Paul Bremer

Un peu plus d’un an après son arrivée à Bagdad, le proconsul américain passe le relais à un gouvernement irakien. Mission accomplie ? Il faut le dire vite.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Arrivé le 11 mai 2003 à Bagdad, Lewis Paul Bremer, le proconsul américain en Irak, en repart, comme prévu, un peu plus d’un an plus tard. Mission accomplie ? Il faut le dire vite. Certes, le pouvoir est, ce 1er juillet, symboliquement transféré à un gouvernement irakien laborieusement mis en place par les forces d’occupation, tandis que Bremer passe le relais à un ambassadeur « classique », John Negroponte, qui prend la tête de la plus importante représentation diplomatique américaine à l’étranger (trois mille employés). Mais cette normalisation a toutes les apparences d’un trompe-l’oeil.
Sur le terrain, en dépit du maintien de 130 000 soldats américains et 8 900 britanniques, la situation reste chaotique. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que le plus grand succès de Bremer est sans doute… d’être toujours en vie. On sait que 850 de ses compatriotes en Irak n’ont pas eu cette chance… Pris pour cible à plusieurs reprises par la résistance irakienne, l’administrateur civil ne s’aventure hors du périmètre ultrasécurisé de la « zone verte », où son QG a été installé dans un ancien palais de Saddam Hussein, que sous la protection d’une armada de blindés et d’hélicoptères de combat. Ce qui n’est sans doute pas le meilleur moyen de nouer des relations sereines avec ses « administrés ». « Je suis venu ici parce que j’avais un boulot à faire, pas pour me faire aimer », dit-il.
Rien ne paraît pouvoir endiguer la vague de violence qui déferle sur le pays : attentats à la voiture piégée, enlèvements, assassinats, sabotages des installations pétrolières… Depuis mars 2003, deux soldats américains, en moyenne, tombent chaque jour au combat. Ministres, policiers ou simples fonctionnaires, les Irakiens qui collaborent avec l’administration provisoire se font tirer comme des lapins, à tous les coins de rue. Les salariés des entreprises occidentales travaillant en Irak ne sont pas épargnés. Après d’autres, un otage sud-coréen a été décapité, le 22 juin, par des terroristes liés à el-Qaïda.
Sans doute l’arrestation de Saddam Hussein, que Bremer se réserva d’annoncer triomphalement (« We got him ! »), le 13 décembre 2003 peut-elle être portée à son crédit. Il est vraisemblable que les liens privilégiés noués par lui avec les factions kurdes – celles-ci pourraient regretter un jour leur alignement sur les positions américaines – ont joué un rôle important dans la collecte des renseignements qui ont permis la capture du dictateur. Mais la portée de celle-ci est essentiellement symbolique, médiatique et électorale. Elle n’a aucun effet dissuasif sur les kamikazes.
Sur le plan politique, la partie n’est pas perdue d’avance. La majorité chiite (60 % de la population) a tactiquement intérêt à jouer la carte américaine, fût-ce avec circonspection : si la démocratisation est menée à son terme, le pouvoir lui reviendra inéluctablement. Problème : les Américains n’ont quand même pas déclenché l’apocalypse entre Tigre et Euphrate pour aboutir à l’instauration d’une république islamique à l’iranienne ! Très conscients de ce risque, ils s’efforcent de contrôler et d’infléchir le processus « démocratique » en plaçant des hommes sûrs aux postes de commande. Ce qui provoque, à la fois, la fureur des radicaux comme Moqtada Sadr, l’impatience des modérés – ou des plus politiques – fidèles à l’ayatollah Ali Sistani et un réflexe antiaméricain chez la majorité des Irakiens. La tendance constante de l’administration Bush à sous-estimer la dimension nationaliste de la résistance irakienne, au-delà des clivages politico-religieux, est sans doute l’une de ses plus graves erreurs. Reste que, dans ce contexte tendu, la nomination d’Iyad Allaoui au poste de Premier ministre et la composition du nouveau gouvernement, même si elles portent l’empreinte de l’occupant – et singulièrement de Bremer lui-même -, n’est pas forcément maladroite. Ça aurait pu être pire !
