Martin Ziguélé

Consultant basé à Paris et professionnel de l’assurance, l’ancien Premier ministre de Centrafrique met en garde ses confrères en zone franc. À moins d’une restructuration en profondeur, ils seront la proie de géants, venus du Nigeria.

Publié le 28 juillet 2008 Lecture : 5 minutes.

Jeune Afrique : Vous portez un regard très critique sur l’assurance en Afrique subsaharienne francophone, dans une étude publiée cette semaine par CapAfrique. Qu’est-ce qui motive votre sévérité ?
Martin Ziguélé : Dans ce secteur comme dans d’autres en Afrique subsaharienne francophone, être lucide est le seul moyen de planifier l’avenir. Comme je suis consultant, j’ai une plus grande liberté de parole. Je peux dire où sont les problèmes, donner des pistes de solutions. Parce que je ne suis pas fonctionnaire de la Cima [Conférence interafricaine sur les marchés de l’assurance, qui régule la profession dans quatorze pays, NDLR], je peux critiquer la manière dont la réglementation est appliquée. Parce que je ne suis pas non plus salarié d’une entreprise, je peux évoquer des sujets qu’un professionnel attaché à une entreprise doit taire. Par exemple, je dénonce la délocalisation des primes ; aucun cadre d’une société d’assurance n’oserait le faire parce que les courtiers auraient tôt fait de ne plus placer d’affaires dans sa société.

Pouvez-vous expliquer ce phénomène de délocalisation ? Quelle est son importance ?
Prenez un pays comme le Congo. À Brazzaville, il y a trois compagnies d’assurances. Aucune ne peut assurer seule les risques d’une entreprise comme Total Congo. Et les trois, ensemble, ne le peuvent pas non plus. Dans un tel cas, le courtier en assurances signe le contrat avec l’un des assureurs locaux – ce qui permet de respecter la réglementation Cima d’un minimum de primes versées dans la zone -, et il s’adresse à un assureur international pour couvrir les autres besoins. L’assureur africain touche une commission sur cette couverture, que l’on nomme « commission de fronting ». Aucune statistique n’est disponible sur ces opérations confidentielles mais – sachant qu’elles concernent des risques industriels, pétroliers ou miniers, dans des activités très capitalistiques – il est clair que les montants des primes en jeu sont considérables. Et c’est autant de chiffre d’affaires qui échappe aux sociétés africaines.

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Elles ne peuvent pas compenser par d’autres produits ?
Non, et l’on touche là le coeur du problème : nos marchés sont désorganisés, ils comptent un trop grand nombre d’acteurs – 83 pour 14 pays ! -, avec pour conséquence un chiffre d’affaires peu élevé pour la majorité d’entre eux. Ceux-ci sont donc amenés à faire des économies sur les charges de gestion, d’ailleurs dans des proportions qui font littéralement exploser les normes de l’ensemble de la profession. Dans une compagnie d’assurances moderne, les charges techniques, comme les commissions, et les charges non techniques, comme les frais de fonctionnement, ne doivent pas dépasser 28 % du total des primes. Or ce ratio frôle les 50 % dans la quasi-totalité des sociétés de la zone Cima.

Il y a donc un problème d’image, qui explique que les multinationales et les entreprises qui ont les moyens de payer des primes élevées préfèrent s’adresser ailleursÂÂÂÂÂÂÂ
Il est vrai qu’à trop consacrer d’argent à financer l’exploitation, nos assureurs affichent une solvabilité aléatoire et ne parviennent plus à assurer le paiement des sinistres. Dans nos pays, la durée moyenne de règlement d’un sinistre est située entre trois et cinq ans, ce qui naturellement nuit à leur réputation dans la profession. Mais il y a pire, notamment la concurrence déloyale à laquelle se livrent de nombreuses sociétés d’assurances pour faire du chiffre d’affaires ou bien de la trésorerie. Dans le meilleur des cas, si je puis dire, elles pratiquent la sous-tarification, qui consiste à vendre moins cher que le voisin même si c’est en dessous des coûts techniques. Et quand cette guerre des prix atteint ses limites, certaines emploient des méthodes qui frôlent la corruption. Par exemple en promettant des ristournes sur les commissions au responsable de l’entreprise qu’elles démarchent. Ce sont des pratiques condamnées par la loi, mais cela existe.

