Tony Blair : le début de la fin ?

Embourbé dans la crise irakienne, critiqué par ses anciens collaborateurs, désavoué par ses électeurs lors des municipales et des européennes, il apparaît aujourd’hui comme un Premier ministre en sursis.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Fin avril, au cours d’une réception célébrant les dix ans de démocratie en Afrique du Sud, à Trafalgar Square, la haut-commissaire sud-africaine Lindiwe Mabuza montre au Premier ministre britannique deux photos de Thabo Mbeki. En dix ans, le chef de la nation Arc-en-Ciel a pris de l’âge et son content de cheveux blancs. Tony Blair éclate de rire et répond : « Ce n’est pas surprenant. C’est ce que ça fait sur vous, ce boulot. » Ce qui prouve une chose : dans la mauvaise passe qu’il traverse, le fondateur du New Labour, qui s’est installé au 10 Downing Street, il y a sept ans, le 2 mai 1997, n’a rien perdu de sa lucidité. Reste que si l’on joue au jeu des comparaisons physiques, le Blair cuvée 2004 n’arbore plus la chatoyante robe millésimée de 1997. Le sourire ultrabrite, le teint hâlé et le dynamisme de la jeunesse ont cédé la place au sérieux d’un froncement de sourcils, à quelques rides et à bon nombre de cheveux blancs. Sémillant expert en communication, disait-on de lui autrefois. Premier ministre en sursis conviendrait mieux aujourd’hui.
Le premier coup, brutal, a été asséné le 27 avril dernier, dans le quotidien The Independent, par cinquante-deux diplomates britanniques. Sortant de leur habituelle réserve, ils ont publié une lettre ouverte très critique vis-à-vis de la politique menée par Tony Blair en Irak et au Proche-Orient, dans l’ombre du président américain George W. Bush. Sans s’embarrasser de langue de bois, les diplomates écrivaient notamment : « La façon dont la guerre a été menée en Irak a montré à l’évidence qu’il n’existait pas de plan efficace pour l’après-Saddam. Tous ceux qui ont une expérience de la région avaient averti qu’une occupation de l’Irak par les forces de la coalition se heurterait à une résistance sérieuse et opiniâtre, ce qui est le cas. Décrire cette résistance comme si elle était le fait de terroristes, de fanatiques et d’étrangers n’est ni convaincant ni utile. Toute politique doit prendre en compte la nature et l’histoire de l’Irak, le pays le plus complexe de la région. Si les Irakiens aspirent à une société démocratique, l’idée qu’elle peut être créée par la coalition est naïve. » L’attaque est frontale, directe, et les éditorialistes s’en donnent à coeur joie. Après les accusations de mensonge, ou tout au moins d’arrangements avec la vérité sur la présence d’armes de destruction massive en Irak, qui lui ont valu le surnom de « Bliar » (de liar, « menteur »), après l’affaire de la mort étrange de l’expert en armement le docteur Kelly, Tony Blair est devenu le Poodle de George W. Bush, c’est-à-dire son « caniche ».
