Lettres d’échanges

Les calligraphies du Marocain Mehdi Qotbi tissent des liens entre créations, cultures et… pouvoirs. Une exposition et un livre sont consacrés à cet artiste qui s’ingénie à transcender les genres et les frontières.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Un homme qu’on n’imaginerait pas au repos, toujours entre deux avions, entre deux villes, entre deux traditions, entre deux contacts, entre deux langues, entre deux projets. Une oeuvre, elle aussi en propagation perpétuelle, qui sature de signes l’espace de la toile. Des postures successives et des formats multiples – alors que les plus petits ne dépassent pas quelques centimètres, Qotbi réalise actuellement, pour une commande, une fresque de… 9 mètres ! – accueillant jusqu’aux bordures du châssis ou de la feuille de papier un foisonnement ordonné de cryptogrammes. Ceux-ci sont le plus souvent proches des caractères coufiques, cette écriture arabe dont le peintre joue à enfouir la lisibilité sous la couleur tout en révélant, ici une phrase rédigée dans une échancrure du tableau, là un récit secret puisé dans un en-deçà des mots. Calligraphe, Qotbi tient son pinceau dans sa main qu’il anime par un incessant mouvement du poignet, pour mieux disséminer le sens ; peintre, il dessine une langue en continuelle métamorphose, ancrée aux origines de sa mémoire, qu’il a su faire entendre dans les collections, les galeries et les musées de l’Occident contemporain.
Mehdi Qotbi est à tel point mobile, labile, ubiquitaire, qu’on hésite à emprisonner son personnage dans une biographie. Pour l’évoquer, on préfère généralement utiliser la métaphore. On appelle à son propos, comme Mohamed Khair-Eddine, « le tressaillement du sable fin des déserts », comme Léopold Sédar Senghor, « ce poète magique qui nous séduit par ses arabesques » ou, avec Salah Stétié, « un djinn blanc sorti d’une lune des Mille et Une Nuits ». Comment figurer en effet cet artiste inclassable, métis social et culturel, qui s’ingénie à gambader en riant par-dessus les identités, les genres et les frontières ?
Qotbi existe bien, pourtant. Ses cheveux frisés, ses chemises lumineuses, son sourire éclatant, le regard aigu qu’il pose sur celui qui l’interroge, sans oublier ce vélo cadenassé dans l’urgence, à l’heure du rendez-vous, aux grilles des palais comme aux portes des cités de banlieue, sont là qui en témoignent. Marocain né à Rabat, dans une famille modeste, voici un peu plus de cinquante ans, élève à l’école coranique puis au lycée militaire de Kénitra, installé à Paris après avoir été le plus jeune diplômé à l’École des beaux-arts de Toulouse au début des années 1970, Qotbi a choisi, parmi tous les signes qui ruisselaient sur ses toiles, d’en privilégier un, qui lui a permis non seulement de composer le paysage unique de ses trames, mais aussi de se confectionner un métier sur mesure : le trait d’union.
En effet, Mehdi Qotbi, dans le même geste par lequel il nouait dans son atelier espace et signe, couleur et langue, parole et souffle, musique et silence, minaret et métropole moderne, a voué sa vie aux rencontres. Celles qui lui ont valu de s’entourer, dans son « voyage de l’écriture », des compagnons les plus fidèles et les plus prestigieux, accourus des quatre coins du monde pour soutenir son oeuvre, l’exalter de leurs mots : Hélène Cixous, Octavio Paz, Michel Butor, André Pieyre de Mandiargues ou Abdelkébir Khatibi, parmi tous les écrivains et poètes qui ont su lire ses arabesques les plus indéchiffrables et ponctué ses créations. Avec eux, Qotbi a fait le choix de ne pas s’enfermer dans la tour d’ivoire où trop d’artistes abritent un succès protégé à l’écart du monde. Ami exigeant, il n’a de cesse d’emmener la petite troupe de ses complices partout d’où il vient, partout où il va. Sans jamais accepter d’être confiné dans un milieu donné, un champ d’activité particulier ou un territoire, fût-il celui de ses ancêtres.
