Zéro sur cinquante
L’aviation américaine a lancé, en mars-avril 2003, plusieurs raids contre des dignitaires du Baas. Aucun n’a atteint sa cible. Tous ont fait des victimes civiles.
L’aviation américaine a procédé durant un mois, du 19 mars au 18 avril 2003, à cinquante frappes aériennes contre au moins treize dirigeants irakiens, mais aucune n’a atteint son but, et elles ont fait de multiples victimes civiles, révèle le New York Times. Le quotidien américain se fonde notamment sur un rapport établi en décembre 2003 par l’association Human Rights Watch et sur une étude de la Defense Intelligence Agency (DIA). Le site Internet du US Central Command précise que quarante-trois des cinquante-cinq dirigeants irakiens figurant sur la carte des collaborateurs de Saddam les plus recherchés ont été tués ou emprisonnés, mais qu’aucun n’a été capturé avant le 13 avril 2003 et qu’aucun n’a été victime des frappes aériennes.
Le plus célèbre de ces raids est celui qui a été lancé, le 19 mars 2003, contre Saddam Hussein lui-même dans un ensemble résidentiel au sud de Bagdad, la ferme Dora. Sur la base d’un renseignement fourni par une source irakienne via un téléphone satellite, un agent de la CIA avait indiqué que Saddam se trouvait caché là-bas dans un bunker souterrain. Ce renseignement avait incité le président George W. Bush à avancer le début des opérations militaires et à autoriser des frappes avec des bombes téléguidées et des missiles de croisière.
Dans une interview accordée à l’été 2003, le général Michael Moseley, chef d’état-major adjoint de l’armée de l’air, qui dirigea les opérations aériennes pendant l’invasion, a indiqué que les inspections qui ont eu lieu après la guerre ont donné à penser qu’il n’y avait jamais eu de bunker à cet endroit. Du côté de la CIA, on reste persuadé que Saddam était bien à la ferme Dora ce jour-là. Selon les services de renseignements militaires, il n’est pas impossible, en effet, qu’il ait été dans l’une des maisons qui n’ont pas été détruites. Mais on sait qu’il a survécu à l’opération. Il ne sera capturé que le 13 décembre 2003.
La confusion qui règne encore sur ce point capital, estime le New York Times, souligne le manque d’informations fiables dont disposaient les Américains sur l’Irak et sur l’entourage de Saddam en ce printemps 2003. « On en était réduit aux conjectures », explique un officier de haut rang consulté par le journal. Un autre parle de « pures suppositions ». Un troisième déclare que « les renseignements sur lesquels on pouvait vraiment s’appuyer étaient très limités », mais que « quand on se bat, on fait avec ce qu’on a ».
Il est certain que deux proches de Saddam visés par ces raids n’ont pas été touchés : le général Izzat Ibrahim el-Douri, le numéro deux du régime, et le général Rafi Abd el-Latif Tilfah, cousin de Saddam et ancien chef du directoire de la Sécurité générale. Selon un document préparé en mai dernier par la DIA, l’un et l’autre seraient à la tête de la guérilla aujourd’hui menée contre les Américains. Izzat Ibrahim aurait même « assumé les responsabilités de Saddam ».
Le rapport de Human Rights Watch a été établi en décembre 2003 par Marc Garlasco, ancien membre de la DIA, qui, pendant la guerre, dirigeait la cellule d’évaluation des objectifs importants. Ses conclusions, indique le New York Times, ont été confirmées par des officiers de haut rang qui ont servi à cette époque en Irak ou dans la région et par des membres des services de renseignements militaires. C’est ce rapport qui souligne que les frappes aériennes « ont fait des dizaines de victimes civiles que les États-Unis auraient pu éviter s’ils avaient pris des précautions supplémentaires ».
Human Rights Watch a enquêté sur quatre de ces opérations. La première, le 19 mars, est celle de la ferme Dora : elle a causé la mort d’un civil. La deuxième visait, le 5 avril, à Bassora, le général Ali Hassan el-Majid, connu sous le surnom d’Ali le Chimiste en raison du massacre à l’arme chimique qu’il a organisé contre les Kurdes en 1988. Elle a causé la mort de dix-sept civils. Le 7 avril, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le général Richard Myers, président du comité des chefs d’état-major, se sont fait projeter une vidéo de l’attaque contre Majid, et Rumsfeld a déclaré : « Nous croyons qu’il a été mis fin à la terreur que faisait régner Ali le Chimiste. » En réalité, Majid avait survécu au raid. Il n’a été capturé qu’en août 2003.
Le même jour, le 7 avril, un second raid contre Saddam et ses fils Oudaï et Qoussaï dans le quartier d’el-Mansour à Bagdad a tué dix-huit civils, mais ni Saddam ni ses fils. Ces derniers n’ont été abattus que le 22 juillet. La quatrième opération étudiée par Human Rights Watch visait le demi-frère de Saddam, Watban Ibrahim Barzan, dans un quartier de Bagdad. Elle a causé la mort de six civils.
Selon Moseley, les frappes qui risquaient de tuer plus de trente civils devaient avoir le feu vert de Rumsfeld en personne. Plus de cinquante opérations de ce type ont été proposées et autorisées. Ce n’était pas le cas des raids jugés urgents et importants, et c’est une des raisons pour lesquelles il y a eu tant de victimes civiles, estime Human Rights Watch.
D’après les officiers supérieurs interrogés par le New York Times, ces échecs peuvent s’expliquer par le fait que les dirigeants irakiens changeaient constamment de résidence. Mais il est possible aussi que les Irakiens aient délibérément fourni de fausses informations à leurs interlocuteurs ou que ceux qui pensaient être sur écoute se soient méfiés.
À l’heure actuelle, l’administration Bush n’a pas reconnu officiellement l’ampleur de ces échecs, ni l’importance des victimes civiles. Ce silence est-il, après le vide juridique organisé autour des prisonniers de Guantánamo, une autre facette de la doctrine Bush-Rumsfeld ? Sans plus d’explications, ladite doctrine a de nouveau été mise en application, le 19 juin, près de Fallouja, pour la première fois depuis avril 2003. « Les forces de la coalition ont lancé un raid contre une cache connue du réseau Zarqaoui, au sud-est de Fallouja, a indiqué le général Mark Kimmitt, chef adjoint des opérations militaires en Irak. L’opération a été menée avec des armes de précision et a détruit la cache. Nous croyons savoir que dix-neuf personnes y ont été tuées. »
Ce n’est pas la version du chef de la police locale, le colonel Sadar Djanabi. Selon lui, le raid a touché « une famille qui vivait là, et tous ses membres ont été tués. Rien ne permet de dire si des gens comme Zarqaoui se trouvaient dans la maison ». C’est ce que, dans la doctrine Bush-Rumsfeld, on appelle des dommages collatéraux. Pour tenter d’éliminer un dirigeant politique ou militaire, on prend le risque beaucoup plus probable de tuer avec ces « armes de précision » entre un et dix-neuf civils.
Vaincu à la bataille de Pavie en février 1525, le roi de France François Ier fut fait prisonnier. Il écrivit à sa mère Louise de Savoie : « De toute chose ne m’est demeuré que l’honneur et la vie qui m’est sauve. » Ce que la postérité a retenu sous la forme : « Tout est perdu, fors l’honneur. » Il est vrai, comme le dit Bush, que « ces gens-là sont des barbares ». Et avec des barbares, il n’y a pas d’honneur qui tienne.
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