Il serait injuste d’imputer au seul administrateur civil la responsabilité des déboires américains en Irak. Il fait ce qu’il peut, avec beaucoup d’énergie et un indéniable courage – n’a-t-il pas entrepris d’apprendre l’arabe ? -, mais les principaux leviers politiques et militaires lui échappent. Comment, par exemple, lui reprocher d’avoir dissous l’armée irakienne (et le parti Baas) au lendemain de la chute de Bagdad ? Même s’il a été consulté, cette décision lourde de conséquences est l’oeuvre des allumés du Pentagone : Bremer s’est borné à l’annoncer, à la mettre en oeuvre et à la défendre bec et ongles – contre toute raison. De même, il n’est impliqué ni dans les exactions perpétrées par l’armée et les services de sécurité à l’encontre des prisonniers d’Abou Ghraib – et la dégradation de l’image des États-Unis qui en a résulté -, ni dans l’accaparement du marché de la reconstruction par les firmes américaines : le vice-président Dick Cheney, qui dirigea longtemps Halliburton, le principal bénéficiaire de l’opération, et son ami Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, n’ont laissé ce soin à personne. Mi-idéologues, mi-affairistes, Bush et ses boys ont fait voler en éclats l’ordre ancien sans mesurer les conséquences de leurs actes, puis confié à Bremer, ce factotum haut de gamme, l’impossible mission de recoller les morceaux. On comprend que celui-ci se soit usé à la tâche…
« Chaque jour depuis un an, j’ai dû prendre plusieurs centaines de décisions et je ne prétends pas avoir toujours fait le bon choix », plaide-t-il dans l’hebdomadaire Time. C’est un euphémisme. Des sommes gigantesques – 2 milliards de dollars, dit-on – ont été allouées à la création d’une nouvelle armée de 45 000 hommes à vocation uniquement défensive, de forces de police capables de suppléer les GI’s, dont ce n’est quand même pas le métier, dans les tâches de maintien de l’ordre, d’un corps de gardes-frontières, d’une unité chargée de la protection des infrastructures pétrolières… Des dizaines de milliers d’Irakiens appâtés par le montant de la solde ont été recrutés et hâtivement formés, mais leur pugnacité n’est pas à la hauteur des espérances. Plusieurs milliers d’entre eux, sans doute, sont tombés sous les balles des « terroristes ». D’autres, jugeant le rôle de « collabo » décidément bien ingrat, démissionnent en masse.
D’indéniables efforts ont été entrepris, non sans succès, pour réhabiliter les infrastructures de base – réseaux d’eau et d’électricité, téléphone, écoles, installations pétrolières, etc. – que le régime baasiste avait laissées dans un état de délabrement incroyable, en partie à cause de l’embargo imposé au pays depuis plus de dix ans. Mais, globalement, la vie n’est pas plus facile qu’au temps de Saddam. La contrebande, les trafics en tout genre et la corruption prolifèrent comme un cancer. Censées financer la reconstruction, en l’absence de capitaux irakiens immédiatement disponibles et d’un système bancaire digne de ce nom, les exportations pétrolières sont loin d’avoir retrouvé leur niveau d’antan : elles ont repris dans le Sud, via le terminal de Fao, mais pas dans la région de Kirkouk, au Nord. Les continuelles opérations de pillage et de sabotage n’y sont évidemment pas étrangères. Résultat : pour faire tourner la machine, l’administration Bush est contrainte d’y injecter sans discontinuer des centaines de millions de dollars, ce qui contribue à accroître le sentiment de dépendance – et d’humiliation – des Irakiens.
Paul Bremer s’apprête donc à rentrer chez lui. Il n’a pas fait de miracles à Bagdad, mais était-ce en son pouvoir ? Bien entendu, son échec, fût-il relatif, n’est pas à l’origine de son départ. Pour l’administration Bush, il s’agit, à quatre mois de l’élection présidentielle américaine – son obsession depuis bien longtemps – de créer l’illusion qu’en dépit de regrettables vicissitudes, la situation évolue globalement comme prévu, que le capitaine tient fermement la barre et que le pouvoir sera bel et bien transféré à des Irakiens enfin convertis aux vertus de la démocratie et de l’ultralibéralisme. Pour symboliser cette fiction de normalisation, il fallait une nouvelle tête : celle de Negroponte va donc remplacer celle de Bremer. La réalité finira bien par reprendre ses droits ? Sans doute, mais si elle avait le bon goût d’attendre jusqu’au mois de novembre…

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