Peintre islamique et calligraphe occidental, artiste de la tradition et de la modernité, rêveur impénitent néanmoins doté d’une indiscutable intelligence politique, Marocain et Français, aussi respectueux de son souverain qu’il l’est devenu des lois de la République, Qotbi s’est trouvé pratiquer une sorte de diplomatie occulte. Sans sacrifier le moins du monde son travail artistique et, bien au contraire, dans le prolongement de celui-ci, il a fondé, en 1991, le Cercle d’amitié franco-marocain, épaulé, dix ans plus tard, par une autre association, le Trait d’union Maroc-Europe, qui est destinée à mettre à contribution les Marocains ayant réussi dans les pays du Nord.
La méthode Qotbi, qu’on ne saurait qualifier de simple lobbyisme, reste à peu près sans équivalent chez d’autres que lui. C’est sans doute moins pour percevoir les dividendes de son action que par souci de cohérence personnelle que Qotbi s’acharne à rapprocher les hommes, à marier les origines et les intérêts, à l’instar de ce qui s’incarne profondément dans son être à vocations multiples. Rien ne lui plaît davantage que de faire partager l’émotion esthétique qu’il éprouve pour une mosquée ou les ruelles d’une médina à un chef d’entreprise occidental, industriel ou banquier, invité par ses soins au Maroc. De réconcilier le passé avec l’avenir, comme il s’y est employé en se faisant l’artisan du retour d’Abraham Serfaty dans son pays. Ou de mobiliser derrière Jacques Chirac, comme ce fut le cas lors de l’élection présidentielle de 2001, les sujets de sa Majesté ayant acquis la nationalité française dans l’Hexagone pour un « sursaut républicain » paradoxal mais salutaire !
Omniprésent, que ce soit pour arracher un visa au profit d’un compatriote anonyme ou pour ouvrir jusqu’aux portes du Palais royal à de futurs investisseurs, Mehdi Qotbi en irrite plus d’un, sur l’une ou l’autre rive de la Méditerranée. Il y a cinq ans, on aurait pu croire qu’un destin contraire avait réussi à l’abattre : la quasi-totalité de son oeuvre, rassemblée à Lyon pour une exposition organisée dans le cadre de l’Année du Maroc, avait été réduite en cendres par un incendie, dont on espère qu’il fut accidentel. Choqué, Qotbi ne s’en est pas moins, aussitôt, remis au travail, sauvant ce qui pouvait l’être, reconstituant des toiles dont les blessures apparentes donnent encore davantage de force aux mythologies qu’elles véhiculent. Aujourd’hui, il est prêt : la galerie Delacroix de l’Institut français de Tanger accueille, du 25 juin au 5 septembre, le fruit d’une passion intacte. L’exposition se poursuivra au début du mois d’octobre à l’Espace Actua de Casablanca.
Pour ceux qui n’auront pas la chance d’aller admirer les oeuvres de Qotbi sur les cimaises, les éditions Somogy ont publié un magnifique catalogue. Il est préfacé par un ami de l’artiste, lui-même poète et écrivain, qui dit en quelques lignes son émerveillement devant cette « peinture vertigineuse, livrée sans frein à la saturation de l’espace, mais qui laisse pourtant au regard le goût de sel de la liberté ». Le miracle s’est donc à nouveau produit : le pinceau croise la plume. Et l’art, la politique, puisque ce préfacier n’est autre que Dominique de Villepin, le ministre français de l’Intérieur…

L’exposition Mehdi Qotbi. Le Voyage de l’écriture est présentée du 25 juin au 5 septembre 2004 à la Galerie Delacroix de l’Institut français du Nord, à Tanger, puis d’octobre à décembre 2004 à l’Espace d’art Actua d’Attijariwafa Bank, à Casablanca.

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