodoxes), l’initiative aurait choqué : Niazov a fait peindre sur les murs des mosquées des citations extraites de son livre, présenté comme l’égal du Coran. Scandalisé que le dictateur se fasse appeler le « treizième Prophète », le mufti a osé protester. Il a été condamné à vingt-deux ans de prison pour une tentative d’assassinat imaginaire et a rejoint les dizaines de milliers de prisonniers politiques arbitrairement retenus dans les geôles nationales. Comme le dit une plaisanterie locale : « Il y a trois types de Turkmènes : ceux qui sont déjà allés en prison, ceux qui y sont en ce moment, et ceux qui y seront bientôt. » Niazov, dont le pays occupe une position stratégique entre Orient et Occident, entre islam et chrétienté, résume sa vision de la religion : « Les Turkmènes ont adoré le feu, puis Lénine et Staline. Maintenant, c’est Allah ou moi. Mieux vaut que ce soit moi. »
Villes, avenues, aéroports, ports De nombreux lieux ont été rebaptisés du nom du dictateur depuis 1992. Mais Niazov, qui revendique volontiers une filiation divine, a aussi renommé les mois de l’année. Janvier se dit désormais Niazov ; sa mère a donné son nom au mois d’avril, son père au mois de mai. Octobre, c’est le Rouhnamé. Même les bouteilles de vodka et les boîtes de sardines sont estampillées Niazov et affichent son portrait (comme tous les murs des villes). Ne se reconnaissant que l’astre solaire comme égal, il se mesure chaque jour à lui sur la place centrale d’Achkhabad : sa statue en or de quatorze mètres, juchée au sommet d’une tour haute de soixante-quinze mètres, tourne sur elle-même pour toujours faire face au soleil. Et poursuit sa rotation même la nuit. Commentaire de l’intéressé : « A titre personnel, je suis contre tous ces portraits de moi et toutes ces statues me représentant dans les rues – mais c’est ce que le peuple veut. »
Tout en ayant détourné sur un compte en Allemagne plus de 2 milliards de dollars principalement issus de la vente de gaz naturel, Niazov joue les grands seigneurs : le gaz, l’eau et l’électricité sont gratuits, même si les coupures sont fréquentes. La légende dit que les mères de famille laissent le robinet de leur gazinière ouvert toute la journée pour économiser les allumettes ! Ce qu’il n’a pas détourné, le tyran le consacre à des réalisations aussi pharaoniques qu’inutiles, souvent confiées au groupe français Bouygues : un lac artificiel immense en plein désert, une patinoire et une piste de ski (dans un pays où il fait 50 °C l’été) – en cours de construction -, un zoo dont l’attraction principale sont les pingouins, et les inévitables palais, mosquées et statues en or massif à sa gloire. Le pays ne traverse-t-il pas, selon l’expression favorite de Niazov, un « âge d’or » ?
Jusqu’à quand cette tragique mascarade durera-t-elle ? La communauté internationale, qui a besoin du gaz turkmène (en particulier l’Union européenne) et ne tient pas à faire tomber un des rares pouvoirs stables de la région, n’est pas pressée de voir Niazov passer la main. Et ferme les yeux sur les trafics d’armes et de drogue. La Communauté des États indépendants (CEI), une fédération de douze anciennes républiques soviétiques dirigée par la Russie, se satisfait de cette ancienne enclave socialiste parce qu’elle ne s’est pas islamisée. Et tant pis si le Turkménistan n’est plus que membre associé de la CEI depuis août 2005. La Communauté contrôle quand même à demi le pays, étant son premier partenaire commercial. Quant aux États-Unis, ils apprécient de pouvoir librement survoler cette zone stratégique qui jouxte l’Iran et l’Afghanistan.
Les grandes puissances accordent donc peu d’attention à l’opposition turkmène en exil. Puisque le changement de régime ne saurait venir de l’extérieur, qu’en sera-t-il de l’intérieur ? Là encore, les espoirs sont minces. La police et les espions font bien leur travail : toutes les conversations sont écoutées et les courriers, postaux ou électroniques, épluchés. Des caméras surveillent les rues de la capitale. Et quand un ancien favori a l’audace de s’exiler, Niazov sait le convaincre de regagner le bercail. Boris Chikhmouradov, ancien vice-Premier ministre, a été de ceux-là. Niazov lui a laissé le choix : ou bien il revenait, ou bien sa famille était torturée. Il est rentré, a été torturé et, sous l’emprise de la drogue, a bredouillé des excuses publiques à la télévision, s’accusant d’une tentative de coup d’État. Condamné à la perpétuité, il est toujours en prison. Ce qui n’a pas empêché ses proches de subir la torture et de croupir eux aussi en détention.
Mais le pire est peut-être à venir : les successeurs potentiels de Niazov ont la réputation d’être encore plus mégalomanes, corrompus et cruels que lui

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