Robin Cook, l’ancien ministre des Affaires étrangères et chef de la Chambre des communes, qui a démissionné, en mars 2003, en déclarant ne pouvoir « approuver une guerre qui n’ait ni soutien international ni assentiment national », multiplie les points de vue critiques dans la presse. Pour lui, Tony Blair ne fait que subir l’influence de « l’idéologie simpliste des néoconservateurs » qui règnent à Washington, l’administration américaine étant persuadée que « l’unilatéralisme est une vertu, et la dépendance vis-à-vis des alliés, une faiblesse ». Pis, le Premier ministre travailliste refuserait de reconnaître la gravité de la situation en Irak. « L’Irak fournit [à Tony Blair et aux acolytes du New Labour dont il s’entoure] une leçon d’histoire contemporaine sur la dynamique destructive du colonialisme. Une occupation impopulaire ne peut être maintenue que par la violence, mais la violence mine davantage la légitimité de l’occupation. »
Et de fait, les images de sévices infligés aux prisonniers irakiens, diffusées dans les journaux et commentées en boucle sur toutes les télévisions du monde, représentent un coup supplémentaire porté contre un Tony Blair qui se faisait fort de défendre une guerre « morale » en Irak. Et la démission de Piers Morgan, patron du tabloïd Daily Mirror, qui a publié de fausses photos de torture, ne lui a donné qu’un court répit. Car les militaires britanniques ne sont pas exempts de tout reproche. Un rapport du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) transmis en février au gouvernement – Tony Blair ne l’aurait eu en main qu’au mois de mai – met en cause leurs agissements. Les excuses présentées aux prisonniers victimes de sévices ne changeront vraisemblablement rien à la situation : le sang-froid, le professionnalisme et l’intégrité morale de l’armée britannique ont été mis à mal, et le tollé provoqué par les exactions des soldats américains dans la prison d’Abou Ghraib rejaillit immanquablement sur l’allié le plus proche. Tout comme les macabres événements qui constituent le lot quotidien d’un Irak déchiré, peu enclin à tendre les bras vers les démocraties libératrices…
Si les intentions initiales de George W. Bush ont toujours été suspectes – revanche personnelle, manne pétrolière, etc. -, Tony Blair, animé d’une foi à toute épreuve, a défendu à maintes reprises les aspects moraux de l’intervention des alliés. Il s’agissait de délivrer l’Irak d’un tyran sanguinaire. Aujourd’hui, la frontière entre le bien et le mal est devenue beaucoup plus ténue, et Blair, écouté mais incapable de se faire entendre à la Maison Blanche, paie cher le fait d’avoir accepté des responsabilités sans jamais pouvoir exercer une véritable autorité.
C’est donc la politique étrangère, où il s’est personnellement investi, qui pourrait être fatale au Premier ministre britannique. Des rumeurs persistantes évoquent un départ précipité qui laisserait le champ libre aux ambitions de son dauphin désigné, le chancelier de l’Échiquier Gordon Brown. Pour Charles Clarke, ministre de l’Éducation et prétendant au poste, ces bruits ne sont que « conneries ! conneries complètes ! ». Sauf que l’ardeur qu’il met à les démentir laisse supposer qu’il y a du vrai dans ce qui se raconte à Westminster.
Déstabilisé, fatigué, Tony Blair reste un animal politique qui sait montrer les crocs. Pour le ministre des Affaires étrangères Jack Straw, « il y a des difficultés, mais les gens se méprennent sur notre Premier ministre s’ils pensent qu’il est du genre à fuir ses responsabilités à cause des spéculations de la presse ». La contre-attaque, pourtant, n’est pas convaincante. Elle consiste surtout à botter en touche. En revenant sur ses déclarations antérieures et en proposant un référendum sur la Constitution européenne, Blair a flatté les eurosceptiques – majoritaires – sans en récolter les fruits aux élections du 10 juin, le Parti travailliste n’étant arrivé que troisième aux municipales avec 26 % des voix, et deuxième aux européennes avec 22 % des suffrages.
Interrogé sur un hypothétique départ, Blair décline à l’envi un bilan plus qu’honorable et affirme être « frustré » par le fait que la situation en Irak occulte les bons résultats de son gouvernement en matière d’économie, d’emploi ou de services publics. Et quand on lui reparle de l’Irak, il maintient sa position avec fermeté. « Je resterai aux côtés de George Bush », soutient-il, avant d’ajouter : « Je crois que les gens comprennent mal ce que veulent nous signifier les Irakiens. Bien sûr, ils souhaitent que les forces de la coalition s’en aillent et c’est normal, mais ils ne veulent pas être laissés à la merci de fanatiques religieux, d’anciens sbires de Saddam Hussein ou de terroristes. Ce qu’ils veulent, c’est un transfert légitime de souveraineté après le 30 juin, ce que nous ferons. »
Malgré le bourbier irakien et les mauvais résultats électoraux du Parti travailliste, Tony Blair semble déterminé à poursuivre son chemin. « Je pense que je devrais continuer ce boulot. J’y prends beaucoup de plaisir », déclarait-il en mai, confirmant ainsi qu’on ne le mettra pas à la porte et qu’il choisira lui-même le moment opportun pour partir. Au péril de son propre camp.

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