Quelles sont les racines du problème ?
J’en vois deux principales, si l’on met de côté la petite taille de nos marchés et la faiblesse de revenus de nos populations, qui constituent à l’évidence un handicap pour le développement du secteur. En premier lieu, l’insuffisance de la réglementation. Certes, nous disposons avec la Cima d’un dispositif unique au monde, qui visait à l’origine à créer un marché unifié de l’assurance en Afrique subsaharienne francophone. Mais c’était il y a dix ans, et l’objectif n’est pas atteint. Notre réglementation est en outre inspirée de celle que les Français avaient définie pour leurs propres assureurs dans les années 1960. Mais depuis, dans nos pays, elle a très peu évolué, alors que l’environnement économique et le contexte général de l’assurance ont profondément changé.

Et la seconde explication ?
La réglementation, qui a ses défauts comme on vient de le voir, est par ailleurs appliquée de manière beaucoup trop formelle. Pour caricaturer, disons qu’une société d’assurances peut recevoir l’agrément d’exercer dès lors qu’elle présente un dossier acceptable et qu’elle a réuni le capital requis. La commission d’agrément a plutôt tendance à s’attacher à ces questions au lieu de s’intéresser à la capacité de l’entreprise à créer de la valeur sur ce marché.

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Que peut-il se passer à défaut d’une restructuration ?
Pour moi, l’Afrique francophone risque, à court terme, de subir les conséquences de la stratégie d’expansion géographique des assureurs nigérians, qui, après avoir subi d’importantes recapitalisations, se tournent maintenant vers l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Il y a quelques années, le Nigeria comptait environ 120 compagnies d’assurances appartenant à des privés nigérians, et une compagnie nationale. L’État a appliqué une stratégie en escalier, qui consiste à augmenter le capital social minimal tous les deux ou trois ans. Il y a donc eu des fusions, des disparitions. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une vingtaine d’acteurs, beaucoup plus puissants.

C’est le même scénario que dans le secteur bancaire ?
Et les conquêtes seront encore plus faciles dans le cas de l’assurance, car les mastodontes nigérians arriveront sur des marchés où les sociétés sont lilliputiennes, pour certaines d’entre elles. Au Nigeria, l’exigence de capital pour créer une société d’assurances est de 10 milliards de F CFA. C’est dix fois plus que le seuil minimal de capital qui est visé à l’horizon 2010 en zone Cima ! C’est vous dire l’importance des enjeux.

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Quelles solutions préconisez-vous ?
Il faut réformer les compagnies d’assurances en Afrique subsaharienne francophone et il faut réformer la pratique professionnelle de l’assurance. Beaucoup de progrès ont été faits grâce à la Cima, mais il subsiste d’importantes difficultés dans l’application de la réglementation dans plusieurs pays. Sans parler de l’allègement nécessaire des taxes, qui sont souvent dissuasives pour le client.

Vous vous adressez donc aux États, c’est à eux de mener la réforme ?
Je m’adresse à tout le monde. Chacun doit prendre ses responsabilités face au danger. Je me limite volontairement à deux propositions : renforcer la surface financière des sociétés d’assurances et mettre à niveau notre réglementation. Dans le premier cas, il s’agit évidemment d’augmenter rapidement le capital social des sociétés, ce qui relève du domaine réglementaire. Mais il faut aussi améliorer la qualité des placements, la solvabilité et plus généralement la gouvernance des entreprises. Et cela passe par une plus grande professionnalisation. Si l’on veut donner un avenir à l’assurance africaine, cela ne peut se faire qu’en partageant le fardeau entre les États et les sociétés d’assurances.

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