Mauvais coton
Concurrence asiatique, inadaptation de l’appareil productif et des méthodes de gestion… L’industrie textile traverse une crise sans précédent.
Au mois de janvier dernier à Moknine, à 140 km au sud de Tunis, deux cent soixante ouvriers, en majorité des femmes, ont occupé une usine de confection textile. Ils exigeaient le paiement de leurs arriérés de salaires et de leurs indemnités après la fermeture de leur usine, qui appartient à la société néerlandaise Hotrifa. Ce n’est pas un cas isolé. Depuis deux ans, de nombreuses entreprises ont fermé leurs portes, laissant sur le carreau plusieurs milliers d’employés.
À l’origine de la grave crise qui frappe l’industrie textile tunisienne, trois causes essentielles : l’élargissement de l’Union européenne, l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le démantèlement, à partir du 1er janvier 2005, des accords multifibres (AMF), qui accordent à certains pays, dont la Tunisie, un accès privilégié aux marchés européens. Les industriels locaux sont aujourd’hui en concurrence directe avec les entreprises d’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Ukraine) et d’Asie (Chine, Inde, Pakistan, Indo-nésie, Thaïlande, Viet-nam), dont les coûts de production sont sensiblement moins élevés que les leurs. Le salaire horaire minimal est de 0,66 euro en Tunisie, de 0,50 euro en Roumanie, 0,35 euro en Ukraine, 0,25 euro en Chine et 0,22 euro en Inde. Dans ce dernier pays, les ouvriers du textile perçoivent un salaire mensuel de 3 500 roupies (environ 65 euros), pour des horaires de travail quotidien compris entre 9 heures et 16 heures. En Chine, premier producteur et exportateur mondial de textile-habillement, les salaires ne dépassent pas 800 yuans (80 euros) par mois, pour des horaires de travail comparables.
Avant même la libéralisation totale du secteur, les Asiatiques ont commencé à inonder les marchés européens. Leurs prix défient toute concurrence. En 2003, la part de la Chine dans l’approvisionnement de l’UE a progressé de 25 % en valeur, alors que les coûts de fabrication de ses produits ont diminué de moitié.
En Tunisie, le secteur de la confection fournit près de la moitié des emplois manufacturiers et des exportations industrielles. Mais il n’est pas au mieux de sa forme. En 2002, on y recensait 2 050 unités de production et 214 000 emplois. L’année suivante, 17 entreprises ont fermé et 8 089 emplois ont été perdus. La croissance moyenne, qui était supérieure à 10 % entre 1997 et 2001, a plafonné autour de 1 % entre 2001 et 2003. Pendant la même période, le montant des investissements est passé de 215 millions de dinars (142 millions d’euros) à 145 millions de dinars. Quant aux exportations, qui représentent 90 % de la production, elles stagnent depuis 2001, après avoir connu une fulgurante progression au cours des trois décennies précédentes. Leur taux de croissance annuel est passé de 23,4 % en 2001 à 2,7 % en 2003. Et il serait devenu négatif sans la dépréciation du dinar tunisien par rapport à l’euro.
Hédi Jilani, le président de l’Utica, le syndicat patronal, est parfaitement conscient de la gravité de la situation. « Il n’y a plus de rente de situation », a-t-il commenté, le 5 juin, devant ses collègues réunis pour une journée d’étude, à Tunis. Mondher Zenaïdi, le ministre du Commerce, est sur la même longueur d’onde. Selon lui, « les taux de croissance à deux chiffres auxquels nous étions habitués appartiennent au passé ».
Outre la part croissante de l’Asie sur le marché européen, cette stagnation s’explique par le développement rapide de grands groupes internationaux de distribution qui contrôlent les marchés et font pression sur les producteurs. Mais les facteurs endogènes ne doivent pas être négligés. L’industrie textile tunisienne est constituée de plusieurs centaines de PME, qui ne font pas le poids face à la concurrence étrangère : aucune ne dispose d’un chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’euros. Ce phénomène a été aggravé par l’éclatement des grandes entreprises publiques, à la suite de privatisations très mal menées. Le faible développement, en amont, de la filière « filature et tissage » et les lenteurs d’une bureaucratie très tatillonne jouent également un rôle négatif.
Le textile-habillement tunisien est-il, à terme, condamné ? Bernard Cerciat, directeur associé du cabinet Gherzi Tectil Organisation, se veut rassurant. « Pas de raison de paniquer, estime-t-il. La Tunisie fait toujours partie du club des vingt-cinq « grands », qui, à eux seuls, totalisent 85 % des importations de vêtements vers les États-Unis, l’Union européenne et le Japon. » Reste que, pour conserver sa position, elle va devoir adapter son outil de production et ses méthodes de management.
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